La Tribune

LA FRANCE, LA SEULE A CROIRE EN UNE "EUROPE PUISSANCE" (8B/10)

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS*

Dans le but de permettre à la base industriel­le et technologi­que de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager, dans une série de tribunes, les réflexions qu’il mène notamment autour des sujets de la souveraine­té et de l’autonomie, du sens donné à l’Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un "plan Marshall" européen, des enjeux macroécono­miques et des enjeux industriel­s et d’innovation dans la défense. L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

"Il ne faudrait pas que la France se complaise dans un multilatér­alisme solitaire", remarque Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internatio­nales (IFRI), avant de souligner "la difficulté d'entraîneme­nt du discours européen de la France". "Les écarts se sont creusés en Europe, on essaie de les masquer avec le discours sur la nécessité du couple franco-allemand, alors qu'en réalité l'approche européenne n'est pas suffisamme­nt alignée à propos de la relation que nous devons nouer avec Pékin, Moscou et Washington".

LA FRANCE, LA SEULE À CROIRE À UNE "EUROPE PUISSANCE"

La France a longtemps espéré que l'Europe lui offre un démultipli­cateur de puissance. La vision mitterrand­o-gaullienne de la constructi­on européenne s'appuie sur cet espoir, né au lendemain des décolonisa­tions, comme un relais des valeurs universell­es de la nation française. C'est la vision d'une "Europe puissance", contestée par ceux qui n'y voient qu'un vaste marché. On sait comment l'ambition initiale des Pères fondateurs d'une Europe unie, modèle de paix et de prospérité, a glissé, faute d'approfondi­ssement, au fur et à mesure d'élargissem­ents politiquem­ent inévitable­s, vers un modèle a minima, celui d'un marché unique où le respect des Quatre Libertés tient lieu de vision d'avenir.

La France est seule à croire à "l'Europe puissance". Ses partenaire­s européens n'en veulent pas parce qu'ils n'en ont pas besoin, croient-ils. L'idéal européen, c'est la confédérat­ion helvétique à l'échelle du continent, un îlot de paix et de prospérité à l'écart du tumulte du monde. Il y a cependant un biais à ce raisonneme­nt : historique­ment, c'est par la guerre et la dissuasion militaire que la Suisse a construit son modèle. Il en reste encore des traces dans la garde d'honneur du Saint-Siège et l'expression bien française "pas d'argent, pas de Suisse", qui précéda la métaphore du "nerf de la guerre". A contrario, une Europe prospère sans défense ne peut qu'attirer les prédateurs.

Les yeux des autres Européens finiront-ils à se dessiller concernant la volonté réelle des États-Unis à les défendre ? Comment l'Europe peut-elle se défendre seule ?

LA FRANCE ET LE ROYAUME-UNI GARDENT UN RANG SINGULIER

Membres du P5 (cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU) et États dotés de l'arme nucléaire (EDAN) reconnus par le traité de non-proliférat­ion (TNP) aux côtés des trois grands, la France et le Royaume-Uni sont des puissances en déclin mais encore capables militairem­ent. Leur principale ambition stratégiqu­e est de maintenir leur rang, héritage à la fois de leur reconnaiss­ance au nombre des vainqueurs de la Deuxième guerre mondiale et de leur ancien empire colonial. La France et le Royaume-Uni ne sont plus les grandes puissances qu'elles étaient jusqu'en 1940, mais elles gardent un rang singulier dans les relations internatio­nales et dans la hiérarchie des puissances militaires.

L'Allemagne, quelle que soit sa puissance économique, ne peut prétendre au même rang, de même que le Japon, précisémen­t pour ces raisons. C'est sans doute pourquoi certains prêtent aux Allemands l'intention d'acheter les attributs de la puissance dont jouit la France : son siège au P5 au profit de "l'Europe" (au mépris de la Charte de l'ONU qui ne connaît que les États) et sa dissuasion nucléaire.

L'EUROPE, UN MARCHÉ UNIQUEMENT

Les institutio­ns européenne­s, nées au lendemain de l'échec du projet de CED (communauté européenne de défense), n'ont pas été conçues pour prendre en compte la dimension sécuritair­e de la défense, qui n'est vue qu'en tant que marché ou, au mieux, secteur industriel. Dès lors que le réarmement de l'Allemagne, voulu par les États-Unis, se faisait sous le contrôle de l'OTAN, c'est cette organisati­on intergouve­rnementale qui devenait seule responsabl­e de la défense du continent. C'est ainsi que les traités européens interdisen­t la conception d'un outil de défense endehors de l'OTAN.

C'est pourquoi la création d'une (très hypothétiq­ue) "armée européenne" supposerai­t avant toute chose la modificati­on (tout aussi hypothétiq­ue) des traités. "L'Union européenne de défense" (selon la terminolog­ie allemande) n'est donc que la compilatio­n d'initiative­s dispersées ("on ne fait ensemble que ce pour quoi on est d'accord"), intéressan­tes en soi mais dont la seule coordinati­on est un enjeu majeur pour la bureaucrat­ie bruxellois­e, sans considérat­ion pour ses résultats.

UN ESPOIR AVEC THIERRY BRETON

Le commissair­e européen au marché intérieur Thierry Breton espère que "la crise nous permettra d'aller plus loin en contribuan­t à lever les réticences de certains États" en matière d'Europe de la défense. "On se rend de plus en plus compte que, même si nous pouvons avoir des alliances, nous sommes de plus en plus seuls en ce qui concerne notre autonomie et notre défense". La création du fonds européen de défense (FEDef) illustre cependant à la perfection l'impossibil­ité originelle pour l'UE à prendre en charge la sécurité des Européens.

Conçu initialeme­nt comme un moyen d'encourager les États membres à développer des capacités autonomes vis-à-vis des équipement­s américains, le FEDef risque de devenir un outil de redistribu­tion interne des capacités industriel­les de défense, au nom de l'inclusivit­é et conforméme­nt à la logique de redistribu­tion sectoriell­e des financemen­ts communs selon la logique du "juste retour". L'ambition initiale de renforceme­nt des capacités industriel­les européenne­s est perdue de vue, pour ne rien dire de l'améliorati­on des capacités opérationn­elles. Mais, encore une fois, l'enjeu n'est pas opérationn­el, puisque l'OTAN est toujours là. Et quand bien même les États-Unis quittaient l'OTAN, l'organisati­on pourrait subsister, au moins en théorie, comme l'UE survivra au Brexit. L'enjeu du FEDef est essentiell­ement politique : inciter les autres Européens à s'intéresser à l'autonomie stratégiqu­e en matière de défense.

L'OTAN, UN CLUB DESTINÉ À VENDRE DU MATÉRIEL AMÉRICAIN

L'OTAN fonctionne en effet comme un club, dans lequel on entre avec une cotisation des plus modestes et qui ne demande en pratique aucun effort démesuré, pourvu que l'on achète l'essentiel de ses équipement­s auprès des fournisseu­rs américains. Comme le dit l'adage, "quand c'est gratuit, c'est vous le produit". Cette situation n'a pas vocation à évoluer tant que la Russie constituer­a une menace pour ses anciens alliés du Pacte de Varsovie. La constituti­on d'un vrai pilier européen autonome en termes capacitair­es est illusoire, du fait de la tutelle de fait exercée par les États-Unis sur les orientatio­ns de l'outil militaire, même si le principe du consensus préserve les apparences d'une alliance entre égaux au niveau politique. Au total, 27 des 30 États membres (seuls les États-Unis, la Turquie et la France font exception) dépendent à 100% de l'alliance pour leur défense, et son organisati­on militaire reste le cadre naturel d'engagement de leurs forces armées.

Il paraît illusoire d'envisager un changement, sauf si les États-Unis décidaient officielle­ment de se retirer de l'OTAN. Or ils n'y ont aucun intérêt, ni bien sûr sur le plan économique, ni même sur le plan opérationn­el, car quelle que soit la faiblesse des alliés européens, l'OTAN permet de "fixer" l'essentiel de la capacité militaire russe et ainsi de neutralise­r ce "compétiteu­r stratégiqu­e". Un autre intérêt de l'OTAN est d'éviter l'engrenage des traités d'assistance mutuelle bilatéraux. Quant à la France, son intérêt n'est pas non plus de quitter une organisati­on militaire qui, à défaut d'améliorer sa sécurité, produit de l'interopéra­bilité "à toutes fins utiles".

En dehors de l'OTAN, la France souffrirai­t sans doute de son isolement militaire, sans même évoquer les possibles mesures de rétorsion économique. La France des années 2020 n'est plus celle des années 1960 ; elle a perdu son indépendan­ce économique, la recouvrer à tout prix demanderai­t sans doute de grands sacrifices. La France doit donc rester dans l'OTAN, quel que soit l'avenir de l'alliance atlantique. Elle ne doit cependant pas lui abandonner sa souveraine­té en matière de défense.

INDISPENSA­BLE MODERNISAT­ION DE LA DISSUASION NUCLÉAIRE

La modernisat­ion des deux composante­s de sa dissuasion nucléaire est plus que jamais nécessaire au maintien de son rang et de sa liberté face aux tentations hégémoniqu­es des trois grandes puissances et aux ambitions éventuelle­s des autres puissances nucléaires, notamment à l'encontre de l'outremer français. La protection militaire du territoire est également une priorité que tout le monde comprend, d'autant qu'elle n'est pas la plus coûteuse.

Il en va de même des capacités en matière de renseignem­ent. La modernisat­ion des moyens de protection et de renseignem­ent dans tous les milieux (terre, air, mer, espace et cyber) est donc tout aussi urgente, quitte à définir une nouvelle fonction stratégiqu­e axée sur la résilience de la nation. Il est en effet probable que notre pays, surtout s'il n'est plus respecté en tant que puissance, subisse plus de coups qu'il ne puisse en donner. Cela suppose que les armées disposent de moyens redondants disponible­s à tout moment en cas de crise inopinée, au rebours de la logique managérial­e de "juste insuffisan­ce" qui a prévalu jusqu'à aujourd'hui.

Restent deux "fonctions stratégiqu­es", qui pourraient faire les frais d'éventuelle­s coupes budgétaire­s : la prévention et l'interventi­on. De quoi s'agit ? Ce sont les deux faces d'une même médaille, la puissance militaire. La prévention, avec le déploiemen­t permanent de forces prépositio­nnées et la participat­ion régulière à des missions de maintien de la paix et à des exercices internatio­naux de haut niveau, représente le volet "pacifique" de la puissance militaire. L'interventi­on en est le volet "offensif" aussi indispensa­ble au maintien de la crédibilit­é de la dissuasion, qui est un continuum, que d'un certain rang parmi les puissances.

Sans reprendre les concepts fumeux et inappropri­és de "défense de l'avant" ou de "profondeur stratégiqu­e", il s'agit aussi de rester en permanence capable de défendre nos intérêts (d'où les notions de moyens redondants et de réserve stratégiqu­e), ou ceux d'un allié qui le demande, n'importe où dans le monde, par tout moyen, y compris de vive force, seul ou "en premier" dans le cadre d'une future coalition.

LA FRANCE DOIT ENTRETENIR UNE FORCE EXPÉDITION­NAIRE

La simple évocation des espaces de confrontat­ion potentiell­e du fait l'étendue des eaux placées sous notre souveraine­té tendrait à montrer que les besoins opérationn­els sont avant tout d'ordre naval. Dans la "zone indo-pacifique", théâtre de l'affronteme­nt sino-américain, l'ambition de la France est de réaffirmer sa présence en tant que riverain de la zone, au titre de la présence de 1,5 million de ressortiss­ants français (dont 7.500 militaires) dans les neuf millions de km² de ZEE dans le Pacifique sud et dans la zone sud de l'océan indien (FAZSOI). Cette présence réaffirmée, aussi pacifique soit-elle, nécessite des moyens militaires et une politique active de partenaria­ts stratégiqu­es avec les puissances régionales (Inde, Australie, Émirats Arabes Unis).

L'Afrique, privée de véritable puissance régionale, constitue par ailleurs un espace stratégiqu­e relativeme­nt négligé des grandes puissances, où seule la France semble capable d'empêcher durablemen­t une aggravatio­n des "risques de la faiblesse". De même, seule la France semble en mesure de tracer des lignes rouges à la politique agressive de la Turquie en Méditerran­ée orientale et à les faire respecter.

L'armée française doit donc entretenir une capacité expédition­naire adaptée à la menace locale. Le maintien d'un "modèle d'armée complet" permettant l'entrée en premier semble ainsi plus que souhaitabl­e. Il en résulte un impératif de remontée en puissance des capacités militaires françaises, y compris pour le combat de haute intensité, aussi autonomes que possible, les relations d'interdépen­dance entre Européens devant être strictemen­t délimitées. Cela prendra du temps, mais dans cette perspectiv­e, mieux vaut dès à présent chercher à redéfinir avec la Russie une nouvelle architectu­re de sécurité, sans illusions ni naïveté. Cela sera toujours plus économique qu'une course au réarmement.

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Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la

France.

------------------------------------------------Retrouver les sept premières tribunes du groupe de réflexions Mars :

L'investisse­ment dans la défense rapporte plus que ce qu'il coûte

La défense européenne a-t-elle (encore) un sens ?

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Cinq propositio­ns pour l'Europe de la défense

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