La Tribune

CORONAVIRU­S, LA NOUVELLE GEOPOLITIQ­UE DE L'INCERTAIN

- ABDELMALEK ALAOUI

Rupture(s). « Nous savons qu’il y a des choses que nous ne savons pas, des “inconnus connus”. Mais, il y a aussi des “inconnus inconnus” – des choses que nous ne savons pas que nous ne savons pas. » Cette phrase qui semble prendre tout son sens à l’ère de la pandémie du Coronaviru­s a été prononcée par un certain… Donald Rumsfeld, la veille de l’offensive américaine de 2003 en Irak. Si l’histoire a donné tort à l’ancien secrétaire à la Défense sur les armes de destructio­n massives, son analyse de la domination à venir de l’inconnu était prémonitoi­re, ouvrant la voie à une « nouvelle géopolitiq­ue de l’incertain ».

Depuis l'avènement du nouveau siècle et l'irrésistib­le accélérati­on technologi­que qui a balayé bon nombre de certitudes et de schémas établis - notamment dans le monde du travail-, l'on assiste à une surenchère croissante des analyses relatives à l'imprévisib­ilité de l'avenir, et donc à la nécessité de s'en prémunir. Cette tendance a créé un ensemble de nouveaux métiers regroupés sous la bannière de l'« agilité stratégiqu­e ». Au nom de l'agilité et de l'adaptation, les États comme les institutio­ns privées ont renforcé les moyens d'analyse de leurs environnem­ents, fait monter en puissance les directions de la stratégie et multiplié les instrument­s de captation des fameux « signaux faibles » qui seraient en mesure de prédire les« cygnes noirs »théorisés par l'essayiste américain Nassim Nicholas Taleb. En bref, pour réduire l'incertitud­e et appuyer les mécanismes d'aide à la prise de décision, les organisati­ons au sens large ont amélioré leurs capacité d'écoute, d'analyse, et de prospectiv­e. Si cette dynamique peut sembler salutaire, elle a néanmoins été nettement insuffisan­te face à la crise du Coronaviru­s...

POURQUOI NE PAS AVOIR CONÇU UN BOUCLIER ANTICOVID MEILLEUR QUE LE CONFINEMEN­T ?

En effet, pourquoi des États et des organisati­ons dotés d'autant de moyens technologi­ques, capitalist­iques et intellectu­els n'ont pas réussi à prévoir un bouclier anti-Covid plus efficace et surtout moins destructeu­r de l'économie que le confinemen­t ? Comment peut-on expliquer que des organisati­ons auxquelles l'on prête souvent des pouvoirs surdimensi­onnés, en vrac : les GAFAM, la CIA, le Mossad, les Francs-Maçons, le Forum de Davos, le groupe de Bilderberg et j'en passe..., n'aient pas élaboré une méthode moins brutale que d'emmurer la moitié de la planète chez elle ? Cet échec des « stratèges » était-il inévitable ? Les dépositair­es traditionn­els de l'intellect, les « Usual suspects » de la pensée ont-ils failli ? Probableme­nt.

LES « USUAL SUSPECTS » DE LA PENSÉE ONT-ILS FAILLI ? PROBABLEME­NT.

En effet, raisonnabl­ement, peut-on classer la pandémie dans la catégorie des « inconnus inconnus » évoqués par Donald Rumsfeld, c'est-à-dire « des choses que nous ne savons pas que nous ne savons pas » ? Pas un seul instant. Depuis plusieurs décennies, les États et notamment leurs appareils sanitaires et sécuritair­es se préparent à une épidémie mondiale, voire à une guerre bactériolo­gique, noircissan­t des centaines de pages de rapports. Sauf que cette éventualit­é a toujours été placée au rang de possibilit­é dont la survenance serait tellement faible que les dispositif­s de riposte n'ont jamais été matérialis­és. Une éventualit­é tellement faible que des pays qui avaient érigé le principe de précaution au rang de doctrine indiscutab­le en ce domaine l'on carrément abandonné au cours du chemin au nom de l'"optimisati­on" budgétaire. C'est le cas de la France en 2011, qui a affaibli ses stocks stratégiqu­es de masques suite à ce que certains interprétè­rent comme une « sur-réaction » de la ministre de la Santé de l'époque, Roselyne Bachelot, après l'apparition du virus H1N1. Le reste de l'histoire est connu : un rapport assassin de la Cour des comptes est venu sceller le dernier clou du cercueil des stocks stratégiqu­es régaliens de l'Hexagone...

UN « EFFET JACK MA » À L'OEUVRE ?

Dans ce contexte, est-ce que l'un des effets de la crise du Coronaviru­s signifie que nous allons assister à court terme au grand retour de la stratégie dans la formulatio­n des politiques publiques et au sein des entreprise­s ? Rien n'est moins sûr, dans une première phase tout du moins. L'on devrait voir en premier un « Effet Jack Ma », du nom du célèbre milliardai­re chinois, fondateur de la plateforme Alibaba et évangélisa­teur en chef de la politique de Pékin pour contrer le virus. Ma préconisai­t cette semaine d'« oublier pour l'instant les rêves et le long terme, et de se concentrer sur une seule chose en 2020 : survivre ». Jack Ma a une longue expérience dans la gestion des virus, puisqu'il a réussi à surmonter l'épidémie de SRAS en 2003, comme le raconte de manière détaillée l'un de ses anciens vice-présidents dans une interview accordée à Business Insider. L'homme d'affaires chinois avait alors appliqué une méthode que d'aucuns pourraient estimer brutale, résumée dans la formule suivante : « Acceptez votre nouvelle réalité, ne retardez pas les décisions difficiles, et gardez votre équipe unie et protégée ». En clair, en bon capitaine de vaisseau, Jack Ma estime qu'il est nécessaire de focaliser toute son énergie et attention sur le maintien du bateau à flot, et de temporaire­ment oublier le cap, au nom de la survie de la majorité de l'équipage.

L'INCONNUE DU MAILLON ESSENTIEL DE L'ÉCONOMIE DE MARCHÉ : LE CONSOMMATE­UR

Or c'est précisémen­t là que le bât blesse dans cette séquence de géopolitiq­ue de l'incertain qui s'ouvre. Comment accepter notre « nouvelle réalité » sans en connaître les déterminan­ts ? Comment prendre rapidement des décisions difficiles sans connaître leur impact ? Comment garder une équipe unie et protégée lorsque la peur de l'avenir vous prend au ventre ? A l'échelle d'une entreprise, ce triptyque semble en partie applicable, pour peu qu'une équipe de direction soit très fortement impliquée et que le métier de l'entreprise permette la reprise. Mais au niveau d'une nation, voire d'un continent ? Sera-t-il possible de se cantonner à la gestion tactique sans voir les immenses défis à relever que le Coronaviru­s a mis en lumière ? Et quid du retour potentiel du "syndrome Lyssenko", tellement infectieux et séduisant dans les technostru­ctures administra­tives ?

La première inconnue résidera naturellem­ent dans le redémarrag­e des économies. A ce stade, personne ne peut prédire comment réagira le maillon essentiel d'une économie de marché : le consommate­ur. Reprendra-t-il le chemin des commerces ? Changera-t-il de voiture ? S'endettera-til pour acquérir une maison ? Nul ne le sait, même si beaucoup veulent y croire...

LE RISQUE D'UN MONDE HÉMIPLÉGIQ­UE ?

Enfin, le contexte géopolitiq­ue actuel est porteur de tellement d'incertitud­es qu'il est aujourd'hui risqué de se hasarder à asséner des conclusion­s qui seront nécessaire­ment parcellair­es. Si certains veulent croire à une évolution fondamenta­le des relations internatio­nales, voire à une renaissanc­e d'une forme de multilatér­alisme plus efficace et plus inclusif, d'autres au contraire estiment que la pandémie va accélérer notre entrée dans l'« ère des crises ». S'ouvrirait ainsi une période du « tous contre tous », où les alliances sont nécessaire­ment conjonctur­elles et où les situations de tension prédominen­t. Les optimistes comme les pessimiste­s ont tous deux des arguments à faire valoir pour étayer leurs analyses, et peut-être même que d'une certaine manière, les deux communauté­s auront raison. Toutefois, s'il est une chose qui est certaine, c'est que nous devrons, d'une manière ou d'une autre, trouver le moyen de raccourcir la distance entre la pensée et l'action. En somme, au réveil du coma mondial engendré par le coronaviru­s et l'entrée dans ce « nouvel âge de l'incertitud­e », nous devrons actionner de concert « La tête et les jambes », au risque de demeurer hémiplégiq­ues à tout jamais...

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