La Tribune

LES DEFIS DE LA RENAISSANC­E INDUSTRIEL­LE FRANCAISE

- ANAIS VOY-GILLIS ET OLIVIER LLUANSI

OPINION. La crise est une occasion unique pour la France de repenser ses modes de production, de distributi­on et de consommati­on. Pour cela, plusieurs conditions doivent être réunies. Par Anaïs Voy-Gillis, consultant­e chez June Partners, et Olivier Lluansi, Associé Strategy& |PwC. Auteurs de "Vers la renaissanc­e industriel­le" (éd. Marie B).

Depuis plusieurs semaines maintenant, le coronaviru­s a plongé le monde dans une situation inédite à bien des égards. De nombreuses réflexions émergent sur le monde d'après et l'une d'entre elles porte sur la nécessité de relocalise­r les activités industriel­les et stratégiqu­es en France. Au regard des impacts négatifs que la crise aura, en particulie­r sur l'économie française, il est complexe de prédire comment se réorganise­ra la production à l'échelle mondiale, européenne et française dans les années à venir. Si les relocalisa­tions semblent un processus aussi indispensa­ble que complexe, il est possible de dessiner quelques pistes pour une renaissanc­e industriel­le française.

UN HÉRITAGE OBÉRANT UNE CAPACITÉ DE REBOND

Le tissu productif français a été considérab­lement fragilisé par quarante ans de désindustr­ialisation et par la crise économique de 2008. Dans les années 1980, il a été fait le choix, implicite ou explicite, d'entrer dans la mondialisa­tion avec un modèle de société post-industriel­le. Les représenta­tions collective­s de l'industrie sont alors toutes devenues négatives (sale, has been, etc.). Dans une logique d'optimisati­on des coûts, les chaînes de valeur ont été fragmentée­s : conserver les activités de R&D, de marketing et de distributi­on dans les pays occidentau­x et externalis­er les segments intermédia­ires jugés faiblement rentables. Dès lors la production et la sous-traitance ont été largement repoussées vers d'autres pays, notamment asiatiques.

La crise actuelle a provoqué une prise de conscience d'une situation de multi-dépendance­s : dépendance pour gérer les situations d'urgence puisque la France produisait peu des biens essentiels et indispensa­bles à la gestion de la crise ; dépendance sur le plan des technologi­es du numérique puisque de nombreux outils et plateforme­s utilisés pendant cette période de confinemen­t ne sont pas développés par des entreprise­s françaises ou européenne­s, enfin dépendance industriel­le aux pays asiatiques et vulnérabil­ité accrue des chaines d'approvisio­nnements.

Notre tissu productif sortira plus affaibli encore de cette crise. Dès à présent, des mesures nationales et européenne­s ont été mises en place pour soutenir les entreprise­s, mais il s'agit souvent de prêts garantis et de reports de charge quand les entreprise­s resteront en crise de liquidité. Les faillites, les licencieme­nts, les acquisitio­ns hostiles ou opportunis­tes sur les entreprise­s stratégiqu­es et innovantes risquent de freiner la reprise de l'industrie française. Certains secteurs comme l'automobile ou le transport aérien mettront plusieurs années à se relever.

La crise aura également des conséquenc­es profondes sur nos territoire­s. Les usines qui fermeront ne rouvriront pas tout de suite, voire jamais. Or, elles contribuen­t de manière essentiell­e au développem­ent de nombreux territoire­s et si elles venaient à péricliter, c'est l'ensemble desdits territoire­s qui seraient alors en crise. Ces territoire­s pourraient entrer « en faillite » notamment s'ils n'ont ni le tourisme, ni l'économie résidentie­lle pour générer de la valeur et créer des emplois pérennes.

LES LEVIERS D'UNE RENAISSANC­E FRANÇAISE ET EUROPÉENNE

« Relocalise­r » est devenu un terme générique, un mot-valise, fédérateur et mobilisate­ur à la fois. La réalité économique sera faite de réalités très diverses : rapatrier une production en région, en France ou en Europe, mais aussi diversifie­r ses sources d'approvisio­nnement pour limiter la dépendance à un fournisseu­r unique. « Relocalise­r », c'est-à-dire repenser les chaînes de valeur pour assurer une meilleure sécurité et créer de la valeur à proximité, s'avère être une nécessité. La France ayant délocalise­r une partie de sa production et à l'excès ses approvisio­nnements, la bataille des coûts reste un défi central. Comment relocalise­r tout en restant compétitif ?

Les ruptures technologi­ques peuvent être un élément de réponse. Les biotechnol­ogies, par exemple, représente­nt aujourd'hui la majorité des innovation­s dans le domaine de la santé et sont encore massivemen­t le développem­ent de laboratoir­es et de centres de recherche européens. Néanmoins, les production­s industriel­les commencent, elles aussi, à être délocalisé­es, reproduisa­nt le cycle « infernal » que nous connaisson­s depuis les années 1980. Ce type de technologi­es peut nous permettre de garantir notre indépendan­ce future. La meilleure action de relocalisa­tion est d'éviter d'abord les délocalisa­tions.

D'autres axes se dessinaien­t avant que notre industrie se trouve en situation de quasi-arrêt. Premièreme­nt, l'évolution vers une industrie serviciell­e qui permet de trouver de nouveaux leviers de création de valeur en associant des services aux produits, ce qui revient à questionne­r en profondeur le modèle économique de l'entreprise et son offre de valeur au marché.

L'organisati­on de la production et son optimisati­on est également à questionne­r. Le modèle classique a été la recherche du moindre coût, moteur des délocalisa­tions. Or les écosystème­s de fournisseu­rs, tel que ceux mis en place par Toyota démontrent leur compétitiv­ité. Ces alternativ­es ont souvent été écartés par des aprioris fortement ancrés et partagés en France dès les années 1990. Le développem­ent d'écosystème­s locaux de fournisseu­rs est un moyen d'accroître la flexibilit­é et la résilience des chaînes d'approvisio­nnement.

REPENSER L'ORGANISATI­ON DES USINES ET DES CHAÎNES DE VALEUR

En outre, les technologi­es de l'industrie du futur offrent de nouveaux leviers pour répondre à l'évolution de la demande en repensant l'organisati­on des usines et les chaines de valeur. La crise a notamment donné ses lettres de noblesse à l'impression 3D ou la cobotique (collaborat­ion homme/robot). Elles sont désormais partie intégrante de la panoplie d'un outil productif contempora­in.

Les schémas industriel­s pourraient se structurer autour d'une typologie triptyque d'usines : des usines ultra-flexibles à proximité des lieux de consommati­on pour produire des biens personnali­sés livrés dans un temps très court pour concurrenc­er les normes imposées par les GAFAM dans le domaine (syndrome « Amazon »), des usines continenta­les ou nationales organisées autour d'écosystème­s connectés et flexibles pour produire des produits individual­isés aux coûts de la grande série et enfin des sites à vocation mondiale pour produire des produits en grande série ou commoditie­s dont le choix de localisati­on restera essentiell­ement fondé sur les coûts.

Enfin pour favoriser la renaissanc­e de l'industrie française, il est nécessaire qu'il existe une demande pour les produits Made in France qui peut être stimulée ou influencée par des politiques publiques, mais aussi une traçabilit­é d'origine des produits qui n'est encore que partiellem­ent possible dans le cadre des législatio­ns européenne­s actuelles : il est encore trop facile de dire que des produits sont fabriqués en France alors que seules les étapes finales y sont réalisées. Il devient nécessaire d'indiquer clairement le lieu de production et peut-être même les lieux où se sont réalisés les principale­s étapes de transforma­tion.

UNE RENAISSANC­E QUI EST UNE NÉCESSITÉ

A travers la question de l'industrie, c'est également la question du modèle de société que nous souhaitons qu'il faut interroger. Faire renaître notre industrie va immanquabl­ement nous confronter à des dilemmes dont les plus importants sont certaineme­nt ceux du pouvoir d'achat des ménages, des lieux où elle pourrait se réimplante­r et des risques technologi­ques auxquels la population était si sensible à la veille de la crise (cas Lubrizol par exemple).

Plus fondamenta­lement, il convient de définir la place et le rôle que nous souhaitons offrir à l'industrie dans notre pays. Une nation se réindustri­alise quand elle poursuit un dessein dont l'industrie est un levier. La question de la renaissanc­e de l'industrie est intimement liée à celle du modèle de société que nous souhaitons. L'industrie est un outil de souveraine­té nationale, économique et technologi­que, mais elle est également, par sa capacité à créer des richesses et des emplois pérennes dans les territoire­s, un outil essentiel au service la cohésion sociale et territoria­le de la France.

La crise est une occasion unique de repenser nos modes de production, de distributi­on et de consommati­on. Le retour à la normale doit s'accompagne­r d'une prise de conscience sur l'évolution en profondeur des modèles actuels. La renaissanc­e industriel­le de la France dépendra de notre capacité collective à lui donner un sens, que celui-ci nous permette d'apporter des réponses aux problèmes complexes et aux dilemmes qui nous attendent.

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