LE MARCHE, C'EST LE VOL ?
La chronique des livres. Dans « Marchés de dupes » (1), les prix Nobel d'économie Robert Shiller et George Akerlof montrent, exemples à l'appui, que la logique à l'oeuvre dans les marchés, loin d'être efficiente, relève d'abord d'une « économie du mensonge et de la manipulation ». Une thèse qui s'explique par le fait que nous, consommateurs, loin d'être rationnels, aimons nous raconter des histoires, que le marché exploite sans vergogne au nom de la recherche du profit et à notre détriment. Ce sont deux prix Nobel d'économie qui le disent : la vertu du commerce relève d'une jolie fable. Robert Shiller (dont on peut lire chaque mois une chronique publiée dans la Tribune) et George Akerlof accumulent dans leur ouvrage « Marché de dupes » (1) une impressionnante liste d'exemples bien étayés (50 pages de notes sur les quelque 300 que compte le livre) montrant la façon dont les entreprises - quelque soit le secteur - abusent les consommateurs pour les pousser quotidiennement à l'achat : abonnements trop chers, médicaments inutiles, voire mortels (le cas du Vioxx, l'anti-inflammatoire de Merck, est emblématique), produits ou services qui n'ont rien de nouveaux, crédits bancaires abusifs, usage répandu des cartes de crédits... Sans compter les produits structurés financiers liés aux subprimes qui ont provoqué la crise financière mondiale à partir de 2007. Tout est organisé pour pousser à la consommation, quitte à tricher. Cette « économie du mensonge et de la manipulation » pourrait se révéler banale pour l'acheteur méfiant. Mais nos deux prix Nobel visent d'abord à remettre en cause une macro-économie dont les théories basées sur les grands agrégats ne nous disent pas grand chose sur la réalité microéconomique bien plus complexe.
ADMIRATEURS DU LIBRE MARCHÉ, MAIS LUCIDES
Ils ne partagent pas la vision du marché de l'économie « mainstream ». Celle qui, depuis Adam Smith, pose comme principe le mouvement naturel des marchés à revenir à l'équilibre parce que les producteurs concourent à répondre à la demande des consommateurs en fonction de ce que ces derniers sont prêts à payer. Et, même en cas de situation où l'offre ne répond pas à une demande, il y aura toujours un entrepreneur qui va repérer tôt ou tard cette « anomalie » qu'il perçoit comme une opportunité de profit, et qu'il s'empressera d'exploiter à son avantage. Il participera ainsi sans le savoir, obnubilé qu'il est par son propre intérêt, à ce retour à l'équilibre du marché optimal, comme si une « main invisible » agissait pour le bien de tous. Cette vision, qui s'est renforcée en mettant en équations mathématiques ces mouvements et leurs « lois », se veut scientifique, scientiste, diront certains critiques. Pour autant, Robert Shiller et George Akerlof ne remettent pas en cause cette institution humaine qu'est le marché. « Qu'on ne s'y trompe pas : nous admirons le système du libre marché ; nous espérons simplement aider les gens à mieux y trouver leur place. Or le système économique est pavé de mensonges et il n'est plus possible de l'ignorer », avertissent-ils. C'est donc à un changement radical de perspective auquel nous invitent Shiller et Akerlof. Loin d'être un accident marginal, le « marché de dupes » se trouverait au contraire en son centre même.
MODIFIER L'HISTOIRE POUR INFLUENCER LES INDIVIDUS
Pour l'expliquer, les auteurs se fondent sur une science en plein essor, l'économie corportementale, qui résulte des progrès de la psychologie et des neurosciences où les émotions et les biais sont pris en compte. Pour la macro-économie « mainstrean », nous sommes des « homo economicus » qui faisons des choix rationnels pour améliorer notre bien-être. Pour nos deux prix Nobel, il faut au contraire faire « la différence entre ce que les individus veulent vraiment (ce qui est bon pour eux) et ce qu'ils croient vouloir (ce qui est bon pour le singe perché sur leur épaule - le singe représente les « esprit animaux » que Shiller avait analysés dans un précédent ouvrage). En réalité, le fondement du marché réside dans « des histoires que les gens se racontent à euxmêmes » , une considération qui « rend tout à fait naturelle l'idée que ces histoires sont faciles à manipuler. Il suffit de changer l'attention des individus pour changer les décisions qu'ils prennent » , affirment les auteurs. Le marketing, un des secteurs qui, dans les entreprises, captent une bonne part des investissements, ne fait que cela : « changer l'attention des individus ». On en trouvera des exemples, 25 exactement, expliqués sous forme didactique, dans le petit livre que vient de publier Nicolas Guéguen, professeur de psychologie sociale. Dans « Victimes du marketing ? » (2), il répond à des questions comme « Pourquoi acheter un produit en promotion vous donne-t-il l'impression d'être plus intelligent ?» ou encore « Pourquoi est-il si difficile de dire « non » une fois qu'on a déjà dit « oui » ? ». La lecture en est très instructive.