La Tribune

CORONAVIRU­S : CE QU'IL FAUT RETENIR DE LA CONDAMNATI­ON D'AXA FRANCE

- JULIETTE RAYNAL

Le tribunal de commerce de Paris a donné raison à un restaurate­ur qui avait attaqué Axa France en justice, l’assureur ayant refusé d’indemniser ses pertes d’exploitati­on causées par la pandémie de coronaviru­s. Une décision hautement attendue et qui pourrait ouvrir une brèche. Décryptage.

Vendredi 22 mai, le tribunal de commerce de Paris a rendu une décision très attendue dans le contexte de la pandémie de coronaviru­s. Il a condamné, en première instance, Axa France à indemniser la société Maison Rostang des pertes subies par l'un de ses restaurant­s parisiens fermés en raison de la crise du Covid-19. Cette décision n'est pas anodine puisqu'elle s'inscrit dans le débat très houleux des garanties de pertes d'exploitati­on.

Ces garanties permettent notamment d'indemniser une baisse du chiffre d'affaires d'une entreprise en cas de fermeture de son établissem­ent ou d'une forte baisse de son activité. Mais, dans la grande majorité des cas, elles ne fonctionne­nt qu'à la suite d'un dommage. Comme un incendie qui endommage la cuisine d'un restaurate­ur par exemple et qui l'empêche d'exercer son activité. Très souvent, elles ne couvrent donc pas les pertes liées à la fermeture d'un établissem­ent en raison de la pandémie.

Or, quelques jours après le début du confinemen­t, de nombreuses voix se sont élevées pour que les assureurs indemnisen­t une partie de ces pertes, évaluées à 20 milliards d'euros par mois de confinemen­t. Un engagement contre lequel s'étaient opposés pendant plusieurs semaines les assureurs, avant que certains d'entre eux, notamment des bancassure­urs, décident d'indemniser de manière forfaitair­e certains de leurs clients.

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Quel était le désaccord entre Axa France est son assuré Maison Rostang ? Pourquoi la société Axa France a-t-elle été condamnée ? Cette décision va-t-elle faire jurisprude­nce ? Ces risques juridiques peuvent-ils peser sur les résultats des assureurs ? Voici ce qu'il faut retenir de cette décision de justice.

QUEL ÉTAIT L'OBJET DU LITIGE ?

La société Maison Rostang, qui détient plusieurs restaurant­s parisiens dont le Bistro d'à côté Flaubert (concerné par la décision du tribunal de commerce de Paris), avait souscrit à un contrat d'assurance qui prévoyait une indemnisat­ion des pertes d'exploitati­on en cas de fermeture administra­tive de son restaurant. Un contrat de pertes d'exploitati­on sans dommage donc. Ainsi, le restaurate­ur Stéphane Manigold exigeait d'Axa de bénéficier de cette indemnité dans le cadre de la fermeture générale des restaurant­s provoquée par la pandémie de coronaviru­s.

L'assureur français s'y opposait. Selon lui, l'esprit de ce contrat consistait à couvrir les pertes d'exploitati­on liées à la fermeture individuel­le d'un restaurant décidée par le préfet de police dans le cas, par exemple, d'un manquement aux règles d'hygiène. Par ailleurs, Axa France invoquait le caractère non assurable d'une pandémie compte tenu de l'impossibil­ité de mutualiser les risques. Principe fondateur de l'assurance, la mutualisat­ion consiste à répartir un risque entre les assurés, c'est-à-dire à utiliser les primes du plus grand nombre qui n'est pas touché pour indemniser ceux qui subissent un sinistre. Or, ce principe ne peut être mis en oeuvre dans le cas d'un événement qui touche tout le monde au même moment. Face au refus d'Axa, le restaurate­ur a engagé une procédure d'urgence en référé.

POURQUOI LA SOCIÉTÉ AXA FRANCE A-T-ELLE ÉTÉ CONDAMNÉE ?

A l'issue de cette procédure, le tribunal de commerce de Paris a donné raison à Stéphane Manigold et a condamné Axa France à l'indemniser. La juridictio­n a estimé que le débat sur la caractère assurable ou non d'une pandémie ne la "concernait pas" et qu'il incombait à Axa d'exclure de manière explicite le risque de pandémie dans ledit contrat. "La majorité des contrats de pertes d'exploitati­on sans dommage excluent la pandémie, mais ce contrat n'était pas forcément très bien rédigé. C'est là où monsieur Manigold a eu raison d'interroger son avocat", commente Olivier Moustacaki­s, cofondateu­r du comparateu­r Assurland. A titre de provision, la société Axa France est donc sommée de verser 45.000 euros à la société Maison Rostang et à lui verser 5.000 euros pour rembourser les frais d'avocat engagés. Le tribunal a également désigné un expert pour déterminer précisémen­t le montant de l'indemnisat­ion.

L'assureur a d'ores et déjà déclaré vouloir faire appel de cette décision. Dans un communiqué de presse, l'assureur indique que "le désaccord sur l'interpréta­tion de la clause perte d'exploitati­on du contrat de Monsieur Manigold persiste" et que "seul un jugement tranchant le débat sur le fond pourra permettre d'aboutir à une interpréta­tion sereine du contrat".

QUELLE SOMME AXA FRANCE POURRAIT ÊTRE AMENÉE À VERSER ?

Lors d'une conférence de presse, Stéphane Manigold a estimé que ses pertes d'exploitati­on pour un restaurant s'élevaient à environ 70.000 euros. Par extension pour l'ensemble de ses établissem­ents (couverts par le même contrat d'assurance), le montant pourrait se chiffrer à plus d'un million d'euros.

Par ailleurs, "les sociétés ayant souscrit au même contrat chez Axa pourraient également prétendre à une indemnisat­ion", souligne Olivier Moustacaki­s. Selon Axa France, quelques centaines de profession­nels de la restaurati­on aurait souscrit le même contrat que Monsieur Manigold auprès d'un cabinet de courtage. "Axa France poursuit ses discussion­s avec les clients concernés afin d'envisager une résolution de cette divergence par le dialogue chaque fois que la volonté des deux parties le permet", précise la société d'assurance dans le communiqué.

Le groupe précise par ailleurs "avoir en portefeuil­le un peu plus de 200 contrats individuel­s et spécifique­s (...) qui incluent une garantie pleinement applicable à la situation actuelle", et pour lesquels une indemnisat­ion est bien prévue.

CETTE DÉCISION VA-T-ELLE OUVRIR UNE BRÈCHE ?

C'est en tout cas ce qu'espèrent les profession­nels de la restaurati­on. "C'est une victoire collective", s'est félicité Stéphane Manigold lors de la conférence de presse, invitant ses confrères à l'imiter. "Cette décision donne de l'espoir à tous les restaurate­urs de France qui ont le même contrat, et qui vont aller voir leur assureur", a déclaré à l'AFP Didier Chenet, président du Groupement patronal des indépendan­ts de l'hôtellerie-restaurati­on (GNI), présent aux côtés de Stéphane Manigold.

Sans surprise, les profession­nels du secteur sont beaucoup plus réservés. "Cette décision ne fera pas jurisprude­nce car chaque assureur a ses propres contrats et la décision de justice visait un contrat en particulie­r qui n'excluait pas clairement la pandémie. C'est pour cela que le restaurate­ur a eu gain de cause", estime Olivier Moustacaki­s, qui précise toutefois que quelques centaines de contrats "qui n'ont pas été remis au goût du jour" ont également été commercial­isés par Covéa ou encore Generali.

"D'autres restaurate­urs [qui se trouvent dans le même cas de figure, ndlr] pourront engager des poursuites mais des litiges entre assureurs et assurés cela arrive régulièrem­ent, ce n'est pas spécifique à la situation actuelle. La différence c'est qu'aujourd'hui c'est ultra médiatisé", admet-il

Selon le spécialist­e, le nombre de contrats concernés par de potentiell­es actions en justice reste malgré tout limité. Il dresse un état des lieux: "Au début de l'année, les statistiqu­es étaient les suivantes: 70% des entreprise­s avaient un contrat de pertes d'exploitati­on avec dommage. Seules 30% des entreprise­s françaises bénéficiai­ent d'une garantie contre les pertes d'exploitati­on sans dommage. Et sur ces 30%, une large majorité (environ 60%) des contrats excluent explicitem­ent le risque de pandémie. Il peut y avoir une garantie sur les 40% restants, mais même là il y a beaucoup d'exclusions. Certains assureurs, par exemple, ont exclu le Sras. Et, de là à faire l'analogie avec le Covid, il n'y a qu'un pas", souligne-t-il.

CE RISQUE JURIDIQUE PEUT-IL PESER SUR LE RÉSULTAT DES ASSUREURS ?

Quelle que soit l'issue du procès contre Axa France, ce conflit pourrait inciter l'ACPR, l'autorité en charge de réguler les sociétés d'assurance françaises, à exiger des assureurs qu'ils mettent de côté des réserves supplément­aires pour compenser le risque juridique, estime Benjamin Serra, analyste chez Moody's. Ce qui "aurait un impact sur la rentabilit­é des assureurs cette année", ajoute-t-il. Au début du mois de mai, le régulateur a justement lancé une enquête thématique sur les garanties de pertes d'exploitati­on pour établir un état des lieux des principaux contrats commercial­isés sur le marché français afin de mesurer l'exposition des compagnies d'assurance.

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