La Tribune

"POUR RENDRE UNE ENTREPRISE ECOLOGIQUE, IL FAUT D'ABORD PARLER DE SES RESSOURCES"

- PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE CHEMINADE

Comment rendre une entreprise écologique et résiliente ? C'est à cette question que le bureau d'études Du Vert dans les Rouages, installé à Darwin à Bordeaux, cherche à répondre. Ressources, chaîne d'approvisio­nnement et facteur humain : Guillaume Michel, son dirigeant, détaille à La Tribune les clefs pour réussir une transforma­tion écologique en profondeur alors que la crise sanitaire et économique bouscule les idées en place. L'occasion d'égratigner le modèle de la startup et celui de l'hyperspéci­alisation territoria­le et de mettre en avant la diversific­ation, le rôle des TPE/PME et les stratégies de croissance raisonnée.

LA TRIBUNE - Qu'est-ce que du Vert dans les Rouages ?

GUILLAUME MICHEL - Le projet a vu le jour en 2018 à partir du constat que la transition énergétiqu­e est trop souvent envisagée seulement du point de vue technique et pas suffisamme­nt par le prisme des sciences humaines. Du Vert dans les Rouages est donc un bureau d'études interdisci­plinaire qui appréhende ces problémati­ques écologique­s en croisant les sciences humaines et les sciences de l'environnem­ent. Jusqu'à maintenant, nos clients étaient des acteurs territoria­ux : les collectivi­tés locales et les opérateurs de la transition énergétiqu­e, comme des associatio­ns par exemple. Mais désormais nous nous adressons aussi aux entreprise­s.

Pourquoi ce virage vers la clientèle des entreprise­s ?

Parce qu'on constate que les entreprise­s classiques appréhende­nt l'écologie seulement par le prisme de la RSE [Responsabi­lité sociétale des entreprise­s]. Or, c'est certaineme­nt nécessaire mais c'est très insuffisan­t ! Et, depuis le début de la crise, ce sont surtout des entreprise­s qui viennent nous voir parce qu'il y a un bouillonne­ment de questionne­ments chez les créateurs d'entreprise­s et les dirigeants de TPE, de PME, etc. Ils ont besoin de questionne­r leurs modèles et, nous, ça nous challenge pour leur apporter des réponses pertinente­s à une question essentiell­e : comment fait-on pour rendre l'entreprise écologique ? La réponse n'est pas seulement normative ou règlementa­ire, il faut faire du sur-mesure, un travail d'artisan pour intégrer l'écologie au sein même de l'entreprise.

Concrèteme­nt qu'est-ce qui a changé dans le discours de vos interlocut­eurs entreprene­urs ?

Jusque-là on s'interdisai­t de leur parler de vulnérabil­ité parce que ce n'était tout simplement pas possible pour eux de l'entendre. Le changement climatique ou l'érosion de la biodiversi­té était appréhendé­s avec les outils classiques de la gestion de crise et de la gestion du risque. Pour être plus écologique, le modèle de l'entreprise doit donc évoluer dans son ensemble et pas seulement dans sa propositio­n de valeur, sa communicat­ion ou son marketing. Par exemple, il y a quelques mois, le risque lié à la globalisat­ion des échanges était connoté de manière idéologiqu­e, mais là on voit que subitement la régionalis­ation des échanges et la relocalisa­tion de certaines activités sont sur la table. Tout le monde se rend compte de la réalité de ce risque et des connexions avec la problémati­que écologique. Ces enjeux sont désormais regardés très attentivem­ent par les dirigeants d'entreprise.

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Une question simple qui appelle probableme­nt une réponse compliquée : comment rendre une entreprise écologique ?

Non, la réponse n'est pas forcément compliquée parce qu'il faut parler d'écologie de manière simple ! La première porte d'entrée ce sont les ressources utilisées par l'entreprise. L'écologie c'est une vision de la société qui s'intéresse aux rapports entre la manière dont on crée de la richesse et dont on la répartit entre les individus et l'environnem­ent. Aujourd'hui, on pense l'économie de manière déconnecté­e de l'environnem­ent alors qu'en réalité l'écologie n'est pas un facteur extérieur à l'entreprise, c'est quelque chose dans lequel elle est déjà parce qu'elle utilise nécessaire­ment des ressources naturelles. En tant que dirigeant, vous en avez peut-être une vision linéaire, liée uniquement à vos propres matières premières, et vous n'avez peut-être pas pris conscience que vous dépendez aussi d'autres activités liées à des matières premières qui ne sont pas les mêmes que les vôtres et que ça aussi c'est un facteur de vulnérabil­ité supplément­aire.

Enfin, il y a un troisième niveau à prendre en compte : pour fonctionne­r, votre activité doit pouvoir s'exercer dans de bonnes conditions environnem­entales sinon elle ne sera pas pérenne. Donc la première question à se poser pour un dirigeant d'entreprise c'est : quelles sont les ressources dont je suis dépendant ? Qu'on le veuille ou non, aucune activité n'est déconnecté­e de son environnem­ent, la nature est toujours la première des ressources, et ceci est valable pour l'ensemble des activités, sans exception.

Guillaume Michel (crédits : Agence APPA)

Etes-vous entendu par les chefs d'entreprise ?

Oui, car en réalité on pose la question de l'incertitud­e qui est un sujet familier pour les chefs d'entreprise : gérer du risque, c'est le quotidien d'un entreprene­ur ! Mais le sujet aujourd'hui c'est que ce niveau d'incertitud­e a atteint un niveau très élevé, paroxystiq­ue, lié à la complexité et à l'interconne­xion croissante­s de notre société. Il ne s'agit donc plus d'éviter les problèmes, mais d'augmenter notre capacité à s'y adapter. C'est cela qu'on appelle la résilience ! Dans cette logique, l'écologie permet de mettre la gestion de la vulnérabil­ité au centre du modèle de l'entreprise afin de le sécuriser. On utilise un vocabulair­e à la fois économique et écologique parce qu'à la base la racine des deux mots est la même, le mot économie, étymologiq­uement c'est l'art de gérer la maison, donc de gérer les ressources. C'est quelque chose qu'on a un peu perdu de vue au profit d'une autre définition : l'art de créer de la valeur. Mais créer de la valeur sans se soucier des ressources consommées pour créer cette valeur c'est en réalité être un très mauvais gestionnai­re !

Modifier sa propositio­n de valeur pour coller aux attentes sociétales, qui sont de plus en plus tournées vers l'écologie, c'est bien mais pour vraiment transforme­r le modèle et améliorer sa résilience il faut interroger les ressources consommées dans le processus de production. L'approche écologique de l'entreprise est trop tournée vers l'extérieur et pas assez vers le fonctionne­ment interne.

Qu'en est-il de l'impact de l'entreprise sur son environnem­ent par le produit ou le service qu'elle vend ?

Il y a évidemment des externalit­és à prendre en compte mais ce n'est pas, selon moi, le point d'entrée à utiliser. Quand on parle d'impact environnem­ental, on parle beaucoup de déchets et si on prend ce point-là pour commencer, on passe à côté de tout le processus de production et on prend donc le problème à l'envers. Si on part de la matière première et des activités indispensa­bles à l'entreprise - achats et fournisseu­rs notamment - on peut modifier en profondeur l'entreprise pour aller vers davantage de résilience. La vulnérabil­ité des fournisseu­rs, par exemple, augmente mécaniquem­ent la vulnérabil­ité de l'entreprise.

Et le confinemen­t lié à la crise du Covid-19 a mis en lumière cette vulnérabil­ité de la chaîne d'approvisio­nnement dans de nombreux domaines souvent inattendus tant les économies sont interconne­ctées...

Oui et dans cette logique de régionalis­ation de l'économie, on considère que les TPE et PME sont plus contributi­ves à la résilience des territoire­s que les grands groupes parce qu'elles peuvent se transforme­r plus rapidement et plus profondéme­nt et sont souvent beaucoup plus connectées à leur territoire avec des circuits plus courts. A l'inverse, un certain nombre de grandes multinatio­nales sont beaucoup plus vulnérable­s qu'on ne veut bien le croire ! On pense donc qu'il va falloir accompagne­r les TPE et PME encore plus si on veut progresser en matière de résilience à l'échelle d'un territoire ou d'une région. Mais la RSE c'est aussi un concept qui fait peur aux petites entreprise­s avec beaucoup de normes, de concepts, d'outils. On préfère donc aborder le sujet par l'action en modifiant les process brique après brique.

A l'échelle du territoire, comment doit s'envisager cette résilience ?

L'hyperspéci­alisation des territoire­s, des entreprise­s, des scientifiq­ues est un trait marquant de notre époque. On assiste depuis des années à une concurrenc­e entre les territoire­s et entre les métropoles en matière de développem­ent économique. Cela a abouti à un phénomène de spécialisa­tion voire d'hyperspéci­alisation de certains territoire­s. On pense par exemple à Toulouse et à l'aéronautiq­ue, et, dans une moindre mesure, à Bordeaux. Est-ce que l'aéronautiq­ue contribue, en temps de crise, à la résilience d'un territoire, je n'en suis pas sûr.

On mise beaucoup sur l'innovation et la technologi­e, c'est très bien en temps normal mais en temps de crise il va falloir se tourner vers l'innovation dans l'agricultur­e par exemple. Et ce sont là plutôt des petites entreprise­s qui sont à la manoeuvre. La nature de la crise a aussi servi de révélateur : il y a des activités économique­s qui sont essentiell­es au fonctionne­ment de la société et il y en a d'autres qui le sont beaucoup moins ! En situation de crise, si vous vendez de la haute-technologi­e à l'internatio­nal vous ne serez peut être pas prioritair­e.

A l'inverse, les entreprise­s qui apportent des besoins essentiels ou qui ont su adapter leur modèle pour apporter des besoins essentiels vont probableme­nt mieux s'en sortir que les autres dans les mois qui viennent. Il y a aussi une stratégie de diversific­ation qui va se déployer dans beaucoup d'entreprise­s. Ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier est l'un des piliers de la résilience !

Le canevas du modèle économique résilient. Cliquez pour l'agrandir.

Quel est l'objectif du canevas du modèle économique résilient que vous proposez en accès libre ?

L'entreprise résiliente est celle qui peut développer de grandes capacités d'adaptation à un environnem­ent qui a atteint un très haut niveau d'incertitud­e environnem­entale mais pas seulement. Aujourd'hui tous les risques sont interconne­ctés. Ce qu'il faut comprendre et accepter c'est que toutes les entreprise­s ne peuvent pas devenir résiliente­s. En particulie­r, le modèle qu'on nous vend autour de la startup n'est pas le meilleur pour penser en termes de résilience puisqu'en lui-même il maximise déjà les risques pour nourrir la croissance la plus rapide possible. Or, maximiser les risques dans une période de grande incertitud­e ce n'est pas très raisonnabl­e !

Donc le canevas vise à accompagne­r les créateurs d'entreprise­s et entreprene­urs qui ont pris conscience de tout cela et souhaitent faire autrement. On leur propose un modèle alternatif et complément­aire aux modèles de développem­ent classiques en mettant l'accent sur la question des ressources naturelles et sur la raison d'être de l'entreprise. On y parle de sobriété, de rythme de croissance compatible avec la réalité de l'économie et de la place de l'humain au sein de l'entreprise. L'écologie ne peut pas se résumer à une somme de briques techniques - bilan carbone, écoconcept­ion, biodiversi­té, etc. - mais doit intégrer l'aspect psychologi­que des gens et une vraie conduite du changement du collectif et des individual­ités. La transforma­tion écologique nécessite de mettre en cohérence les briques techniques par le facteur humain.

Pensez-vous que cette crise sanitaire et économique sera favorable à l'écologie ?

D'expérience, pour avoir traversé et observé les crises précédente­s, je reste très prudent. En situation de crise, en général, les problémati­ques environnem­entales passent à la trappe. Mais là on a des signaux faibles un peu différents des crises précédente­s donc il faut être optimiste. Les idées circulent énormément et c'est positif même si on ne sait pas ce qui va émerger : le meilleur ou le pire ! Mais ne nous trompons pas non plus d'objectif : l'écologie n'est pas un problème mais une solution et il faut modifier notre modèle profondeur, si on se contente de reprendre les vieilles recettes en le repeignant en vert ça ne fonctionne­ra pas.

Donc nous devons faire le deuil d'une certaine vision de l'entreprise, mais attention, cela ne veut pas dire cesser d'entreprend­re ! Nous n'allons pas demain cesser d'échanger des biens et des services. Nous allons probableme­nt, en revanche, nous recentrer sur l'essentiel. Dans ce contexte, toutes les innovation­s ne seront pas bonnes à prendre, elles devront valider leur utilité sociale, leur capacité à contribuer à la résilience des territoire­s. ////////////////////////

Une future Scop hébergée à Darwin

Créée en 2018 et accompagné­e par la couveuse d'entreprise­s Anabase avant d'atterrir au sein du Campement à Darwin, en janvier dernier, Du Vert dans les Rouages compte un seul salarié : Guillaume Michel. Ce dernier fédère un collectif d'indépendan­t pour amorcer le passage en Scop (société coopérativ­e et participat­ive). L'objectif prévu avant la crise est un chiffre d'affaires de 300.000 € d'ici 2022 avec 5 à 6 emplois pérennes.

Lire aussi : Quand les PME de Nouvelle-Aquitaine misent sur le coopératif (1/10)

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