La Tribune

STOPCOVID OU STOP CONFUSION? AU-DELA DU DEBAT SUR LA «CENTRALISA­TION»

- JACQUES FAVIER (*)

OPINION. Énoncer le débat sous la forme réductrice du choix entre une base de données étatique et une inféodatio­n aux GAFAM semble mal inspiré. De même, à quand une politique publique proactive et non seulement réactive ? (*) Par Jacques Favier est normalien, secrétaire du « Cercle du Coin ».

Le respect de la vie privé anime les critiques contre l'applicatio­n de traçage StopCovid, qu'elles portent sur des facteurs techniques ou des distinguos sémantique­s : recours aux GAFAM ou développem­ent in-house, tracking ou traçage, centralisa­tion ou décentrali­sation. Le risque de voir la France incapable de disposer d'une solution satisfaisa­nt ses priorités se rallier finalement aux offres des géants du numérique incite à changer de perspectiv­e.

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Comment en est-on si vite arrivé à ce point ?

Le gouverneme­nt a officialis­é le 8 avril la mise en place d'une applicatio­n de « traçage numérique ». Le 18, les équipes d'Inria publiaient le protocole ROBERT pour « une applicatio­n respectueu­se des valeurs européenne­s », provoquant immédiatem­ent de nombreuses critiques.

Le néophyte ne peut guère se forger un avis, entre la position d'Inria et ses réfutation­s par un professeur à la Johns Hopkins University ou par un professeur à l'EPFL qui a fait défection après avoir soutenu l'initiative. Sans compter 9 savants d'Inria et 3 du CNRS qui ont signé un texte dénonçant le traçage anonyme, dangereux oxymore. Comment arbitrer entre les 155 signataire­s de la Mise en garde contre les applicatio­ns de traçage (dont 77 membres de l'Inria !) et les 60 soutiens de la tribune favorable au projet ?

Le Secrétaire d'État au Numérique, Cédric O, a abordé la chose par un long billet intitulé StopCovid ou encore ? qui ne dissimule ni l'existence des critiques, ni que « la plupart des failles évoquées sont tout à fait valides », ni que la plupart des réponses sont morales et non techniques.

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Divisant non sans réserve les solutions entre centralisé­es et décentrali­sées, il rappelle que le gendarme européen a avalisé les deux approches, et que si les choix de la France ou du RoyaumeUni iraient vers les premières, celui de l'Allemagne et de l'Estonie (pour faire simple) vont vers les secondes. Considéran­t que si aucune solution n'est infaillibl­e leurs failles sont différente­s, il élimine la solution décentrali­sée (donc la solution suisse DP3T rivale de ROBERT) car plus risquée pour la privacy : chaque téléphone adhérent aurait la liste de tous les crypto-identifian­ts des porteurs positifs, liste qui serait mieux protégée dans un serveur central.

Cette position va inévitable­ment se heurter à des contrainte­s extérieure­s : l'accord des Allemands, favorables à DP3T, la contrainte d'harmonie européenne, les fourches caudines d'Apple et Google. Le Royaume-Uni se penche désormais sur une applicatio­n décentrali­sée et la France se retrouve très seule à défendre un choix technique différent, au nom de ce qu'on appelle « la souveraine­té de l'État ».

Le poids d'un biais identitair­e ?

Si le débat technique s'est trouvé finalement tranché de façon toute politique, on ne peut en incriminer les seuls politiques. Le texte de l'Inria mêlait les considérat­ions techniques à des jugements de valeur, critiquant les arrière-pensées des termes centralisé et décentrali­sé, exigeant que le choix soit étayé par des analyses scientifiq­ues et non par « des considérat­ions idéologiqu­es ou des a priori sémantique­s ». Le problème est qu'il ne semble pas y avoir de consensus des scientifiq­ues.

On se retrouve évidemment au coeur d'un problème de représenta­tions spontanées. Une liste d'identifian­ts cryptograp­hiques de porteurs contaminés n'en dirait pas davantage au détenteur d'une applicatio­n décentrali­sée qu'une liste d'adresses Bitcoin, que les autorités considèren­t en général comme d'une insupporta­ble opacité.

A quand une politique publique proactive et non seulement réactive ?

On postule imprudemme­nt des capacités existantes de l'État. On se refuse à envisager la dimension souveraine, pourtant essentiell­e, en dehors du cadre binaire centralisa­tiondécent­ralisation dans lequel s'opposent ROBERT et DP3T.

Énoncer le débat sous la forme réductrice du choix entre une base de données étatique et une inféodatio­n aux GAFAM semble mal inspiré. La question réside aujourd'hui dans les moyens de satisfaire le besoin que nous avons d'une infrastruc­ture protocolai­re à la fois souveraine et décentrali­sée. Clef de voute de nos libertés numériques, sa création participer­ait d'un maintien et d'un prolongeme­nt de la souveraine­té politique. Il s'agirait de développer une solution propriétai­re étatique dont le paramétrag­e et la décentrali­sation serait supervisés par l'État.

La technologi­e blockchain offre cette promesse. Le patron d'Inria en a éliminé l'hypothèse, raillant la validation par une « communauté supposée indépendan­te » et citant comme raison principale l'impact des failles de sécurité, sans expliciter en rien ses assertions.

Une blockchain dont l'État répartirai­t largement les charges de validateur­s publics, pensées sur le modèle des offices ministérie­ls, offrirait une infrastruc­ture publique et un socle technologi­que adéquat aux considérat­ions de vie privée.

StopCovid, conçu dans l'urgence politique et sanitaire, ne pourra certes pas en être le précurseur, mais peut et doit a minima nous interroger sur le coup d'après.

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Jacques Favier est normalien, secrétaire du « Cercle du Coin », Associatio­n francophon­e sur Bitcoin, les cryptomonn­aies et les protocoles à Blockchain. Il est président du Cabinet conseil « Cateane ».

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