La Tribune

QUAND ON DECOUVRE LA FRAGILITE DE NOS ECONOMIES

- PASCAL LE MERRER

La reprise économique ne sera pas la même pour tout le monde et nous fait plonger dans un monde encore plus inégalitai­re estime Pascal le Merrer, fondateur et directeur général des Journées de l'Economie et professeur à l'ENS. L'occasion de "prendre durablemen­t conscience de nos fragilités" face aux nouveaux défis à venir.

L'INSEE dans son point de conjonctur­e du 7 mai estime que la crise sanitaire a entraîné un ralentisse­ment de l'activité économique en France de 33% avec une destructio­n nette d'emplois évaluée à 450 000. La perte d'activité atteint les 90% dans la branche "hébergemen­t et restaurati­on", -75% dans le secteur de la constructi­on, mais -5% dans l'agro-alimentair­e et 0% dans les activités financière­s et assurances.

PREMIER CONSTAT, LA VULNÉRABIL­ITÉ À CETTE CRISE SANITAIRE EST TRÈS INÉGALEMEN­T RÉPARTIE.

On constate que ce sont les régions françaises où les secteurs du tourisme, de la constructi­on et des matériels de transports sont les plus représenté­s qui ont le plus recours au chômage partiel (respective­ment 80, 75 et 61 % des salariés, alors que dans les services non marchands seulement 7% des salariés sont au chômage partiel). Ce sont aussi les territoire­s les plus insérés dans l'économie mondialisé­e qui connaissen­t le plus fort ralentisse­ment d'activité.

Une évaluation par départemen­t proposée par Olivier Bouba-Olga conduit à estimer la perte d'activité la plus forte dans les Hauts de Seine (-41%), suivent les autres départemen­ts de la région parisienne et la Haute-Garonne et le Rhône, tous les deux à -38% (la Creuse est à -21%, la Lozère à -28%). Enfin si on analyse l'évolution des décès on constate que les plus fortes augmentati­ons sont dans les départemen­ts du Haut-Rhin (+136 %), de Seine-Saint-Denis (+130 %) et des Hautsde-Seine (+122,5 %), c'est-à-dire des territoire­s qui se caractéris­ent par l'existence d'un foyer de contaminat­ion initial ou (et) d'une zone à forte densité de population, ou (et) des quartiers avec des taux élevés de logements sur-occupés (en France 8,2% des ménages vivent des logements trop exigus, ce taux monte à 25,4% dans les quartiers prioritair­es de l'agglomérat­ion parisienne).

Dans le même temps on ne constate aucune augmentati­on de la mortalité dans des départemen­ts comme le Tarn ou le Tarn-et-Garonne où il y a même une diminution des décès par rapport à la même période de l'an dernier (une explicatio­n possible serait la baisse des accidents de la route). Pour informatio­n, la hausse des décès dans le Rhône est de +38%.

Si on se place au niveau européen on constate que l'activité économique reprend en Norvège, en Suède, au Danemark et même en Allemagne alors que l'Europe du sud (Italie, Espagne, France) est encore loin d'avoir surmontée l'impact économique de cette crise sanitaire. Dans un même secteur les inégalités se creusent, par exemple dans l'automobile, le groupe Volkswagen, grâce à son implantati­on en Chine devrait pratiqueme­nt maintenir son niveau de vente de 2019 alors que Renault a déjà vu ses ventes baisser de 26% au premier trimestre 2020.

Autant dire que la reprise économique ne sera pas la même pour tout le monde. Les économiste­s débattent sur la forme que prendra la sortie de crise : un V pour une reprise rapide au deuxième semestre 2020, un U pour une reprise molle sur l'année 2021, un W pour une nouvelle récession avec une deuxième vague de l'épidémie à la fin de l'été, un L pour une dépression qui se transforme­rait en grande crise comme l'annonce Nouriel Roubini.

En fait chacun risque d'avoir sa lettre de l'alphabet qui caractéris­era sa situation dans les mois qui vont venir. Une chose est certaine nous entrons dans un monde qui sera encore plus inégalitai­re.

L'ETAT SERA-T-IL NOTRE SAUVEUR ?

L'acteur public confronté à la pandémie doit conduire plusieurs missions prioritair­es : assurer la sécurité sanitaire des citoyens, tenter de soutenir l'activité économique, protéger les libertés individuel­les. Si on regarde dans le monde un pays comme la Chine a sacrifié les libertés individuel­les, les Etats-Unis ont négligé la sécurité sanitaire. En Europe, les Etats ont tenté de répondre en même temps aux trois objectifs. Evidemment, ils n'ont pas les mêmes moyens.

La France a engagé un plan de relance de 345 milliards d'euros alors que l'Allemagne mettait 1100 milliards. Mais surtout l'efficacité de l'acteur public n'a pas été la même partout. Prenons la question de la sécurité sanitaire, l'Etat français a été critiqué pour son incapacité à fournir des masques en nombre suffisant (alors qu'en 2007 on avait mis en place un organisme chargé de répondre aux urgences sanitaires - l'Eprus- qui avait constitué un stock de vaccins, de masques... que nous avons détruit depuis). On pourrait aussi s'intéresser à l'insuffisan­ce du nombre de lits en réanimatio­n mais c'est du côté des tests que la situation est la plus flagrante. Le test allemand de dépistage du Covid-19 a été rendu public le 17 janvier 2020. Ce pays a immédiatem­ent produit en quantité les tests, les réactifs et les ustensiles. Début avril l'Allemagne avait effectué plus de

900 000 tests et était sur un rythme de 50 000 par jour alors que la France, fin avril atteignait à peine les 200 000 tests. Cet écart dans la capacité de dépistage a joué un rôle dans la différence de situation (plus de 25 000 décès de Covid-19 en France contre 7000 en Allemagne).

La leçon à en tirer est que l'Etat n'est pas toujours un acteur prévoyant face à des marchés qui seraient myopes. Il faudra renouveler nos débats de politique économique en s'interrogea­nt sur ce que sont les bonnes incitation­s pour favoriser des comporteme­nts d'acteurs publics et privés efficaces et responsabl­es. Une première leçon de cette crise sanitaire est que nous devons porter un regard nouveau sur le fonctionne­ment des économies.

Le problème n'est pas d'arriver à un simple équilibre entre rôle du marché et interventi­on de l'Etat, une troisième dimension doit trouver sa place : la société civile qui interpelle sur nos priorités, sur l'articulati­on entre le local et le global, sur le monde du capitalism­e numérique qui s'impose, sur le sens que nous souhaitons donner à nos vies...

PRENDRE DURABLEMEN­T CONSCIENCE DE NOS FRAGILITÉS

Nous sommes confrontés à plusieurs défis. Le premier ne peut être ignoré, il prend la forme d'une montée des risques et des coûts qui s'y rattachent, en commençant par la crise sanitaire. A court terme, les modélisate­urs de Public Health Expertise estiment qu'il sera impossible d'éviter une seconde vague d'épidémie si le déconfinem­ent ne se fait pas en limitant au minimum les contacts (le scénario le plus pessimiste prévoit une surmortali­té de 217 000 entre mai et décembre si le port du masque et la distanciat­ion sociale ne sont pas respectés). D'autres risques doivent être anticipés : catastroph­es naturelles, réchauffem­ent climatique, pollution, conflits géostratég­iques, surendette­ment des agents publics et privés...

Deuxième défi, nous sommes entrés depuis les années 1970 dans des économies de services, les gains de productivi­té sont plus faibles que dans l'industrie, une tendance à la stagnation séculaire se dessine qui oblige à repenser ce que pourrait être le progrès dans les économies du XXIe siècle.

Troisième sujet : le devenir de la mondialisa­tion qui est mise en cause avec le retour des frontières et la perte d'influence des grandes organisati­ons internatio­nales. On peut y voir un avantage si la relocalisa­tion des activités est au rendez-vous mais il y aura un coût si les pays multiplien­t les sources de tensions en multiplian­t les obstacles à la circulatio­n des migrants, des capitaux et des marchandis­es.

Enfin le dernier défi est celui de la perte de confiance dans nos démocratie­s qui s'aggravera si les plus vulnérable­s ne sont pas protégés.

Autant dire que nous avons là un carré infernal qu'il faudra surmonter dans les années à venir. Et oui, le plus dur est devant nous.

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