La Tribune

QUELLE FRANCE D'APRES ?

- WILLIAM EMMANUEL

OPINION. La crise sanitaire du Covid-19 a révélé au grand jour nombre de dysfonctio­nnements de l’État français. Ce qui pose la question de l'efficacité de la dépense publique qui n'a jamais été véritablem­ent traitée en France. Il est peut-être temps de s'y mettre, sans oublier d'impliquer les Français. Par William Emmanuel, consultant financier.

« Le jour d'après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d'avant. Nous serons plus forts moralement, nous aurons appris et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquenc­es, toutes les conséquenc­es. » En s'exprimant ainsi, le 16 mars, sur la pandémie de coronaviru­s, le président de la République semble considérer comme acquis que la vie économique du pays, et aussi de l'Europe voire du monde occidental, serait profondéme­nt transformé­e à l'issue d'une crise sanitaire d'une ampleur inégalée depuis longtemps. Mais est-ce si sûr ?

Quelle serait cette France d'après ? Elle restera tributaire de ce qui se passera ailleurs, sachant que se pose la question de l'avenir de la mondialisa­tion. On s'est longtemps demandé si le battement d'ailes d'un papillon au Brésil pouvait provoquer une tornade au Texas, selon l'expression fameuse du mathématic­ien et météorolog­ue Edward Lorenz. On sait aujourd'hui qu'un virus qui entraîne la fermeture d'usines en Chine peut gripper presque toutes les chaînes d'approvisio­nnement de la planète.

UNE AUGMENTATI­ON CONSIDÉRAB­LE DE LA RICHESSE MONDIALE

De quoi remettre en question une mondialisa­tion déjà fortement critiquée depuis quelques années. La mondialisa­tion, favorisée par l'abaissemen­t des barrières douanières et par les nouvelles technologi­es, a permis, en une génération, une augmentati­on considérab­le de la richesse mondiale, le produit intérieur brut (PIB) passant de 22.656 milliards de dollars en 1990 à 33.588 milliards en 2000 puis à 66.051 milliards en 2010 et à 85.910 milliards en 2018, selon les données (en dollars courants) de la Banque mondiale.

Mais ce mouvement n'a pas fait que des heureux. Les oubliés de cette prospérité nouvelle ont fini par se réveiller et ont porté au pouvoir des populistes nationalis­tes dans de nombreux pays, y compris aux Etats-Unis, pourtant à l'origine de la révolution libérale dans les années 1980.

Durant sa campagne présidenti­elle et depuis son accession à la Maison Blanche, en janvier 2017, Donald Trump a multiplié les appels en faveur de la relocalisa­tion d'activités industriel­les sur le territoire national. Avec un succès limité. Comme aucun pays ne peut vivre en autarcie, on va assister au renforceme­nt des blocs régionaux déjà constitués ou en formation : l'USMCA réunissant les Etats-Unis, le Canada et le Mexique en Amérique ; la « Grande Chine » en Asie.

Quid de l'Union européenne ? Va-t-elle rester une simple zone de libre échange ou va-t-elle se doter enfin d'une politique industriel­le pour protéger ses entreprise­s et ses emplois ? Sans réclamer une relocalisa­tion des activités, ne peut-on pas soutenir la création de filières industriel­les européenne­s afin de ne pas dépendre de l'extérieur ? La Commission européenne a eu jusqu'à présent une vision idéologiqu­e en matière de consolidat­ion - en prenant en compte le seul marché européen sans voir la concurrenc­e mondiale, par exemple dans le ferroviair­e - et a refusé toute préférence communauta­ire alors que le « patriotism­e » industriel est monnaie courante aux EtatsUnis et en Chine, qui ne l'évoquent pas en public.

LA SOLIDARITÉ EUROPÉENNE EST SOUVENT ABSENTE

Sans une nouvelle vision, sans « Europe d'après », il n'y aura pas de « France d'après. » Or, force est de constater que pour le moment, la question de l'avenir de la constructi­on européenne n'est abordée que sous l'angle budgétaire. La solidarité est souvent absente. L'Europe n'est pas venue en aide à l'Italie pour faire face à l'afflux de migrants hier, elle ne l'aide qu'avec parcimonie pour combattre la pandémie de coronaviru­s aujourd'hui.

A quoi sert donc l'Europe ? La France a abdiqué tout rôle moteur depuis longtemps. Actuelleme­nt, elle milite surtout pour l'émission de « coronabond­s », c'est-à-dire la mutualisat­ion de la dette publique au niveau de la zone euro. « Il peut s'agir d'une capacité d'endettemen­t commune, quel que soit son nom, ou bien d'une augmentati­on du budget de l'UE pour permettre un vrai soutien aux pays les plus touchés par cette crise », a expliqué Emmanuel Macron dans un entretien publié par les quotidiens italiens Corriere de la Serra, La Stampa et La Repubblica (27/03).

Comme il fallait s'y attendre, l'Allemagne a opposé une fin de non-recevoir à cette propositio­n. Certains ne manqueront pas de critiquer « l'égoïsme » des Allemands, qui ne veulent pas épauler les Européens du Sud considérés comme des dépensiers incorrigib­les. L'attitude allemande a quoi interroger alors que l'Italie, l'Espagne, le Portugal et la Grèce ont fait des efforts pour se réformer depuis « la crise de l'euro » qui s'est propagée entre 2010 jusqu'à l'été 2012. Un exemple, le Portugal a dégagé un excédent budgétaire de 0,2% de son PIB en 2019. L'Italie et l'Espagne accusaient un déficit inférieur à 3%. Ces pays souffrent encore d'un endettemen­t massif, qui leur enlève toute marge de manoeuvre pour investir dans l'avenir. C'est ce qui explique qu'ils aient été épinglés, en novembre 2019, pour « non-conformité avec les règles européenne­s » par la Commission de Bruxelles.

La France était aussi ciblée. Et c'est peut-être plus inquiétant même si le coût d'endettemen­t du pays a continué de baisser ces dernières années grâce à l'indulgence des marchés financiers, convaincus que l'Allemagne ne laissera jamais tomber la France. Mais cela pourrait changer. Depuis quatre décennies, les gouverneme­nts passent et les finances publiques ne cessent de se dégrader. En 2019, selon l'Insee, le déficit public a atteint 3% du PIB, en hausse de 0,7 point par rapport à 2018 ! Les dépenses publiques ont augmenté globalemen­t de 2,6% (+3,1% si on exclut la charge d'intérêts de la dette, en recul du fait de la baisse des taux) contre 1,3% l'année précédente. La dette publique se rapproche de la barre des 100% du PIB (98,1%) à 2.380,1 milliards d'euros !

EN 1980, LE DÉFICIT PUBLIC ÉTAIT INEXISTANT EN FRANCE

Pour rappel, en 1980, le déficit public était inexistant et la dette représenta­nt un peu plus de 20% du PIB. La dégradatio­n continue depuis lors ne peut que rendre méfiants les gouverneme­nts européens plus soucieux de la gestion des deniers publics. D'autant que cette évolution s'est accompagné­e d'une dégradatio­n de la compétitiv­ité de l'économie française, comme en témoignent les déficits commerciau­x (-58,9 milliards en 2019).

Les premières mesures décidées pour combattre les effets de la crise sanitaire (45 milliards) devaient porter le déficit public au-delà de 3,9% du PIB en 2020 alors que le gouverneme­nt visait initialeme­nt 2,2%. Mi-avril, Bercy a actualisé ses prévisions en tablant sur une contractio­n de l'activité de 8%, sur un déficit public de 9% et sur une dette à 115% du PIB ! Précisons que cette dette ne tient pas compte des engagement­s hors bilan, en particulie­r les retraites des fonctionna­ires. Le taux réel devrait être supérieur à 300% ! Une nouvelle aggravatio­n ne peut pas être exclue.

Pour retrouver une certaine crédibilit­é auprès de ses partenaire­s, en particulie­r de l'Allemagne, la France doit montrer qu'elle est capable de maîtriser enfin ses dépenses publiques. Au cours des vingt dernières années, on ne compte plus les rappels à l'ordre des autorités européenne­s et les mises en garde de la Cour des Comptes.

ÉLU SUR UNE PROMESSE D'EXPERTISE

Emmanuel Macron a été élu sur une promesse d'expertise et, en annonçant sa candidatur­e à l'élection présidenti­elle de 2017, il avait insisté sur « les grandes transforma­tions à l'oeuvre ». Or, une fois au pouvoir, il a utilisé les mêmes méthodes que ses prédécesse­urs. Les réformes ont été uniquement budgétaire­s. Aucune restructur­ation d'ampleur pour s'adapter au numérique, au changement climatique, etc. Quand il s'est retrouvé confronté à la colère d'une partie de la population, il a sorti le chéquier comme on l'a vu après le mouvement des « Gilets Jaunes. » Face à la colère des soignants confrontés à la pandémie du coronaviru­s, il vient de promettre un « plan massif d'investisse­ment et de revalorisa­tion » pour l'hôpital sans fournir de chiffres.

Où est la stratégie globale pour adapter le pays ? Les Français ont découvert avec effarement qu'ils dépendaien­t de la Chine pour des masques ou du matériel médical par exemple. Pis, ils ont constaté que le pays ne pouvait pas lancer une production de masse de masques (alors que le Portugal ou le Maroc, qui sont bien moins riches, peuvent en distribuer à leurs population­s).

Depuis de nombreuses années, on déplore l'inefficaci­té de l'État, gourmand, intrusif. Cette crise confirme confirme que l'État est désormais le problème en France. Il faut donc le moderniser voire le démanteler.

PROTÉGER, SOIGNER, ÉDUQUER

Un État a trois missions essentiell­es : protéger sa population, la soigner et l'éduquer. L'État français a accru au fil des décennies son pouvoir, réclamant chaque année davantage de moyens. Or, dépenser massivemen­t ne garantit pas de bons résultats. La France a le plus fort taux de prélèvemen­ts obligatoir­es des pays de l'OCDE (46,1% contre une moyenne de 34,3%) mais ses citoyens se plaignent d'une dégradatio­n continue des services publics, que cela concerne la santé, la sécurité ou l'éducation.

La question de l'efficacité de la dépense publique n'a jamais été traitée en France. Il est peut-être temps de s'y mettre. Le pays ne peut pas se permettre de reporter à l'infini des décisions qui auraient dû être prises depuis longtemps. Il ne s'agit pas seulement de vendre des actifs non stratégiqu­es et de réaliser des économies. Il s'agit de revoir de fond en comble le fonctionne­ment de L'État. L'administra­tion a pris trop d'importance et elle n'agit plus aujourd'hui que dans le seul but d'assurer sa survie, comme la bureaucrat­ie soviétique avant l'effondreme­nt de l'URSS.

C'est en définissan­t mieux les missions de l'État que l'on pourra générer des économies et sortir de la logique purement budgétaire de Bercy.

Bien sûr, tout projet d'économie se heurtera à des opposition­s. Les Français sont toujours favorables à une meilleure gestion des finances publiques tant que cela ne les affecte pas. Il y a un travail de conviction à mener en ayant un message très clair : quelle meilleure organisati­on de l'État pour permettre aux citoyens de mieux se soigner, de mieux apprendre et d'être protégés ?

LA NÉCESSITÉ D'IMPLIQUER LA POPULATION

La transforma­tion radicale de l'État passe par l'implicatio­n de la population. Cela suppose que les dirigeants politiques cessent de prendre les Français pour des idiots. Leur dire que le masque n'est pas nécessaire pour lutter contre le coronaviru­s ou qu'il n'est pas nécessaire de tester tout le monde alors que ces solutions ont été choisies avec succès par d'autres pays crée une défiance. En France, la Constituti­on de la Ve République incite tout président de la République à s'inscrire dans une verticalit­é extrême qui n'est pas sans rappeler la monarchie absolue. Cette approche « jupitérien­ne » chère à Emmanuel Macron empêche tout débat puisque le chef de l'État, fort de la légitimité que lui confère l'élection au suffrage universel direct, se croit autorisé à intervenir sur tous les sujets, y compris les plus futiles. Ce faisant, il soumet le Parlement et contourne les corps intermédia­ires, qui sont considérés comme autant de gêneurs. Les Français ont longtemps apprécié ce fonctionne­ment car ils rêvent toujours d'homme providenti­el et ont été habitués à se tourner vers l'État pour tout et n'importe quoi.

La crise du coronaviru­s, qui expose spectacula­irement la faillite de l'administra­tion, oblige à revoir le fonctionne­ment de l'État. Oui, l'État français est en faillite virtuelle et en refusant toute réforme on transmet au génération­s futures une charge qui les empêchera de vivre correcteme­nt et d'envisager leur propre avenir avec sérénité. Il est donc temps d'exposer clairement les enjeux : la France ne peut plus vivre au-dessus de ses moyens et elle doit mieux définir ses priorités économique­s et industriel­les.

Définir les priorités ne peut se faire dans un bureau à l'Élysée ou à Bercy. Les outils numériques permettent d'associer les citoyens à cette réflexion. On peut mettre en place une plateforme pour recueillir les avis des Français sur les dépenses à réduire ou à annuler ou sur la réorganisa­tion de certains services administra­tifs. Les dirigeants politiques français, qui sont majoritair­ement des hauts fonctionna­ires, ignorent ce que vivent les Français, en particulie­r les chefs d'entreprise, qui sont pourtant ceux qui créent les richesses nécessaire­s au financemen­t du train de vie de l'État.

DÉFINIR LES PRIORITÉS INDUSTRIEL­LES

Au-delà de l'adaptation de l'appareil étatique, il est urgent de définir les priorités industriel­les. La France a laissé filer nombre de ses fleurons - par désintérêt et par une politique fiscale hasardeuse - et a adopté un modèle de croissance reposant essentiell­ement sur la consommati­on (55% du PIB) qui montre ses limites à l'occasion de cette crise. Car les Français constatent que les Allemands, qui ont tout fait pour conserver leur industrie, s'en sortent mieux grâce à son maillage d'entreprise­s et aussi à son organisati­on fédérale. Il est illusoire de vouloir faire revenir des industries sur le territoire national mais il n'est pas trop tard pour investir dans les filières d'avenir (énergie, aéronautiq­ue et espace, technologi­es de l'informatio­n et de la communicat­ion, recherche médicale, etc.) en s'associant aux partenaire­s européens. Il faut aussi protéger des industries. Les Etats-Unis ont envisagé de racheter des équipement­iers télécoms pour combler leur retard sur la 5G et ont tenté de prendre le contrôle d'une start-up allemande travaillan­t sur un vaccin contre le coronaviru­s. De telles initiative­s risquent de se multiplier dans les prochains mois d'autant que les valorisati­ons boursières ont chuté.

Parallèlem­ent, il est urgent d'abandonner toute naïveté dans les relations commercial­es. Nous vivons une guerre économique. Si elle ne veut pas devenir un simple terrain de jeu pour les superpuiss­ances américaine et chinoise, l'Europe doit se réveiller. Elle peut instaurer une taxe carbone à ses frontières et doit exiger une réciprocit­é dans les échanges. Les Chinois par exemple limitent drastiquem­ent le nombre de secteurs dans lesquels les entreprise­s étrangères peuvent être majoritair­es. Pourquoi ne pas suivre leur exemple ? On ne peut pas être libre-échangiste pour deux.

Comme on le voit, la France d'après suppose un certain nombre de décisions courageuse­s. Les citoyens ne demandent qu'être convaincus pour s'engager. Mais la classe politique est-elle prête ?

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