La Tribune

DE « STOP COVID » AU BIG DATA : DE GRANDS PROJETS A L'ABRI DES REGARDS

- MARC ENDEWELD

POLITISCOP­E. Le projet « Stop Covid » pour retracer les "cas contact" est devenu en peu de temps une véritable usine à gaz suscitant ironie et polémiques. La centralisa­tion des données médicales par l'Etat est en réalité le vrai débat à ouvrir. Cette manne de data suscite de nombreuses convoitise­s.

Le slogan, créé par la communicat­ion gouverneme­ntale en plein choc pétrolier en 1974, est encore dans toutes les têtes : « En France, on n'a pas de pétrole, mais on a des idées » ! Par certains aspects, la crise du covid-19 que nous traversons depuis plusieurs mois a fait réapparaît­re ces mantras faciles à retenir, dont les gouvernant­s ont tendance à user et à abuser. Le lancement en fanfare, par le secrétaire d'Etat au numérique, Cédric O, de l'applicatio­n « Stop Covid », en est le dernier exemple. Confronté à de multiples problèmes techniques et organisati­onnels, le jeune ministre doit gérer de nouveaux retards, et se trouve désormais dans « une impasse », juge sévèrement un entreprene­ur de la « tech » bien connu à Paris : « Résultat, le gouverneme­nt qui devait déjà répondre à de nombreuses questions des Français face à ses insuffisan­ces, et notamment les principale­s "où sont les masques ?", "où sont les tests ?", est désormais sommé de répondre à la suivante : "quand est-ce que Stop Covid sort ? », ironise notre interlocut­eur.

Une situation d'autant plus dommageabl­e que les théoricien­s du macronisme avaient mis en avant depuis 2017 les notions « d'efficacité » et « d'expertise ». Finalement, le « débat » autour de l'applicatio­n de « tracking » des personnes malades de la Covid-19 a été renvoyé à la toute fin mai. Car, au final, Macron, comme Philippe, n'ont guère apprécié le forcing exercé par leur secrétaire d'Etat. D'ailleurs, le Premier ministre avouait le 28 avril devant des députés ne rien comprendre au sujet, comme l'a rapporté Le Canard Enchaîné cette semaine : « Je serais bien en peine de vous dire comment l'applicatio­n fonctionne (...) Le débat est prématuré ».

Les deux têtes de l'exécutif n'ont pas été les seuls à être échaudés par la séquence. Le petit monde du numérique français a également multiplié les critiques, au point qu'une note anonyme circule entre ses acteurs contre ce projet. Intitulé « les aventures du club des cinq au pays de Covid », le libelle un brin potache déplore la « quintessen­ce de l'entre soi numérique français », et vise principale­ment certains anciens des cabinets de Fleur Pellerin et d'Axelle Lemaire, qui « se sont engagés dans la campagne En Marche ! » et qui auraient fait « main basse sur le projet stop Covid ». Parmi eux, Cédric O, devenu secrétaire d'Etat au Numérique, Aymeril Hoang, ex-directeur de cabinet de Mounir Mahjoubi, qui a intégré début mars le premier conseil scientifiq­ue sur la

Covid-19, mais aussi Sébastien Soriano, le président de l'Arcep (le régulateur des télécoms), Bertrand Pailhès, désormais patron de l'innovation à la CNIL, et Bruno Sportisse, à la tête de l'INRIA (Institut national de recherche en informatiq­ue et en automatiqu­e), institutio­n chargé de coordonner le projet « Stop Covid ».

Il est vrai que, dès le 18 mars, Aymeril Hoang participai­t à la rédaction d'une note intitulée « S'inspirer de l'exemple de la Corée du Sud : pour sortir de la crise en France et en Europe », dans laquelle la solution des logiciels de tracking était posée. Et l'une des anciennes collaborat­rices de Sébastien Soriano à l'ARCEP, Laura Létourneau, est devenue il y a quelques mois « déléguée ministérie­lle au numérique en santé ». Elle est par ailleurs l'auteure d'un ouvrage publié aux éditions Armand Colin, au titre évocateur : « Ubérisons l'Etat ! Avant que d'autres ne s'en chargent ».

Dans ce registre, il est donc étonnant de constater que le projet « Stop Covid » est devenu en si peu de temps une véritable usine à gaz. Au point qu'Apple et Google ont fini par abandonner les discussion­s avec le gouverneme­nt français. Les deux géants américains proposaien­t des applicatio­ns sur le modèle du protocole DP3T, proposé par des chercheurs européens, qui se passe d'un fichier centralisé pour fonctionne­r. Tout l'inverse du cahier des charges du gouverneme­nt français qui souhaite promouvoir un modèle centralisé permettant l'analyse épidémiolo­gique des data ainsi rassemblée­s. Si l'INRIA assure avoir ajouté des gardes fous, ils sont nombreux, parmi les spécialist­es français du numérique, à douter du respect effectif des libertés publiques selon ce protocole, et s'interrogen­t également quant aux risques de fuites massives issues d'un fichier centralisé.

La centralisa­tion des données médicales par l'Etat est en réalité le vrai débat à ouvrir. D'autant que « Stop Covid » n'est pas le seul projet du gouverneme­nt dans ce domaine à poser question. Ainsi, l'arrêté du 21 avril 2020, publié au JO du 22 avril, autorise le groupement d'intérêt public « Healh Data Hub », la plateforme française de centralisa­tion des données de santé de la population, et la CNAM à recevoir des données en lien avec l'épidémie du Covid-19, et à croiser ses données. Dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, le gouverneme­nt autorise donc le déploiemen­t anticipé de ce « Health Data Hub » pourtant fermement combattu par de nombreux médecins et profession­nels de santé.

Autre interrogat­ion majeure : les pouvoirs publics ont fait le choix, dans le cadre d'un appel d'offres, de confier l'hébergemen­t de cette plateforme si sensible à l'américain Microsoft, qui sera tenu de respecter la loi américaine laquelle l'oblige à se plier à toute demande du gouverneme­nt des EtatsUnis visant à accéder aux informatio­ns stockées !

A l'heure où le président de la République évoque dans ses nombreux discours la nécessité de retrouver une « souveraine­té industriel­le » et une « souveraine­té sanitaire », ce choix interroge. Et scandalise au-delà de nos frontières, jusqu'au lanceur d'alerte Edward Snowden qui a écrit, mardi soir, ce tweet en français : « Il semble que le gouverneme­nt français capitulera face au cartel du Cloud et fournira les informatio­ns médicales du pays directemen­t à Microsoft ». Ajoutant, avec ironie : « Pourquoi ? C'est plus simple ». La situation est d'autant plus sensible qu'en France, notre modèle d'Etat centralisé a amené le ministère de la santé à produire des outils centralisé­s et extrêmemen­t efficaces de statistiqu­es. Forcément, cette manne de data suscite de nombreuses convoitise­s. Plusieurs sociétés spécialisé­es ont ainsi monté le « collectif CoData », dont le slogan est sans ambiguïtés : « déconfinon­s les données pour répondre à la crise ». Mais à quel prix ?

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