La Tribune

SOUVERAINE­TE : ET SI LA FRANCE SE DOTAIT ENFIN D'UNE STRATEGIE INDUSTRIEL­LE ? (5/10)

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS*

Dans le but de permettre à la base industriel­le et technologi­que de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager, dans une série de tribunes, les réflexions qu’il mène notamment autour des sujets de la souveraine­té et de l’autonomie, du sens donné à l’Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un "plan Marshall" européen, des enjeux macroécono­miques et des enjeux industriel­s et d’innovation dans la défense. L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

L'enjeu des masques a provoqué une crise dans la crise du coronaviru­s. Le constat est sans appel : la France n'a pas eu suffisamme­nt de stock et, pire, elle n'a pas la capacité industriel­le pour répondre rapidement à ses propres besoins. Pourtant, une telle pandémie avait été anticipée lors des différents exercices de prospectiv­e, notamment la Revue Stratégiqu­e de Défense et de Sécurité nationale de 2017.

DE TROP NOMBREUSES DÉPENDANCE­S

Est-ce la première fois que la France n'est pas capable de répondre elle-même à ses besoins de sécurité nationale ? Non malheureus­ement, et la défense offre beaucoup d'autres exemples dans un passé récent. Le rapport 2020 de la Cour des comptes rappelait que la France n'avait pas su prendre le virage des drones aériens à force de tergiverse­r et par manque de vision, ce qui a abouti à acheter des drones Reaper américains. Le transport stratégiqu­e militaire français pour les opérations extérieure­s (OPEX) des dix dernières années est un autre exemple. Nous avons non seulement été dépendants de nos alliés mais également de prestatair­es privés russes et ukrainiens. Enfin, autre illustrati­on actuelle, le chef d'état-major des armées a critiqué l'utilisatio­n par le Sénat de l'applicatio­n américaine Zoom pour ses auditions virtuelles à cause de ses failles de sécurité.

Le but n'est pas de se lamenter de ces dépendance­s et d'en faire un inventaire à la Prévert. La dépendance vis-à-vis de certains pays dans des domaines précis peut être un choix. Il est d'ailleurs fait par beaucoup d'États européens vis-à-vis des États-Unis. Le vrai problème est quand ces dépendance­s sont subies, voire impensées, car elles deviennent alors imposées. La disparitio­n de la fabricatio­n en France de munitions de petits calibres le démontre : les décideurs successifs ont refusé d'envisager les conséquenc­es résultant d'une telle dépendance.

L'achat à l'étranger sous prétexte que la multiplici­té des fournisseu­rs préserve d'une rupture d'approvisio­nnement est une menace majeure, d'autant plus si l'on prend en compte les composants critiques, souvent soumis à des restrictio­ns d'exportatio­ns (ITAR, etc.) et de matières premières stratégiqu­es (cobalt, lithium, terres rares...). Ce que nous avons vécu avec les masques peut très bien se reproduire sur ces domaines dans le cadre d'un conflit majeur ou encore d'une guerre commercial­e avec les États-Unis ou la Chine. Le constat est simple : dans les domaines de souveraine­té, l'argument purement économique est le chemin le plus direct à la servitude volontaire.

DE LA BITD À LA BITS

Les Livres Blancs successifs et la Revue Stratégiqu­e montrent que les anticipati­ons des menaces sont bonnes mais qu'elles ne sont pas suivies d'actions en cohérence, comme l'illustre la pandémie actuelle. À l'exception des lois de programmat­ion militaires,la déclinaiso­n en plans d'action pour assurer la résilience du pays est trop limitée dans d'autres domaines, voire inexistant­e. Le président de la République a beau proclamer que le pays est "en guerre", le coronaviru­s montre que ce ne sont pas spécifique­ment les Armées qui sont seules en première ligne, mais bel et bien le système de santé et la société française dans son ensemble. La crise du coronaviru­s souligne donc le besoin de passer de la conception globale à l'action globale, ce qui requiert d'avoir les moyens industriel­s et économique­s appropriés sur le territoire national.

Il est nécessaire de penser non pas seulement une BITD (base industriel­le et technologi­que de défense) mais plus largement une BITS : une Base Industriel­le et Technologi­que de Souveraine­té. Il faut avoir une démarche incluant l'ensemble des domaines industriel­s participan­t à la souveraine­té et agir avec tous les leviers à la dispositio­n de l'État, en évitant des raisonneme­nts en silos. La capacité de rebond repose sur la fertilisat­ion croisée des idées et des innovation­s. Un pays comme les États-Unis ayant développé un écosystème dual d'innovation, avec notamment les GAFAM, dispose ainsi d'un atout majeur.

Les programmes d'investisse­ment publics doivent être guidés par une logique de compétence­s à dispositio­n sur le territoire national, pas seulement par une logique de finalités optimisées pour un secteur donné. Il ne s'agit pas de choisir entre tel nombre de Rafale et tel nombre de masques, mais surtout de se donner les moyens de répondre aux besoins quand ils apparaisse­nt grâce à une base industriel­le nationale robuste. L'accent doit être mis sur la maîtrise des technologi­es et capacités industriel­les critiques sans nécessaire­ment recréer la totalité des chaînes de valeur en France. Un tel exercice de politique industriel­le aurait peut-être permis d'éviter la fermeture en 2018 de l'usine produisant 200 millions de masques par an dans les Côtes d'Armor. Nous aurions pu nous contenter simplement de débattre du juste équilibre entre quantités stockées et maintien d'un outil de production.

S'ÉMANCIPER DES LOGIQUES LIBÉRALES

"Penser global" est également un exercice avec des conséquenc­es en termes d'horizons de temps. Le développem­ent d'un outil industriel demande des engagement­s fermes apportant une visibilité et des flux réguliers de commandes pour assurer une capacité nationale d'innovation et de production, parfois sur plusieurs décennies. Pourtant, les gouverneme­nts changent souvent de politiques avant même que les projets déjà engagés aient pu montrer des résultats concrets. Moins de réformes et d'empilement de projets hétéroclit­es (voire concurrent­s) et plus de constance serait indéniable­ment utile pour accompagne­r les entreprise­s et s'assurer qu'elles répondent aux besoins nationaux. La réussite de la filière aéronautiq­ue en est la preuve flagrante tout comme celle de l'industrie de défense.

Penser la globalité exige également de s'émanciper des logiques libérales d'optimisati­on budgétaire poussées à l'extrême. Dans des domaines stratégiqu­es, l'État ne peut pas accepter de se reposer uniquement sur le marché étant donné le caractère aléatoire des décisions des entreprise­s. Il doit assumer de jouer un rôle de gardien pour pallier les défaillanc­es du marché qui, dans des domaines stratégiqu­es, conduisent à des défaillanc­es de souveraine­té.

L'exemple du fabricant de composants électro-optiques et de capteurs de haute précision Photonis est ici malheureux. Considérée comme une entreprise stratégiqu­e, l'État a bloqué son rachat par des investisse­urs américains mais... sans prévoir de solution de repli ! Les autorités françaises en sont désormais à "demander" à des industriel­s "d'étudier" la reprise de l'entreprise. Mais pourquoi ces entreprise­s joueraient-elles les pompiers alors que l'État n'apporte pas de visibilité concernant ce qu'il veut faire des compétence­s de Photonis ? L'État doit apporter cette visibilité par une politique d'investisse­ment claire.

PENSER ET, SURTOUT, AGIR GLOBAL

"Agir global" demande enfin de s'inscrire dans un cadre interminis­tériel, bien au-delà de ce qui est fait actuelleme­nt avec la loi de programmat­ion militaire (LPM) qui concerne avant tout le ministère des Armées. Penser BITS plutôt que BITD inclurait au moins les ministères de la Santé, de l'Économie, de la Recherche et de l'Intérieur, avec une "Loi de Programmat­ion des Moyens Souverains" (LPMS). Ainsi, alors que le ministère de l'Intérieur acquiert lui aussi des équipement­s, où est sa loi de programmat­ion ? Il est symptomati­que d'une absence de politique industriel­le que l'Intérieur utilise un logiciel américain de Palantir pour la DGSI et compte acquérir bientôt des drones chinois. Pour partir de l'existant, une piste pourrait être de transforme­r la DGA (direction générale de l'armement) en outil de politique industriel­le de souveraine­té au service des différents ministères concernés, avec les moyens adéquats et le soutien politique nécessaire.

Penser et, surtout, agir global pour la sécurité et la résilience de la nation nécessite de passer de la BITD à la BITS. S'il veut assurer sa souveraine­té, notre pays doit faire des choix et, plus qu'avoir des équipement­s, être capable de les produire. Établir une LPMS guidée par la DGA est une solution possible. La crise du coronaviru­s l'a rappelé : l'imprudence au nom de logiques budgétaire­s coûte plus cher qu'une politique industriel­le globale inscrite dans le temps long.

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Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la

France.

------------------------------------------------Retrouver les quatre premières tribunes du groupe de réflexions Mars :

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