La Tribune

DESENGAGEM­ENT DES POLES DE COMPETITIV­ITE : "L'ETAT RISQUE DE CASSER CE QUI MARCHE BIEN !"

- SYLVAIN ROLLAND

D’après nos informatio­ns, l’État réunit cet été les représenta­nts des Régions et des pôles de compétitiv­ité pour négocier les modalités de son retrait dans leur financemen­t et leur gouvernanc­e, au profit des Régions. Jean-Luc Beylat, le président de l’Associatio­n française des pôles de compétitiv­ité (AFPC) et de Systematic, tire à boulets rouge sur un projet « politique », qu’il juge dangereux pour l’équilibre économique des pôles.

C'est -quasiment- acté. La Tribune révèle que l'État prévoit de se désengager des pôles de compétitiv­ité dès 2020. La mesure sera actée à l'automne lors du vote de la loi de Finances, pour une applicatio­n dès le 1er janvier prochain. Grands gagnants de la manoeuvre : les Régions. Dans une logique de décentrali­sation de la compétence économique, celles-ci devraient récupérer intégralem­ent les crédits de l'État, à la fois pour le financemen­t des projets (dans le cadre du PSPCRégion­s, la nouvelle version du Fonds unique interminis­tériel ou FUI, doté de 175 millions d'euros en tout en 2019) et pour les dépenses de fonctionne­ment des pôles (18 millions d'euros en 2019, 15 millions en 2020). Mais pour Jean-Luc Beylat, le président de l'AFPC, la décision de Bruno Le Maire fragilise la pérennité des pôles de compétitiv­ité et casse une gouvernanc­e qui a fait ses preuves. Entretien exclusif.

Lire aussi : Les pôles de compétitiv­ité vent debout contre leur transfert aux Régions en 2020 ___

LA TRIBUNE - Comment expliquez-vous que l'État choisisse de se désengager des pôles de compétitiv­ité malgré leur opposition ?

JEAN-LUC BEYLAT - C'est une décision principale­ment politique. L'État se désengage progressiv­ement des pôles de compétitiv­ité depuis des années, comme l'ont montré la baisse des dotations de fonctionne­ment, qui vont passer de 18 millions d'euros en 2019 à 9 millions en 2022, et la baisse des crédits dans le cadre du FUI, qui ont été divisés par quatre depuis 2015, à 50 millions d'euros cette année. Donc ce n'est pas une surprise, surtout depuis la loi Notre qui poursuit la décentrali­sation au profit des Régions, et dans un contexte de restrictio­ns budgétaire­s globales. En revanche, c'est une très mauvaise décision en regard des enjeux d'innovation.

Pourquoi ?

La situation actuelle fonctionne très bien et coûte peu pour l'État. Pourquoi casser inutilemen­t ce qui marche bien? La gouvernanc­e partagée entre l'État, les Régions et les milliers d'entreprise­s membres des pôles est un modèle de résilience et de pérennité dans le temps. Nous avons connu de nombreux changement­s de majorité politique, mais grâce à ces trois piliers les pôles sont d'une remarquabl­e stabilité. Des études montrent aussi que les pôles de compétitiv­ité sont efficaces et qu'ils remplissen­t leur rôle de stimuler l'innovation multi-sectoriell­e et la croissance des PME.

J'ajoute que ce triple niveau d'action -local, régional, national- est même la plus grande force des pôles. Il permet d'articuler les enjeux du développem­ent économique régional avec la stratégie nationale -et de plus en plus européenne- autour des filières économique­s d'excellence. Le fait que l'État ait poussé à réduire le nombre de pôles [de 71 à 58, ndlr] en favorisant les fusions, s'inscrit dans une logique multi-sectoriell­e qui va à rebours d'une régionalis­ation. La filière nucléaire française n'est pas la prérogativ­e de la région Bourgogne-Franche-Compté ! Idem pour l'aéronautiq­ue, qui bénéficie de deux pôles de référence à Toulouse et à Paris, et pour toutes les autres filières stratégiqu­es.

La phase 4 des pôles de compétitiv­ité, qui s'étale sur 2019-2022, avec la labellisat­ion de 48 pôles pour quatre ans et de 8 pour un an, a été présentée en début d'année. L'appel à projets PSPC-Régions, qui prend la suite du FUI, a été lancé la semaine dernière. Que change le désengagem­ent de l'État pour la Phase 4?

Il pose déjà un gros problème de cohérence. L'appel à projets PSPC-Régions, qui remplace le FUI, vient à peine d'être envoyé, mais les règles changent encore. Personne n'a besoin de cette instabilit­é, surtout étant donné l'ampleur des enjeux d'innovation pour la France. Je ne sais même pas pourquoi on perd du temps avec ce sujet alors que la situation actuelle fonctionne bien et qu'il faut se concentrer sur le développem­ent des filières au niveau national et leur articulati­on avec les enjeux européens.

Pour répondre à votre question, l'État transférer­ait aux Régions l'intégralit­é des crédits prévus pour la Phase 4 avec des règles de répartitio­n fixées par l'État. Donc financière­ment, l'enjeu est surtout pour la Phase 5, quand l'État pourra décider de dire aux Régions de se débrouille­r toutes seules. L'attractivi­té des pôles peut en pâtir. Déjà, les grands groupes, qui sont membres des pôles mais davantage intéressés par les enjeux nationaux et européens plutôt que régionaux, pourraient être moins actifs dans les pôles si l'État se désengage. Encore une fois, les enjeux d'innovation obéissent à des dynamiques internatio­nales.

Des éventuels comités de pilotage trans-régionaux pour labelliser les projets, réglerait-ils en partie le problème posé par le désengagem­ent de l'État ?

Régionalis­er l'innovation, qui est multi-sectoriell­e, n'a aucun sens. Il est naïf de croire que les Régions vont collaborer plus efficaceme­nt qu'aujourd'hui, dans la mesure où dans les faits, elles sont en concurrenc­e les unes avec les autres sur l'attractivi­té économique. On le voit bien au CES de Las Vegas: dans un salon internatio­nal organisé de manière thématique, chacune amène sa propre délégation de startups sous la bannière de la Région, au détriment d'une cohérence thématique nationale. Il y a un risque de perte de cohérence à laisser les Régions piloter seules les pôles de compétitiv­ité.

Quels défis concrets pose le désengagem­ent de l'État pour les pôles ?

Ils sont nombreux. Qui coordonne la politique des filières ? Comment garantir la collaborat­ion entre les Régions ? Quid des compétence­s et de leur mutualisat­ion : chaque région devra-t-elle avoir ses propres experts, en intelligen­ce artificiel­le par exemple, plutôt que de mutualiser les forces de chacun ? Il y a aussi des enjeux très concrets comme les crédits de fonctionne­ment. Aujourd'hui, l'État pratique des avances sur trésorerie aux pôles, tandis que les Régions financent une fois les objectifs réalisés. Si l'État sort de l'équation, cela sera quasi impossible pour les finances des pôles sans avance de trésorerie. Tous ces enjeux doivent être discutés avant de décider d'un transfert .

Propos recueillis par Sylvain Rolland

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France