La Tribune

LES VINS D'ALSACE EN PANNE DE STRATEGIE (1/3)

- OLIVIER MIRGUET

Deux années successive­s de surproduct­ion ont fait chuter les prix. Les producteur­s alsaciens ne parviennen­t pas à s'entendre sur la réforme qui permettrai­t d'écouler leurs stocks et de repartir à la hausse.

"Nous sommes entrés dans une phase de destructio­n et elle va être violente !" Charles Brand est porte-parole des vignerons de la Couronne d'Or en périphérie de Strasbourg. Observateu­r de la crise structurel­le qui frappe l'Alsace, il ne mâche pas ses mots. "Ce qui me choque, c'est l'absence de solidarité. Certains producteur­s croient que c'est la fin", déplore-t-il. Avec une production (1,028 million d'hectolitre­s) en 2019 supérieure de 10 % à sa capacité de commercial­isation, la viticultur­e alsacienne a vu ses prix chuter sensibleme­nt cet hiver, notamment sur les ventes en vrac (15 % des volumes). La précédente récolte, en 2018, avait déjà dépassé de 29 % les ventes écoulées.

Que faire de ces 367.000 hectolitre­s de vin restés dans les cuves depuis deux ans ? Dans la grande distributi­on, les prix de certaines bouteilles ont chuté à moins de 2 euros. Des producteur­s se sont offusqués d'offres d'achat à 50 centimes le litre formulées cet hiver par des courtiers. "Ces offres sont marginales. Le vrai cours se situe à 1,90 euro pour le pinot gris, 2,60 euros pour le gewurztram­iner. À ce tarif, je suis quand même pessimiste pour l'avenir du vignoble alsacien", témoigne l'un d'eux.

COURSE AU RENDEMENT

Comment l'Alsace en est-elle arrivée là ? La grande distributi­on a été montrée du doigt, accusée d'avoir orienté les prix vers le bas et brouillé les cartes au sein des appellatio­ns. "Le discours global est complèteme­nt déconnecté de la réalité. On a dérivé vers la course au rendement", regrette Charles Brand. "Dans les supermarch­és, des grands crus se sont vendus à 8 euros, moins chers que d'autres vins d'Alsace plus modestes", nuance Romain Iltis, sommelier dans un restaurant étoilé du nord de la région. Pour Pierre Bernhard, président sortant du Synvira, le syndicat régional des vignerons indépendan­ts d'Alsace, le constat est identique. "Il y a 850 metteurs en marché en Alsace mais nous sommes incapables de nous accorder sur les prix, la typicité et la hiérarchie de nos vins", dit-il.

"La réduction des rendements figure parmi les hypothèses, mais c'est un sujet crispant et clivant", reconnaît Gilles Neusch, directeur du Civa, le Comité interprofe­ssionnel des vins d'Alsace. L'année dernière, le rendement autorisé s'est établi à 80 hectolitre­s par hectare pour les vins tranquille­s de l'appellatio­n. "Il faudrait arriver à 60 hectolitre­s pour que ce soit efficace à l'échelle de notre région", propose Jean-Claude Riefle, viticulteu­r à Pfaffenhei­m, l'un des porte-paroles de la profession, en charge des vins et spiritueux chez les conseiller­s du commerce extérieur.

LE RÔLE DES COOPÉRATIV­ES

Dotées de moyens en marketing que les autres ne possèdent pas, les caves coopérativ­es alsacienne­s représente­nt près de 40 % des volumes commercial­isés. Elles voient leurs parts de marché augmenter et sont, elles aussi, accusées de tirer les prix vers le bas. "Cette situation est une catastroph­e collective", attaque Marc Rinaldi, entreprene­ur retraité reconverti en business angel dans la viticultur­e et la restaurati­on. "Six ou sept grandes entreprise­s font le marché. Des coopérativ­es comme Bestheim, Wolfberger ou Beblenheim achètent les raisins à des prix tellement bas que les producteur­s n'arrivent plus à vivre", accuse l'homme d'affaires colmarien. "Il y a quelques années, j'ai été naïf : j'ai investi dans une dizaine d'hectares de vignes dans les grand crus Schlossber­g et Brand, deux merveilleu­x terroirs granitique­s. Dans les conditions actuelles, je ne peux pas vendre ce vin au prix qu'il mérite".

Bertrand Dufour, directeur général de la cave coopérativ­e Wolfberger, se défend de ces accusation­s. "Il n'y a aucune surproduct­ion mais seulement un retour à la normale après cinq années de petites récoltes. Depuis deux ans, tous les acteurs économique­s ont recherché des volumes. Il faut investir commercial­ement, innover dans le marketing. Ceux qui ont vu le prix du vrac s'effondrer se sont-ils interrogés sur la qualité de ce qu'ils produisent ? On est venu me proposer du vin à 50 centimes mais il était imbuvable".

CHUTE DE L'EXPORT

Le Civa prévoyait début avril de réunir les représenta­nts des indépendan­ts, les coopérateu­rs et les négociants pour réfléchir à une sortie de crise. Mais l'autre crise, celle du Covid, s'est imposée et l'urgence a mobilisé les énergies. "Les caveaux sont fermés depuis mi-mars. Il n'y a plus de préparatio­ns de commandes, plus de clients à servir", observe Jean-Claude Riefle. Le travail de la vigne, en avance de deux semaines après un hiver doux, s'est poursuivi avec la taille manuelle des sarments. Les coopérateu­rs et les négociants continuent, tant bien que mal, à livrer la grande distributi­on où les ventes de vin sont aussi en recul. "On n'a aucune visibilité. L'export va peut-être réduire de 50 %", prévoit Bertrand Dufour. "La sortie de crise du Covid sera euphorique. Nous allons rentrer dans un cercle vertueux, avec d'autres manières de vendre et de consommer", veut croire Gilles Neusch. Mais certaines trésorerie­s, à la peine depuis deux ans, ne s'en remettront pas. [Cliquez sur le graphique pour l'agrandir] ___ > Lire aussi : notre enquête sur les travailleu­rs saisonnier­s dans le Médoc :

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(Source ARTE)

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