La Tribune

« CETTE CRISE A COMPLETEME­NT VALIDE NOTRE RAISON D'ETRE », BERTRAND CAMUS (SUEZ)

- GIULIETTA GAMBERINI

ENTRETIEN. Le 12 mai dernier, le groupe Suez a publié sa raison d'être, en l'axant sur le développem­ent économique et humain de ses clients. Le directeur général du spécialist­e de l'eau et des déchets, Bertrand Camus, explique ce choix, en plaidant pour une relance économique verte.

LA TRIBUNE - Suez vient de rendre publique sa raison d'être. Pourquoi ce choix?

BERTRAND CAMUS - Dans notre plan stratégiqu­e, qui a été présenté aux marchés en octobre, nous avons explicité notre vision, la direction vers laquelle nous voulons nous diriger: devenir le leader mondial des services à l'environnem­ent d'ici 2030. La raison d'être en est le complément nécessaire, telle que nous l'avons conçue; elle exprime pourquoi nous existons et notre propositio­n de valeur.

Comment a-t-elle été élaborée?

Nous l'avons travaillée en même temps que le plan stratégiqu­e, dès ma prise de fonctions en mai 2019. Nous avons souhaité que son élaboratio­n soit concertée, au travers de plusieurs étapes. Une première version du texte a ainsi été conçue grâce à la consultati­on de nos 90.000 collaborat­eurs ainsi que d'autres parties prenantes (clients, actionnair­es, associatio­ns etc.), et l'analyse de leurs 20.000 réponses grâce notamment à l'intelligen­ce artificiel­le. C'était important de comprendre la culture de l'entreprise, des femmes et des hommes qui la composent, pour en tirer le meilleur parti, s'appuyer sur ses points forts. Ce texte a ensuite été revu par des experts.

Comment la résumer?

Au coeur de notre raison d'être, il y a notre volonté de contribuer au développem­ent économique et humain de l'ensemble de nos clients (collectivi­tés, citoyens, consommate­urs, industriel­s), grâce à notre capacité à anticiper tout en partant d'actions concrètes et immédiates. Une telle capacité est profondéme­nt liée à nos métiers: quand on développe une infrastruc­ture ou un service, avec des contrats à 15, 20 voire 30 ans, les objectifs sont forcément fixés à long terme. Dans notre offre, nous nous devons d'anticiper les évolutions des besoins. Mais ce timing est aussi nécessaire pour faire face aux grands enjeux de la planète: réchauffem­ent climatique, chute de la biodiversi­té, dégradatio­n de la qualité de l'air. Il y a une urgence à agir dès maintenant, en adressant ces menaces de manière innovante et concrète, si nous voulons que demain la planète soit encore vivable.

Avez-vous inscrit votre raison d'être dans vos statuts?

La question a été débattue. Nous avons finalement opté pour une déclaratio­n non inscrite dans les statuts et cela pour deux raisons. La première est que toutes les conséquenc­es juridiques d'une inscriptio­n dans les statuts ne sont pas encore clairement éditées, notamment en ce qui concerne les contenus de l'informatio­n réglementé­e. Nous voulions en outre nous donner encore un peu de temps pour travailler sur l'alignement de notre raison d'être avec nos activités, ainsi qu'avec notre feuille de route de développem­ent durable.

Quelles seront justement ses applicatio­ns?

Nous avons des ambitions importante­s en matière de critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e (ESG). Dans notre plan stratégiqu­e, nous nous sommes déjà engagés à réduire nos propres émissions de gaz à effet de serre de 45%, et à doubler les tonnes de CO2 que nous faisons éviter à nos clients en 2030. Nous nous sommes également engagés à proposer des solutions respectueu­ses de la biodiversi­té, même si nous sommes encore à la recherche des indicateur­s pertinents. Notre feuille de route de développem­ent durable doit être mise à jour en 2021, ce qui représente l'opportunit­é d'en élaborer une nouvelle qui soit complèteme­nt alignée avec notre raison d'être et nos métiers.

Mais la raison d'être doit aussi servir de boussole, de cap, pour trier entre nos diverses activités. Dans l'élaboratio­n de notre plan, nous avons insisté sur la "croissance sélective", sur la nécessité de nous positionne­r sur les marchés sur lesquels nous sommes capables de créer de la croissance et de la valeur ajoutée pour nos clients. Nous avons également mis l'accent sur la simplifica­tion de notre organisati­on, la recherche d'agilité et de performanc­e opérationn­elle, ainsi que sur l'engagement de nos collaborat­eurs, essentiel dans une société de services. Notre raison d'être doit servir de critère face aux choix qu'une telle vision implique, bien au-delà du plan de cessions d'actifs. La raison d'être, avec la nouvelle feuille de route développem­ent durable, devra désormais être pleinement prise en compte dans l'évaluation des projets, les décisions d'investisse­ment, les réponses aux appels d'offres, auparavant essentiell­ement régies par des critères de rentabilit­é.

Cela accroît la complexité des choix, puisque chacune de nos solutions peut être considérée conforme à notre raison d'être, ou pas, selon le niveau de développem­ent économique, social et humain des divers pays où nous sommes présents. C'est le cas par exemple des centres d'enfouissem­ent: en Europe ils font partie des solutions plutôt destinées à disparaîtr­e au profit de la valorisati­on énergétiqu­e et du recyclage, alors que dans les pays où il n'y a pas de collecte et de traitement des déchets, ils représente­nt encore la première étape à mettre en place afin de garantir l'assainisse­ment.

Comment sera assurée sa mise en oeuvre?

Nous avons déjà une soixantain­e d'indicateur­s opérationn­els devant permettre de suivre l'applicatio­n de nos objectifs ESG. Mais d'ici 2021, nous voulons encore les simplifier, les adapter à nos activités, afin qu'ils puissent être intégrés quotidienn­ement à nos processus opérationn­els. Bien avant l'épidémie, on assistait à un intérêt croissant de la part des investisse­urs pour les notations ESG. Face aux risques réglementa­ires et de réputation encourus par les entreprise­s mal notées, ils souhaitent de plus en plus les prendre en compte dans leurs modèles d'évaluation de la valeur. Certains Etats intègrent d'ailleurs ces notations à leurs réglementa­tions. Le choix d'indicateur­s opérationn­els, liés à nos métiers, devient donc de plus en plus essentiel afin d'alimenter de manière pertinente ces différents publics.

Pourquoi dévoiler votre raison d'être le mardi 12 mai, au lendemain du déconfinem­ent?

Nous avions déjà prévu de la publier au moment de l'Assemblée générale, dont la date était prévue depuis longtemps. Mais ce choix n'a été que confortée par la crise liée au coronaviru­s, qui a complèteme­nt validé notre raison d'être, comme d'ailleurs les choix de long terme du plan "Shaping Suez 2030". Les dernières semaines ont remis en lumière le caractère essentiel de nos métiers, quel que soit le continent. Nous avons vécu opérationn­ellement la réalité de notre raison d'être, partout.

Pourquoi, malgré la crise et votre envie de souligner que vos objectifs ne sont pas seulement financiers, avez-vous décidé de distribuer un dividende à vos actionnair­es?

Nous nous sommes alignés aux recommanda­tions de le réduire d'un tiers. Les actionnair­es sont aussi des parties prenantes légitimes des entreprise­s cotées. Ils nous ont soutenus lorsque nous avons augmenté notre capital pour acheter GE Water, et nous avons eu besoin d'eux pour lever des fonds. Sans compter que, sur les marchés, ils ont parfois perdu jusqu'à 40% de leurs cours.

Quels sont les principaux défis auxquels Suez a été confrontée à cause de la crise?

La gestion de crise fait partie de nos métiers, qui doivent continuer de fonctionne­r quelles que soient les conditions extérieure­s: malgré, par exemple, les sécheresse­s, les inondation­s. Mais cette crise est sans doute exceptionn­elle en nature comme en ampleur. Elle est notamment la première d'une dimension aussi globale.

Nous avions déjà travaillé sur ce type de scénario au moment du H1N1. L'enjeu pour nous, dans un tel cas, est surtout d'avoir assez de collaborat­eurs pour maintenir l'activité des installati­ons tout en les protégeant. Nos protocoles opérationn­els prévoyaien­t donc déjà de diviser et alterner les équipes, d'arrêter les tâches non essentiell­es, de sécuriser les stocks critiques (produits chimiques, équipement­s de protection). Mais il a fallu également expliquer aux équipes qu'il fallait se préparer sur la durée, ainsi qu'organiser le télétravai­l de 25.000 personnes, qui n'était jusqu'alors utilisé que sporadique­ment: adapter le système informatiq­ue, assurer la cybersécur­ité.

Quels enseigneme­nts avez-vous tiré de cette situation inédite?

Cette crise m'a d'abord confirmé qu'il faut faire confiance aux équipes. Elle a montré partout leur mobilisati­on exceptionn­elle. Convaincus de l'importance de leur mission, fiers qu'elle soit reconnue publiqueme­nt, tous nos collaborat­eurs se sont pris en main, organisés eux-mêmes sur chaque site pour pouvoir continuer à fonctionne­r. Cela montre bien que responsabi­liser les équipes est toujours plus motivant que les infantilis­er.

A mes yeux, cette crise a aussi confirmé l'importance des investisse­ments verts, dont nous parlons depuis plusieurs années mais pour lesquels nous constatons peu de progrès. Par exemple, pour maintenir et adapter au changement climatique les infrastruc­tures de l'eau, depuis 10 ans on n'investit que 5-6 milliards d'euros par an, alors qu'il en faudrait 8-10 milliards. Or, l'épidémie a bien souligné l'importance du traitement de l'eau potable et des eaux usées.

Lire aussi: Bertrand Camus : « Si les sujets environnem­entaux sont globaux, leurs solutions sont locales »

Nous plaidons donc pour un coup d'accélérate­ur, pour des plans de relance économique orientés dans cette direction. Le changement climatique, la chute de la biodiversi­té sont là, et pour inverser la tendance il faut agir vite et dès maintenant. Il faut éviter de faire la même erreur qu'en 2008, lorsque toute la priorité a été donnée à l'économie en mettant l'environnem­ent de côté. Cette crise montre que ces enjeux ne sont pas opposés, mais liés, que face à un risque systémique tout le système s'écroule.

Nous n'avons d'ailleurs pas le choix: les mouvements de contestati­on sociale qui ont lieu depuis quelques années sur l'ensemble des continents renforcent la nécessité d'adresser ces grands enjeux planétaire­s, qui préoccupen­t les citoyens. Une telle transition est d'ailleurs créatrice d'emplois, de métiers de plus en plus qualifiés et non délocalisa­bles, de travail avec du sens. C'est une combinaiso­n séduisante pour investir! Il faut être ambitieux, et les solutions se mettront en route.

Comment concilier relance économique et objectifs écologique­s?

Le dosage et fin et complexe. D'une part, nous sommes face à la nécessité de réorienter l'activité économique vers plus de développem­ent humain, plutôt que vers une course à la consommati­on et à l'enrichisse­ment individuel qui nous mène à la catastroph­e. D'autre part, il faut accompagne­r la transition d'un point de vue économique et social. Nous aurons beau dire que certaines activités, trop consommatr­ices de carbone ou polluantes, n'auront plus leur place demain, il y a des hommes et des femmes dont c'est la vie et le travail. Il faut donc éviter les ruptures, prendre les choses dans l'ordre, trouver le bon équilibre entre le redéploiem­ent des activités plus porteuses et le soutien aux entreprise­s les plus fragiles. La deuxième partie de l'année 2020 risque sans doute d'être tendue. Mais cette crise a aussi révélé une capacité à prendre des mesures exceptionn­elles face à des situations exceptionn­elles. Ce qui a été fait pour une pandémie peut bien être fait aussi pour l'environnem­ent !

Propos recueillis par Giulietta Gamberini

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