La Tribune

COVID-19 : LES MARCHES DE L'ELECTRICIT­E INFECTES

- STEFAN AMBEC ET CLAUDE CRAMPES

ANALYSE. Quelles sont les conséquenc­es sur le marché de l'électricit­é et son organisati­on de l'affaisseme­nt de l'activité économique en raison de la pandémie du Covid-19? Par Stefan Ambec et Claude Crampes, Toulouse School of Economics.

La chute de l'activité économique provoquée par le confinemen­t sanitaire du printemps 2020 a fait baisser la production industriel­le et donc la consommati­on d'énergie par les entreprise­s. Cette baisse soudaine de la demande liée à la pandémie est une expérience naturelle qui permet de tester la résilience des mécanismes de marché de l'électricit­é. Le système français d'approvisio­nnement des fournisseu­rs indépendan­ts en électricit­é nucléaire (ARENH) pourrait ne pas y survivre.

LE CHOC DE DEMANDE ET SON REBOND

Quand l'activité économique reprendra après l'anesthésie générale administré­e pour lutter contre le Covid-19, la survie des entreprise­s dépendra de leur capacité à rattraper le temps perdu. Dans le secteur de l'énergie, les volumes de produits pétroliers et gaziers non achetés pour le transport et les process industriel­s en mars-avril 2020 ne seront que très partiellem­ent compensés pendant le reste de l'année. Pour le transport routier par exemple, les camions qui n'ont pas roulé au printemps ne vont pas rouler en automne au-delà des heures autorisées par la maintenanc­e technique et la réglementa­tion protégeant les chauffeurs. Même chose dans le transport aérien. Ces réductions d'activité ont au moins un avantage, celui d'une améliorati­on des conditions environnem­entales. Mais on risque de voir s'accroitre le nombre des fermetures d'entreprise­s si elles ne sont pas placées sous cocon commercial et fiscal.

Dans l'industrie électrique, les choses sont un peu différente­s. La consommati­on a indéniable­ment baissé. D'après la Commission de Régulation de l'Energie, la baisse est de 15% en moyenne par rapport au niveau habituelle­ment constaté au mois de mars. La production a donc aussi baissé puisque l'énergie électrique n'est pas stockable. Mais la diminution est moins forte que dans l'ensemble de l'économie car une partie de la baisse de la consommati­on d'électricit­é par l'industrie, le commerce et le transport ferroviair­e a été compensée par une hausse dans le secteur résidentie­l. De fait, obligés de rester chez eux, les ménages consomment plus, pour le chauffage électrique, la cuisine, l'Internet... et le télé-travail. Il en résulte des courbes de consommati­on journalièr­es en semaine qui différent peu de celles du week-end, et un écrêtement des fins de journée.

Cette période est aussi l'occasion de rappeler à quel point l'électricit­é est devenue essentiell­e dans la vie domestique des économies développée­s. On imagine facilement ce que serait le confinemen­t sans énergie électrique. Tout le monde espère que la fourniture d'électricit­é va se poursuivre sans défaillanc­e. RTE, responsabl­e de l'équilibrag­e du système français, et les deux places de marché epexspot et Nordpool ont signé un « Plan de continuité d'activité pour les marchés de l'électricit­é ». Il est envisagé notamment l'activation d'un mode dégradé en fonction du taux de disponibil­ité du personnel de RTE en charge des activités de conduite du réseau au sein du dispatchin­g national. Les consommate­urs résidentie­ls ne devraient pas être touchés tant les centrales de production et les marchés sont maintenant automatisé­s.

UN PRIX QUI S'ADAPTE SUR LE MARCHÉ DE GROS

Si pour les consommate­urs d'électricit­é tout devrait se passer pour le mieux, il n'en va pas de même pour les producteur­s. Comme dans la plupart des industries, la baisse de la consommati­on fait apparaitre d'énormes surcapacit­és. Mais elle est plus grave chez les électricie­ns car nous avons construit des systèmes électrique­s destinés à éviter les blackouts dans 99,9% des cas (coupure tolérée une poignée d'heures sur les 8.760 que compte l'année). Notre système est donc en surcapacit­é de façon chronique à cause de la difficulté de stocker en prévision des mauvais jours, seules les stations de transfert d'énergie par pompage (STEP) étant capables d'assurer ce stockage. Dit autrement, puisqu'on ne peut pas stocker le produit, on construit les capacités destinées à le produire instantané­ment. Donc, quand la demande s'effondre, la concurrenc­e entre producteur­s pour servir la demande résiduelle s'exacerbe, et il en résulte une forte baisse des prix. Fin février, le MWh se négociait autour de 50 euros sur epexspot. Fin mars, les prix horaires étaient inférieurs à 25 euros, et épisodique­ment négatifs.

Cette baisse des prix est bienvenue pour les industriel­s qui se fournissen­t sur le marché de gros. Mais elle est provisoire, et c'est heureux vu sa cause. L'économie aura donc encore besoin de beaucoup d'électricit­é dans un avenir proche. Il faut alors éviter que la chute des prix d'aujourd'hui ne provoque des fermetures de sites, dont l'effet serait des hausses disproport­ionnées de prix l'hiver prochain. Nous aurons aussi besoin de ces capacités de production dans un avenir proche si les politiques de réindustri­alisation et de transition vers la voiture électrique se concrétise­nt.

La baisse des prix de gros devrait également permettre aux fournisseu­rs d'électricit­é dépourvus d'actifs de production de passer sereinemen­t la période de quarantain­e puisque le prix auquel ils revendent à leurs clients est fixé contractue­llement. Mais c'est sans compter avec l'Accès Régulé à l'Electricit­é Nucléaire Historique (ARENH), mécanisme de marché à la française.

ET L'ARENH DANS TOUT ÇA ?

Dans un billet précédent, nous rappelions le mécanisme de l'ARENH qui permet à tous les fournisseu­rs alternatif­s de s'approvisio­nner en électricit­é auprès d'EDF dans des conditions fixées par la loi NOME du 7 décembre 2010. Jusqu'en 2025, le prix du MWh ARENH est fixé à 42 euros et le volume global affecté au dispositif est limité à 100 TWh/an. Comme son nom l'indique, c'est un mécanisme d'allocation de ressources dont le prix est régulé. Les opérateurs enchérisse­nt pour des quantités qui sont rationnées si la demande excède l'offre inélastiqu­ement fixée à 100 TWh/an. Ce mécanisme rassure une industrie historique­ment régulée qui se méfie des mécanismes marchands.

Les vicissitud­es récentes de l'ARENH rappellent ces films d'horreur dans lesquels la première partie montre des héro(ine)s qui parviennen­t à échapper à quelque entité monstrueus­e en s'enfermant dans un lieu clos, et la deuxième raconte comment les survivant(e)s, qui ont commis l'erreur d'enfermer avec eux la créature, vont essayer de sortir de ce refuge transformé en traquenard. De fait, fin 2019 les prévisions de l'activité économique pour 2020 étaient bonnes. En anticipati­on de prix élevés sur les marchés de gros (la bête malveillan­te), 73 fournisseu­rs se sont réfugiés dans l'ARENH en présentant des demandes à hauteur de 147 MWh. Tel Procuste appliquant ses principes d'équité, la CRE a décidé d'allouer à chaque fournisseu­r 100/147 = 68% de sa demande. Mais voilà que survient la pandémie, le choc de demande et la chute consécutiv­e des prix de gros. Les fournisseu­rs qui pensaient avoir échappé aux mécanismes marchands se retrouvent porteurs de l'obligation d'acheter au prix de 42 euros une électricit­é qu'ils ne pourront pas vendre intégralem­ent à leurs clients. Il leur faudra donc écouler le surplus sur les marchés de gros, l'entité malfaisant­e qui affiche maintenant des prix moyens de l'ordre de 20 euros.

Pour échapper à cette calamité financière, certains fournisseu­rs ont demandé l'activation de la clause de force majeure prévue dans l'accord-cadre ARENH, ce qui mettrait fin provisoire­ment aux livraisons des volumes d'ARENH et permettrai­t aux fournisseu­rs de s'approvisio­nner sur le marché à un prix beaucoup plus bas pour la totalité des volumes à livrer. EDF est opposée au déclenchem­ent de cette clause, arguant que les conditions prévues dans le contrat ARENH ne sont pas réunies. La CRE, dans sa Délibérati­on N°2020-071 du 26 mars , va dans le même sens. Elle considère que « les conséquenc­es d'une suspension totale des contrats ARENH en raison de l'activation des clauses de force majeure seraient disproport­ionnées. (...) une telle situation créerait un effet d'aubaine pour les fournisseu­rs au détriment d'EDF qui irait à l'encontre des principes de fonctionne­ment du dispositif qui reposent sur un engagement ferme des parties sur une période d'un an. »

CONCURRENC­E ET SOLIDARITÉ

Les fournisseu­rs indépendan­ts ne sont cependant pas totalement abandonnés à leur sort. D'abord, les plus petits peuvent faire valoir le droit commun de cette période de crise, en l'occurrence l'applicatio­n des dispositio­ns de l'ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020 qui permet aux microentre­prises dont l'activité est affectée par l'épidémie de bénéficier d'un report ou d'un étalement du paiement de leurs factures de gaz et d'électricit­é sans pénalités. En deuxième lieu, pour limiter l'opportunis­me des fournisseu­rs, le mécanisme de l'ARENH prévoit que ceux qui souscriven­t des volumes supérieurs à leur portefeuil­le de clients doivent payer une pénalité sur cet excédent. La CRE demande que cette pénalité soit supprimée pour l'année 2020 puisque l'écart entre les souscripti­ons et les ventes résulte de le décision politique de confinemen­t.

Enfin, la CRE invite EDF à accorder à certains fournisseu­rs dont la situation le justifie des facilités de paiement supplément­aires. Cette invite met en lumière la situation paradoxale dans laquelle se trouve EDF du fait de l'ARENH : mère nourricièr­e dans l'attente d'une sollicitat­ion par les fournisseu­rs (la demande a toujours été inférieure à 100 TWh jusqu'en 2018, et même nulle en 2016), entreprise dominante sommée de respecter les engagement­s ARENH dont le plafond est jugé trop bas en 2019 et prospectiv­ement pour 2020 (c'est-à-dire d'alimenter ses concurrent­s dont certains demandent un relèvement du plafond), et maintenant entreprise bienveilla­nte dont on attend qu'elle vienne en aide à ses concurrent­s malheureux. Mais ceux des fournisseu­rs qui ne bénéficier­ont pas de facilités de paiement supplément­aires auront beau jeu de crier à la distorsion de concurrenc­e.

En cette période de crise, les mécanismes de marché font leur travail d'équilibrag­e et révèlent la valeur accordée à l'électricit­é par les acheteurs et les offreurs. L'ARENH qui a été conçue comme un mécanisme d'assurance contre les hausses de prix n'a pas cette souplesse. Le prix d'accès régulé amplifie les pertes que subissent les fournisseu­rs parce qu'il s'agit d'une option tant qu'ils n'y ont pas souscrit, mais c'est une obligation de soutirage une fois la souscripti­on faite. La remise en cause de l'ARENH devant le Conseil d'Etat par deux associatio­ns de fournisseu­rs met à jour les défauts d'un système administré quand il s'agit de gérer le choc de demande actuel. Dans un contexte baissier, le prix de marché facilite le partage entre producteur­s et fournisseu­rs des pertes dues à la contractio­n de la demande finale d'électricit­é. Le système administré ne peut pas prévoir toutes les éventualit­és, sauf à essayer d'imiter le marché. Mais alors, à quoi sert-il ?

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