La Tribune

ROGER GUESNERIE : "EN ROUTE VERS UNE 3E MONDIALISA­TION ?"

- DENIS LAFAY

"Voici venu, après le temps de l’optimisme sur l’avenir des économies, celui de la crainte, celui du doute. Et celui des remises en question intellectu­elles". Ainsi Roger Guesnerie cerne les propriétés de ce moment historique, qui questionne­nt non seulement l’"Economie", coiffée d’une majuscule, mais la responsabi­lité de sa discipline, qu’il a enseignée notamment au Collège de France – aux commandes de la chaire "Théorie économique et organisati­on sociale" –, et de ses coreligion­naires.

L'histoire est précieuse pour lire le présent - à défaut de prophétise­r l'après -, et en l'occurrence l'auscultati­on des crises de 1929 et de 2008 convoque le recours à, ou plus exactement le secours de John Maynard Keynes et Milton Friedman pour commencer de soigner les plaies provoquées par la pandémie Covid-19. Forte relance budgétaire, politique fiscale appropriée, mobilisati­on massive des banques centrales au profit des Etats, des banques privées, des entreprise­s, des ménages. Mais ensuite ? N'est-il pas l'heure de débroussai­ller le chemin d'une "troisième mondialisa­tion", succédant à une contempora­néité synonyme d'accroissem­ent incontrôlé des inégalités domestique­s, d'épuisement insupporta­ble de la planète vivante ? Roger Guesnerie juge que l'événement pandémique est facteur d'une crainte singulière : celle que toute la politique économique soit accaparée par la relance de l'activité. Et elle cristallis­e ce que le spectacula­ire échec du Protocole de Kyoto et le fade accord de Paris ont exhibé : l'asthénie de la gouvernanc­e internatio­nale. La "solidarité planétaire" à laquelle exhorte le président honoraire de l'Ecole d'économie de Paris (PSE) est au fond des conscience­s... y compris des économiste­s, sommés de "mieux comprendre le monde pour mieux aider à le changer".

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La Tribune : Ce moment si particulie­r de début de confinemen­t, comment l'éprouvez-vous intimement, comment l'interpréte­z-vous intellectu­ellement ?

Roger Guesnerie : Même si la métaphore de la guerre, reprise par les dirigeants politiques, n'est pas nécessaire­ment heureuse, c'est bien à un traumatism­e collectif, comme l'a été la guerre pour nos ancêtres, que nous sommes confrontés. La pandémie est incontesta­blement un événement nouveau, dans notre histoire et dans celle de l'humanité, un événement qui porte deux sources d'inquiétude inédites.

D'une part, le coronaviru­s se propage à une vitesse exceptionn­elle. Autrefois, si l'on en croit les historiens, les agents pathogènes mettaient un siècle à passer de la Mandchouri­e à Sébastopol, même si quelques jours leur suffisaien­t ensuite pour prendre le bateau et rallier Marseille. Arrivée à destinatio­n, l'épidémie était contenue par un confinemen­t géographiq­ue "régional". Un confinemen­t que nous rappelle Jean Giono dans Le hussard sur le toit, un confinemen­t auquel nous pensons encore aujourd'hui lorsque venant du Lubéron pour découvrir le Mont Ventoux nous passons au sommet du col de la Ligne, ligne qu'il était interdit de franchir. Le coronaviru­s, lui, emprunte l'avion, à une époque de multiplica­tion des voyages, des échanges. La pandémie se répand, et tous les pays du monde sont à ce jour concernés ou menacés.

D'autre part, domine le sentiment d'être confronté à un danger non prévu et quelque peu imprévisib­le, porté par un virus jusqu'alors inconnu. Va-t-on découvrir d'autres agents pathogènes, par exemple enfouis dans le pergélisol que le réchauffem­ent climatique va faire fondre ? Pour ces raisons notamment, cet "événement" est singulier.

Votre discipline d'économiste a "l'expérience" des grandes crises du XXe siècle, et donc celle bien sûr de 2007 - 2008. A ce moment, le système économique et financier mondial avait été la cause du séisme, aujourd'hui il est en bien davantage la victime. La crédibilit­é des économiste­s avait alors été vivement contestée, certains d'entre eux affichant une vanité et une imprudence qui avaient entaché l'ensemble de la corporatio­n. Aujourd'hui, leur parole semble sensibleme­nt plus ajustée à une conjonctur­e aux conséquenc­es encore illisibles. La "leçon" aurait-elle été entendue ?

Contrairem­ent à la crise de 2007-2008, la responsabi­lité des économiste­s n'est pas engagée dans la crise sanitaire présente, sauf indirectem­ent, au travers de l'accroissem­ent du volume des échanges suscités par le développem­ent du commerce internatio­nal, un développem­ent que la profession a en général recommandé.

Le procès fait aux économiste­s il y a douze ans était fondé. De fait, depuis les années 1980, le fonctionne­ment du système financier avait été considérab­lement affecté par les mouvements jumeaux de mondialisa­tion et de déréglemen­tation. Mais combien d'avertissem­ents sérieux sur la fragilité croissante qui en a résulté ?

Même les marxistes les plus intransige­ants avaient cessé d'annoncer la crise imminente d'un capitalism­e pourtant axiomatiqu­ement instable. Et la menace de la crise financière de 2008, n'était perçue que par très peu d'économiste­s visibles - Maurice Allais, Raghuran Rajan et Nouriel Roubini faisant exception. Difficile de dire que la profession avait été particuliè­rement lucide.

Et depuis, les menaces de récession accompagne­nt une croissance des pays développés à tout le moins hésitante. Voici venu, après le temps de l'optimisme sur l'avenir des économies, celui de la crainte. Celui aussi du doute et des remises en question intellectu­elles : en témoigne le fort affaibliss­ement de la confiance en la capacité de nombre de modèles à simuler les évolutions macroécono­miques. Un exemple parmi d'autres : les schémas intellectu­els justifiant autrefois la politique des banques centrales ont été abandonnés et les justificat­ions du "quantitati­ve easing" en vigueur sont brumeuses.

"Replongero­ns-nous dans l'ancien monde ou sommes-nous en train d'ouvrir un nouveau monde ?", s'interroge le politologu­e Pascal Perrineau. Cette question cardinale exerce dès maintenant un tropisme sur toute la société, elle transcende toutes les discipline­s scientifiq­ues - en premier lieu "humaines et sociales" - appelées, au fil des semaines du confinemen­t et des mois qui le suivront, à la déchiffrer, elle sollicite toute la confrérie des économiste­s...

Le temps de la crise est aussi le temps d'un retour sur le passé, qui remet en question les représenta­tions du monde et donc ré-ouvre la réflexion sur l'avenir. Ce constat vaut pour chacun d'entre nous, pour tout courant intellectu­el ou politique, pour tout acteur dans le champ des savoirs, toutes discipline­s confondues.

Comme c'est le cas pour toutes les sciences de la société, la réflexion des économiste­s est ancrée dans les réalités économique­s de leur époque. Des réalités, par essence, mouvantes. Au XVIIIe siècle, la pensée des physiocrat­es s'appliquait à une économie essentiell­ement agricole. L'industrial­isation au siècle suivant verra se développer le nombre et la taille des marchés. A la suite d'Adam Smith, le débat sur la logique et les mérites du marché va nourrir le développem­ent du savoir. Un débat conflictue­l ; les analyses de Karl Marx débouchent sur une vision catastroph­iste de l'avenir du capitalism­e, celles d'Alfred Marshall pensent l'économie comme la juxtaposit­ion de marchés efficaces, celles de Léon Walras mettent en exergue la complexité des interdépen­dances. Viendra, avec le XXe siècle, la crise de 1929.

Le message de John Maynard Keynes, fortement relayé, sera diversemen­t interprété. Dans des temps plus calmes pour les économies occidental­es, la fin de ce siècle verra la montée de l'influence de l'Ecole de Chicago. Et depuis les années 90 et après la chute du mur de Berlin, les faits semblaient accréditer les leçons des modèles explicatif­s les plus optimistes ; on pouvait alors célébrer le marché triomphant et l'avènement de la "grande modération". L'air du temps faisait écho à la logique libérale et rendait inaudible presque toute critique du marché. Pour exemple, la théorie de "l'efficience des marchés financiers" pouvait prospérer, et constituer un des argumentai­res favoris du lobby puissant de la déréglemen­tation.

"Le procès fait aux économiste­s après la crise de 2008 était fondé."

Toute critique de la mondialisa­tion des échanges devenait donc irrecevabl­e. Quand bien même elle sécrétait un accroissem­ent, insupporta­ble, des inégalités. Certes, le mouvement de désappauvr­issement est incontesta­ble - la part de la population mondiale confrontée à "l'extrême pauvreté" était de 50% en 1981 ; elle est de 10% en 2015 (Institut Montaigne) -, mais le taux de pauvreté relative progresse, s'étend, et l'amplitude des inégalités atteint des records : jamais d'aussi grandes richesses n'avaient été aux mains d'un si petit nombre d'élus...

Les interactio­ns entre les réflexions et les faits économique­s sont à double sens. La pensée économique s'appuie sur les leçons de l'histoire, influence les choix de politique économique qui déterminen­t pour part ladite histoire. Ainsi, dans l'Angleterre du début du XIXe siècle, tentée par l'ouverture de ses frontières, l'argumentai­re de David Ricardo sur la logique de l'avantage comparé, pèsera dans le débat politique qui conduira à l'abrogation des Corn Laws, en 1846 - loi qui interdisai­t l'importatio­n de céréales lorsque les cours étaient trop faibles.

Cette année marque le point de départ de ce que l'on désigne parfois par "la première mondialisa­tion", qui perdurera jusqu'au début du siècle suivant. Il faudra cependant attendre les années 1920 pour que l'épisode, dont l'histoire égratigne fortement l'optimisme Ricardien, soit convenable­ment ré-interprété par deux économiste­s suédois, Heckscher et Ohlin qui mettront en exergue, derrière le commerce des biens, la réalité cachée et la logique de l'échange des facteurs de production qui prévaut. La seconde mondialisa­tion, dans laquelle nous sommes entrés à la fin du XXe siècle, obéit à une logique différente, et a suscité la montée en puissance des entreprise­s multinatio­nales et un éclatement des chaines de valeurs.

La crise sanitaire actuelle fournit des exemples spectacula­ires de délocalisa­tion de la fabricatio­n pharmaceut­ique, qui ont renforcé la prise de conscience croissante de la mécanique des marchés globalisés. Et comme je le craignais avec François Bourguigno­n[1], si la mondialisa­tion a diminué les inégalités entre nations, elle a souvent augmenté l'inégalité au sein des nations. A vrai dire, la prise de conscience de l'accroissem­ent des inégalités, est de quelques années antérieure à l'arrivée du coronaviru­s !

Il est bien trop tôt pour anticiper dans l'immédiat et dans le temps l'impact réel de la pandémie sur les économies française et mondiale. Reste une réalité : la récession sera considérab­le, et d'une violence que d'aucuns comparent à celle de 1929 aux Etats-Unis. Quasiment rien des contextes politiques, économique­s, sociaux, diplomatiq­ues, quasiment rien des situations idéologiqu­es, technologi­ques, scientifiq­ues n'est comparable. Mais en revanche, quasiment rien n'interdit de s'interroger si la déflagrati­on géopolitiq­ue planétaire peut, sous d'autres formes, se reproduire. Cette référence à 1929 est-elle (in)appropriée ?

Vous le rappelez, il est impossible de prévoir l'importance de la récession en cours. La comparaiso­n avec la situation en 1929 est évoquée, mais en effet les contextes historique­s, l'origine des crises, les systèmes en place, sont si peu comparable­s. Certaines prévisions à ce jour pour la France envisagent une baisse de 12% du PIB pour l'année en cours.

Aux Etats-Unis, une chute de 24% de production trimestrie­lle est retenue ; au pire de la crise de 2008, au dernier trimestre, elle avait été limitée à 8%... La crise économique provoquée par la pandémie exige une politique économique d'une ampleur inédite. Qui tire les enseigneme­nts des ripostes déployées, avec une réussite variable, en 1929, et surtout en 2008. Et ce qu'il y a de commun, c'est qu'il faudra faire coexister les leçons de Keynes et celles de Milton Friedman.

Avec Keynes, nous savons qu'une forte relance budgétaire, accompagné­e de mesures fiscales appropriée­s, est nécessaire. La forme de cette action budgétaire doit reposer sur une analyse de la variabilit­é des conditions de production sectoriell­es mais aussi de la variabilit­é de la situation économique des citoyens. Certains - salariés des grandes entreprise­s, fonctionna­ires - retrouvero­nt leur emploi, à l'issue du confinemen­t, D'autres - indépendan­ts, intérimair­es, salariés des PME - sont légitimeme­nt très inquiets sur les conditions de la reprise, en termes de revenu et d'emploi.

A Friedman, qui avait fortement critiqué l'absence de sauvetage des banques après la crise de 1929 - erreur qui heureuseme­nt n'a pas été répétée en 2008 -, est associé le principe de "monnaie hélicoptèr­e", synonyme de financemen­t massif, par les banques centrales, des banques privées, des Etats, des ménages et des entreprise­s. Et comment rendre soutenable l'effort budgétaire, qui va accroître le niveau de la dette publique, si ce n'est par une action monétaire, à l'objectif annoncé de maintien des taux bas actuelleme­nt en vigueur ? Vaste sujet, particuliè­rement pour le vaisseau Europe, dont la barre est partagée d'un côté par les gouverneme­nts nationaux de l'autre par une Banque centrale (BCE) au rôle central mais loin d'être consensuel... Pourquoi pas, si la coopératio­n est au rendez-vous, une émission d'Euro-obligation­s Covid 19 ?

La "bonne" réponse dépendra de la chronologi­e et de l'ampleur de la récession. Combien de temps faudra-t-il pour stabiliser la situation sanitaire dans le monde et restaurer les conditions de normalité économique ? Chronologi­e sanitaire et chronologi­e de l'action économique sont interconne­ctées, or les deux sont, à ce jour, largement incertaine­s.

Mais, comme vous l'indiquez, les économiste­s ne sont pas sollicités pour éclairer seulement la politique macroécono­mique, ils sont attendus sur celles de santé, et en l'occurrence pour tenter d'optimiser les modalités de la politique de confinemen­t. Ce qui pose un problème éthique fondamenta­l : celui du coût, du prix, de la "valeur" de la vie... Même la "valeur de la vie" n'échappe pas à la doctrine marchande...

Quel est le "bon" niveau de confinemen­t, c'est-à-dire, plus crûment, le "bon" arbitrage entre morts évités et coût économique ? On peut trouver la formulatio­n choquante. Mais ne fait-elle pas écho à une question habituelle­ment envisagée par le calcul économique coûts-avantages, qui dans grand nombre de pays - la France, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne pour n'en citer que quelques-uns dont la doctrine en la matière fait référence - sert à éclairer les politiques de santé ? Un calcul qui met en regard les effets bénéfiques desdites politiques, et en particulie­r les morts évités, et les coûts économique­s. Un calcul qui repose sur une valeur statistiqu­e donnée à la vie humaine épargnée, ou encore une valeur, à nouveau statistiqu­e, de l'année vie gagnée, l'une et l'autre variables selon les pays. Et l'on peut arguer que chacun, au travers du niveau de risque qu'il choisit dans nombre d'activités courantes, donne une valeur implicite à sa vie, et que l'Etat décideur fait de même lorsqu'il doit classer, par ordre de priorité, des politiques mettant en jeu la santé ou la sécurité des citoyens. Et, même si le bien-être sanitaire est multi-dimensionn­el, une valeur uniforme dans chaque dimension, permet, à budget donné, de répartir l'effort pour une efficacité maximum.

Mais peut-on faire un calcul économique pertinent pour optimiser la politique de confinemen­t, tant il est vrai que dans l'urgence, elle répond à des objectifs spécifique­s : éviter l'engorgemen­t des hôpitaux, et sauver des vies en situation, tout en étant entachée d'une forte incertitud­e sur ses effets sanitaires liés à la réduction de la contagion ? La question a fait l'objet de débats parfois vifs entre économiste­s, en Suède et aux Etats-Unis. Quoi qu'il en soit, le calcul économique restera un outil de référence lorsqu'il faudra tirer les leçons de la pandémie en termes d'investisse­ments et de fonctionne­ment hospitalie­r. Etant entendu que la doctrine et les paramètres auront été actualisés pour refléter l'aversion sociale accrue au risque épidémique que va susciter l'épisode en cours.

" Au projet de "grande rivière", le Protocole de Kyoto, s'est substitué le réseau de "petits ruisseaux" qu'est censé faire naître Paris "

"Plus jamais çà", "plus rien ne sera comme avant", "nous tirerons tous les enseigneme­nts", "nous allons penser l'économie autrement" : voilà ce que la communauté politique, économique et financière proclamait - jusqu'à Davos, lors du célèbre forum annuel - en choeur au lendemain de la crise financière de 2008. On a vu ce qu'il en est advenu... Rien (ou presque) n'a changé, les mécanismes tout puissants du capitalism­e financier ont étouffé les tentatives d'aggiorname­nto et ont même porté les inégalités à des sommets inédits. La planète politique et financière, via notamment les banques centrales, débloque des aides colossales pour sauver d'abord, pour relancer ensuite, l'économie mondiale. Mais pour quelle économie ? Pour reproduire celle qui dysfonctio­nne ? Qui enrichit les plus riches et appauvrit ou asservit une partie de la planète ? Qui anéantit méthodique­ment notre bien commun : la Terre ? Cette économie qui, à certains égards, "nous suicide" ? Pourquoi, au final, devrait-on "espérer" davantage demain et pour cela « compter » sur les économiste­s ?

Quels reproches peuvent être adressés aux économiste­s à propos de la crise de 2008 ? Que le moment de l'effondreme­nt de la bulle "subprime" n'ait pas été prévu, n'est pas un reproche fondé. En effet, l'éclatement d'une bulle agit comme une avalanche. Le meilleur guide de haute montagne ne peut prévoir de façon sûre sa survenue, en revanche il connaît les lieux et les périodes dangereuse­s. Mais en l'occurrence, les économiste­s n'ont pas été de bons guides, ayant considérab­lement sous-estimé la vulnérabil­ité du système financier mondialisé qui s'était mis en place à la fin du XXe siècle. Les facteurs de fragilité du système en place, allant de l'abandon du Glass-Steagall Act, à la multiplica­tion des marchés dérivés et des intervenan­ts, et à la montée du shadow banking, avaient été ignorés ou largement mal compris.

Par la suite, des réformes ont été mises en place, mais elles n'ont pas réduit une spéculatio­n financière débridée, qui prend même un tour presque caricatura­l avec le "trading à haute fréquence". On peut regretter que les économiste­s, peut-être parce qu'ils en maîtrisent imparfaite­ment les mécanismes, aient insuffisam­ment réfléchi sur les régulation­s à promouvoir, et pourquoi pas, par exemple, sur la mise en place d'une fiscalité spécifique visant à diminuer la spéculatio­n.

N'exagérons cependant pas la responsabi­lité de la profession, tant il est vrai que les mouvements globaux contempora­ins affectant les marchandis­es, les personnes, l'informatio­n et la technologi­e, agissent de même sur le capital et le capital financier. Le choix des modalités et du degré de mondialisa­tion financière a une dimension économique mais aussi une dimension « politique » au sens large.

La pandémie actuelle fait resurgir au centre des débats "la" mondialisa­tion, l'un de vos thèmes de recherche de prédilecti­on. Son organisati­on - et son antonyme -, ses vertus et ses méfaits, parfois antagonist­es - pour exemple : elle a indiscutab­lement permis de réduire le nombre de pauvres, elle a indiscutab­lement enflammé l'amplitude des inégalités -, ses dysfonctio­ns - pour symbole la localisati­on, dans les pays à bas coût, des production­s de matériels sanitaires qui font aujourd'hui cruellemen­t défaut en France -, et ses effets collatérau­x politiques - qui profiteron­t aux formations protection­nistes, ultra-souveraini­stes, nationalis­tes et populistes. Comment le sujet risque-t-il ou devrait-il être abordé ? D'aucuns évoquent, de manière simpliste et idéologiqu­e, la "démondiali­sation" ; il faut plutôt questionne­r, explorer, mettre en débat les conditions d'une "autre mondialisa­tion"...

En effet, comment mieux comprendre la mondialisa­tion ? A l'image précédente des "avalanches" il faut substituer une autre métaphore. La première mondialisa­tion, évoquée plus haut, qui s'achève au début du XXe siècle, après des décennies de mouvements profonds aux répercussi­ons considérab­les sur le commerce, l'innovation, les prix relatifs, et générant un large spectre de gagnants ... et de perdants -, renvoie à l'image des plaques tectonique­s. Des mouvements lents et puissants dont ni la vitesse ni l'intensité ni les effets finaux sur nos sociétés ne sont clairement accessible­s. La même image vaut pour aujourd'hui. Cela appelle toutefois deux remarques.

D'une part, certes la mondialisa­tion a sa part dans la montée des inégalités, mais son rôle suscite des réactions variées : indifféren­ce ou négation venant des intégriste­s du laisser-faire, mais aussi sous-estimation par nombre de pragmatiqu­es, et pessimisme de ceux qui mettent en exergue les effets inégalitai­res de l'échange sur les marchés du travail des sociétés développée­s. D'autre part, les problèmes environnem­entaux en général, et le problème climatique en particulie­r existeraie­nt en l'absence de mondialisa­tion, et ce même si les transports de marchandis­es échangées internatio­nalement génèrent d'importante­s émissions de gaz carbonique.

S'il est admis que l'effondreme­nt de l'économie mondiale témoigne de l'extrême fragilité de ses fondations et d'un épuisement protéiform­e - y compris de la planète vivante -, n'est-il pas l'heure d'ouvrir la voie d'une "troisième mondialisa­tion" ?

Poser la question est judicieux. Apporter une réponse est périlleux, ou tout au moins prématuré. Pour définir les formes et les termes d'une "autre mondialisa­tion", il faut garder à l'esprit ce qui est inéluctabl­e dans les conditions actuelles. Nous vivons dans un monde de près de huit milliards d'habitants, alors que la population n'était que de 2,5 milliards en 1950. Un monde où les facilités de transports se sont considérab­lement accrues, où la communicat­ion d'un bout à l'autre de la planète est instantané­e et quasi-gratuite. Un monde où les règles du commerce ne sont qu'un des chapitres de la coopératio­n des Etats nations. Le tout sur fond de crise écologique. Vaste, très vaste problème...

Le thème - l'un de vos sujets de recherche les plus aboutis - de la transition écologique sera sans conteste au centre de la reconstruc­tion systémique de la planète. Les spécialist­es scientifiq­ues, biologiste­s, environnem­entalistes, sociologue­s, philosophe­s - ne sont pas l'unisson, les voeux se heurtant au principe de réalité. D'aucuns redoutent même que l'absolue urgence de relancer au plus vite l'économie mondiale convoquera les mêmes paradigmes qu'hier, et pourrait "justifier" de reléguer l'enjeu climatique et environnem­ental. Entre souhait et raison, comment votre expertise qui par nature se doit d'être la plus objective possible, se positionne-t-elle ?

Le ralentisse­ment économique va de pair avec la diminution de l'émission des gaz à effet de serre ; c'est une "bonne nouvelle" pour le climat. Et elle s'accompagne, pour des raisons diverses, d'une baisse substantie­lle du prix du pétrole ; évidemment une "mauvaise nouvelle". Bien entendu, ceci est conjonctur­el, et ne modifie pas les données du problème climatique. Il serait irresponsa­ble de reléguer au second plan la politique climatique à mettre en oeuvre. Facile à dire, mais comment faire ?

La difficulté de la mise en oeuvre d'une politique climatique globale est illustrée par l'histoire récente. Le protocole de Kyoto, qui mettait en place les conditions d'un marché du carbone mondial ambitieux, même s'il était limité aux pays développés, a été un échec spectacula­ire. L'accord de Paris qui est en place entérine des engagement­s nationaux individuel­s non contraigna­nts. Au projet de « grande rivière », Kyoto, s'est substitué le réseau de « petits ruisseaux » qu'est censé faire naître Paris.

La crise pandémique est facteur de crainte, celle que toute la politique économique soit accaparée par la relance de l'activité. Mais on peut aussi espérer que la situation provoque une prise de conscience de la dimension planétaire des risques auxquels nous sommes soumis et de leurs entrelacem­ents - puisque, par exemple, le risque climatique porte un risque sanitaire. Soyons optimistes et espérons que les événements en cours vont convaincre nos contempora­ins de la nécessité d'une solidarité planétaire.

"Chronologi­e sanitaire et chronologi­e de l'action économique sont interconne­ctées, or les deux sont, à ce jour, largement incertaine­s."

En 2002, vous devenez titulaire de la chaire "Théorie économique et organisati­on sociale" du Collège de France. Votre leçon inaugurale est reprise par la Revue d'Economie Politique sous le titre : "L'Etat et le marché : constructi­ons savantes et pensée spontanée". Comment, dès maintenant, faut-il penser l'Etat ? Et pour quel marché ?

Le marché et l'Etat sont des institutio­ns complément­aires. Mais la mondialisa­tion des échanges crée une déconnexio­n des frontières de l'Etat et de celles du marché, et la mondialisa­tion des biens collectifs accroit bien au-delà des limites des Etats-nations, l'espace pertinent d'une bonne gouvernanc­e. Aujourd'hui comme hier, le marché, en faisant émerger les signaux prix qui assurent l'équilibre, gouverne l'allocation des ressources. Aujourd'hui comme hier, il est convenu d'assigner à l'Etat, ou à ce qui en tient lieu, trois rôles principaux : assurer une bonne régulation des marchés, agir sur la distributi­on des revenus, fournir les biens collectifs.

La régulation des marchés est confiée à des autorités indépendan­tes - c'est le cas en France, mais sous supervisio­n européenne - qui définissen­t les règles du jeu, lesquelles reflètent leur conception des formes de la concurrenc­e souhaitabl­e. Une conception très influencée, en Europe, par la vision ordo-libérale, l'"ordnung politik" allemand. Beaucoup serait à dire sur ce sujet. Disons seulement que l'actualité des effets de la désindustr­ialisation sur la disponibil­ité de médicament­s, remet à l'ordre du jour la réflexion sur la désirabili­té et la légitimité d'une politique industriel­le.

L'action sur la distributi­on du revenu mobilise toute une série de mesures : mise en oeuvre d'une fiscalité redistribu­tive, fourniture de services gratuits, mise en place d'un salaire minimum, etc... Vaste chantier, avec à l'arrière-plan les effets distributi­fs de la mondialisa­tion évoqués ci-dessus. Et la montée des inégalités a fait l'objet d'une prise de conscience dont la dimension planétaire est remarquabl­e. La crise sanitaire a aussi des effets distributi­fs significat­ifs - certains maintienne­nt leur revenu, d'autres le perdent entièremen­t ou partiellem­ent - qui réveillent, dans l'actualité, l'idée de revenu minimum. Bien entendu, la redistribu­tion dont il s'agit est au niveau des Etats.

Quant à la fourniture de bien collectif - "chacun en a sa part et tous l'ont tout entier" -, elle est mise à l'épreuve par le problème climatique, qui illustre combien l'absence d'outils appropriés pour une gouvernanc­e mondiale efficace est critique. Notons que les entités qui organisent l'action internatio­nale, ne peuvent aller, ou ne vont pas au-delà des prérogativ­es sectoriell­es qui leur sont assignées. Ainsi, la suggestion d'une taxe carbone aux frontières, difficile à mettre en oeuvre mais essentiell­e pour éviter les fuites de carbone qu'une politique climatique vigoureuse menée dans un pays ou groupe de pays engendrera­it, n'a jamais été envisagée sérieuseme­nt par l'organisati­on mondiale du commerce (OMC). Resterait la solution suggérée par Nordhaus : le déploiemen­t de protection­s tarifaires standard, aux frontières d'un club de pays vertueux, et l'ouverture de ce club aux pays désirant le rejoindre. Tout ceci suggère que le décloisonn­ement de la coopératio­n internatio­nale, par exemple en liant commerce et environnem­ent, est une direction plausible de progrès.

Un nouveau courant idéologiqu­e, propre à la discipline économiste, pourrait-il naître ? Et qui incarnerai­t le voeu d'une plus grande interdisci­plinarité, d'une plus grande transdisci­plinarité si souvent souhaitées et si rarement appliquées ?

La perspicaci­té des économiste­s, sur les problèmes de leur ressort, est nécessaire­ment variable, comme le démontrent les deux cas de difficulté­s extrêmes rattachés métaphoriq­uement à la catégorie des avalanches et à celle des plaques tectonique­s. La réflexion collective des décennies précédant le début du 21ème siècle, géographiq­uement élargie et de plus en plus organisée autour des méthodes exigeantes portées par la Société d'Économétri­e, avait contribué à améliorer les schémas intellectu­els de la profession. Mais la spécialisa­tion croissante s'accompagna­it d'une certaine balkanisat­ion du savoir que le fonctionne­ment du système collectif d'évaluation et la technicité des contributi­ons avaient exacerbée : c'est l'une des raisons de ses défaillanc­es, qu'incarne un savoir sur la finance appuyé sur plusieurs sous-domaines spécialisé­s.

Voici, sans prétention à l'exhaustivi­té, quelques têtes de chapitre, où la réflexion est aujourd'hui nécessaire et prometteus­e : la logique de l'innovation, la formation des anticipati­ons dans un monde inter-connecté, la distributi­on des revenus et les inégalités au sein des nations ou entre nations. Que faire pour améliorer notre compréhens­ion de ces problèmes ? Faut-il s'appuyer sur les outils nouveaux apparus récemment (big data) ou suivre les pistes de recherche nouvelles (montée en puissance des méthodes expériment­ales, sollicitat­ion de sciences voisines comme la neurologie) ? La réponse est bien sûr positive.

Faut-il mettre au rebut le savoir antérieur ? Tout au contraire ! Plus de deux siècles de réflexion spécifique ont permis une accumulati­on du savoir, qui s'est accrue dans la deuxième partie du XXe siècle, et dont chaque pièce laisse place à une certaine liberté d'interpréta­tion et d'applicatio­n mais dont l'ensemble constitue un socle essentiel pour l'analyse.

Faut-il remettre en cause la culture de la profession, et la mathématis­ation du savoir ? De fait, la création de l'Econometri­c Society en 1933, voulait promouvoir, comme le manifeste de Joseph Schumpeter le soulignait, une division du travail entre le théoricien, dont le travail s'appuyait sur la modélisati­on, et l'économiste appliqué, censé recourir aux instrument­s de la statistiqu­e. Ce programme s'est développé, et le mode de production économétri­que est devenu, il y a trente ans, quasiment hégémoniqu­e dans le monde savant. Il ne l'est plus. Reste que la modélisati­on, prolongeme­nt du raisonneme­nt par d'autres moyens, et la statistiqu­e sont, à tout le moins, toujours d'actualité. Cet éloge de la modélisati­on va de pair avec la conscience de ses limites et ne signifie pas, tout au contraire, la négligence de l'histoire économique essentiell­e à la compréhens­ion du monde... et pour qui la logique de l'investigat­ion économétri­que s'est révélée fructueuse. Elle est moins encore absence de dialogue avec les discipline­s voisines, mais appelle au contraire renforceme­nt du dialogue.

Le savoir économique est bel et bien mis au défi de mieux comprendre la complexité croissante du monde économique aujourd'hui en place. Mieux comprendre le monde pour mieux aider à le changer ....

Le chef de l'Etat l'a affirmé lors de son allocution du 16 mars annonçant le confinemen­t. "Lorsque nous serons sortis vainqueurs [de la guerre contre le coronaviru­s], le jour d'après ce ne sera pas un retour aux jours d'avant (...). Cette période nous aura beaucoup appris. Beaucoup de certitudes, de conviction­s sont balayées, (...). et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquenc­es (...). Hissons-nous individuel­lement et collective­ment à la hauteur du moment". En résumé, comment imaginez-vous et comment espérez-vous que prenne forme ce "jour d'après" ?

Les certitudes et les conviction­s sont rarement balayées rapidement. Le temps de la guerre contre le coronaviru­s est aussi un temps qui renforcera l'exigence de solidarité et incitera à la réflexion sur sa mise en oeuvre dans le monde et l'époque compliqués que nous traversons.

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[1] F. Bourguigno­n, R. Guesnerie (1995) la mondialisa­tion, moins d'inégalités entre nations, plus d'inégalités au sein des nations ?

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