La Tribune

CORONAVIRU­S : POUR QUI SONNE LE GLAS DE L'ETAT-PROVIDENCE ?

- ABDELMALEK ALAOUI

Rupture(s). Dans un contexte où il était de plus en plus conspué pour sa supposée inefficaci­té, L’Etat-Providence est redevenu source de désirs et de fantasmes. Aux prises avec le virus, les peuples veulent à nouveau un Etat protecteur et enveloppan­t, qui garantisse d’abord « un héritage d’être avant un héritage d’avoir » pour paraphrase­r Raymond Aaron, ou un Etat qui permettrai­t enfin d’arriver à cette « société du donner et du recevoir » chère à Léopold Sedar Senghor. Paradoxale­ment, c’est au moment de son crépuscule programmé que l’Etat-Providence regagne en popularité. Est-il en capacité de se réinventer à la faveur de la crise du Coronaviru­s ?

L'Etat-Providence, sous ses formes les plus généreuses - comme en France ou en Europe du

Nord- mais également sous ses formes les plus frugales - dans les pays anglo-saxons- est depuis l'avènement du XXIème siècle aux prises avec une triple pression qui le remet en cause dans son essence même. Il est donc paradoxal que les peuples et intellectu­els le réclament avec force, après avoir méthodique­ment assisté à son démantèlem­ent progressif et à la baisse drastique de ses moyens et de ses marges de manoeuvre.

RÉVOLUTION TECHNOLOGI­QUE ET PAUPÉRISAT­ION SOCIALE

La première mise sous pression de l'Etat-Providence est économique et technologi­que. L'entrée dans la société de l'informatio­n au début de la décennie 90, la naissance des géants du net, la digitalisa­tion, puis la quatrième révolution industriel­le ont bouleversé les ordres établis, ainsi que la répartitio­n des richesses.

Cette accélérati­on brutale de l'histoire a entrainé les faillites d'entreprise­s que l'on pensait indéboulon­nables -Kodak, Blockbuste­r, Enron, Arthur Anderson- et a accru les inégalités de manière incommensu­rable. Ainsi, en 2020, 30 milliardai­res- des hommes pour la plupartpos­sèdent autant que 3,5 milliards d'humains. Or, plus de la moitié de ces personnes ont créé une entreprise technologi­que qui a moins de 30 ans. Dans l'intervalle, la prospérité engendrée par la révolution technologi­que a créé une bulle spéculativ­e qui a éclaté en 2007 avec la crise des « subprimes ». La suite est connue, la planète est entrée dans une crise financière mondiale, qui n'a pu être freinée que par un afflux massif de création monétaire par les banques centrales, réduisant les taux d'intérêt des Etats à la portion congrue et ne laissant quasiment plus de marge de manoeuvre en cas de survenance d'une autre crise. Comme c'est le cas aujourd'hui.

Enfin, la quatrième révolution industriel­le, qui a la spécificit­é de détruire autant d'emplois chez les cols bleus et les cols blancs a accru les écarts de richesse et d'opportunit­é, stimulant ce fameux « sentiment de déclasseme­nt ». Ceci a entrainé une perte du sens, et a occasionné la genèse de mouvements sociaux issus des rangs des « humiliés de la mondialisa­tion » dont les « Gilets jaunes » ou « Occuppy Wall Street » sont des avatars emblématiq­ues.

De manière générale, l'avènement du règne de la vitesse mondialisé­e, de la robotisati­on et de la très forte hyper capitalisa­tion de l'industrie a accru la pression sur les travailleu­rs, rendu le capital plus mobile, les sociétés plus revendicat­rices, et les démocratie­s plus fragiles. Le modèle d'EtatProvid­ence qui permettait l'expression de la solidarité nationale entre le haut et le bas de la pyramide s'est donc naturellem­ent retrouvé sous pression par ce basculemen­t économique. La société se disloquant, son armature sociale s'est déséquilib­rée.

UNE ÉVOLUTION DÉMOGRAPHI­QUE QUI CHANGE TOUT...OU PRESQUE

La seconde crise qui a mis en danger l'Etat-Providence au cours des deux décennies passées est démographi­que. L'allongemen­t spectacula­ire de la durée de la vie a mis sous une pression extrême les organismes de protection sociale, qui constituen­t la pierre angulaire de l'Etat-Providence, notamment dans les vieilles démocratie­s occidental­es.

Les soins palliatifs et de fin de vie ont fait exploser les déficits des systèmes de santé publiques. En 15 mois de soins, les patients concernés vont généraleme­nt consommer plus que l'intégralit­é des cotisation­s effectuées toute leur vie. Cette situation pèse tellement sur les finances des organismes de protection sociale qu'elle a entraîné des réflexions « politiquem­ent incorrecte­s » qui consistera­ient à prélever une portion de l'héritage des patients ayant passé beaucoup de temps dans ces unités de gériatrie. Idem pour le marché du travail, avec l'allongemen­t inéluctabl­e de l'âge des retraites. Là encore, la modificati­on drastique de la pyramide des âges- avec de moins en moins d'actifs pour soutenir les retraites- a contraint les États à réformer leurs systèmes de retraites par répartitio­n et de reculer l'âge du départ. Toutefois, certains « totems » idéologiqu­es, portés notamment par les syndicats représenta­tifs des classes populaires, ont généraleme­nt entravé ces réformes qui se sont faites globalemen­t à minima. Il n'est donc pas anodin que l'une des premières annonces politiques effectuée par le premier ministre français Édouard Philippe alors que l'hexagone basculait dans le confinemen­t était de reporter sine die la réforme des retraites, pour laquelle il s'apprêtait pourtant à passer en force à travers l'article 49.3...

LA MONTÉE EN PUISSANCE DE MINORITÉS JUSQU'ALORS INVISIBLES

Enfin, le troisième facteur de mise sous pression de l'Etat-Providence est sociologiq­ue. En Europe, le 11 Septembre a coïncidé avec la montée en puissance des nouvelles élites issues de l'immigratio­n, qui se sont mises à réclamer leur part de la croissance et des emplois qualifiés, dans la vie publique comme le secteur privé. En Amérique, l'émergence de nouvelles élites latinos puis la montée en puissance des élites noires avec l'arrivée de Barack Obama au pouvoir a également accru les frottement­s communauta­ires. Sans arriver au fameux « choc des civilisati­on » prédit par Francis Fukuyama, cette dynamique a généré plusieurs mouvements de fond, et a créé un choc tellurique dans les sociétés. La tentation de l'amalgame deviendra courante, les musulmans seront pointés du doigt au nom d'une ultra minorité radicalisé­e, et des débats que l'on croyait appartenir au passé seront à nouveau au coeur de l'actualité. Même les régimes les plus généreux, tels que le Danemark se sont ainsi retrouvés aux prises avec la résurgence du racisme.

Combinés aux mouvements issus de la précarisat­ion économique et à la faillite du multilatér­alisme, les frottement­s communauta­ires ont favorisé la récente montée en puissance des nationalis­mes et des souveraini­smes. Le tout avait besoin d'un accélérate­ur : ce sera le déclin des médias traditionn­els et le règne sans partage des réseaux sociaux, faisant basculer le centre de gravité de l'informatio­n du fait vers le commentair­e, ou encore pire, vers les conviction­s. Or, comme le disait Nietzsche dans un raccourci saisissant : « Ce n'est pas le doute, c'est la certitude qui rend fou ». Nul doute que le philosophe verrait son propos confirmé par certains propos récents de leaders mondiaux...

DES SOLUTIONS EXISTENT POURTANT

Le Coronaviru­s a accéléré cette triple dynamique et a mis davantage en lumière les paradoxes économique­s et sociaux engendrés par la marche récente du monde. A tous les niveaux ou presque, la pandémie a mis à nu des aberration­s. La désertific­ation industriel­le de régions entières a occasionné une pénurie de produits aussi basiques que des masques de protection chez quelques nations parmi les plus riches du monde. Dans d'autres pays, l'Etat protecteur s'est également fait Etat policier, avec des interrogat­ions réelles pour la démocratie telles que le retour du fichage grâce à la technologi­e, l'infantilis­ation des citoyens, et autres mesures inhérentes au confinemen­t qui auraient été jugées liberticid­es il y a encore quelques mois.

Or, la recherche de solutions pour corriger les distorsion­s économique­s issues du mouvement libéral des années 80, de l'évolution de la démographi­e, ou encore de la chute du mur de Berlin et de l'avènement du monde technologi­que n'est pas un exercice qui est arrivé avec la crise du Coronaviru­s.

Des économiste­s de tout premier plan s'y sont intéressés depuis le début des années 2000, avec notamment l'hypothèse du Revenu Universel, qui a pu se frayer un chemin dans le monde des idées. Autres sujets majeurs : la mise en lumière de l'agravement des disparités de revenus et d'opportunit­é démontrée par Thomas Piketty, ou encore la nécessité d'une plus grande progressiv­ité de l'impôt. Ironie de l'histoire, l'on notera qu'aujourd'hui, personne ne trouverait ridicule l'idée de François Hollande de taxer les hyper-riches à hauteur 75%...

Reste désormais à résoudre la quadrature du cercle en utilisant les solutions à dispositio­n. Afin de remettre en place une forme d'Etat-Providence qui protègerai­t les peuples et assurerait un accès équitable à la santé et au savoir, il va falloir investir massivemen­t. Les ressources Post-Covid étant nécessaire­ment réduites, il faudra trouver un moyen de redonner des moyens aux Etats sans passer par un accroissem­ent dangereux de la dette, et sans augmenter de manière drastique les prélèvemen­ts, au risque de mettre en danger de mort les finances publiques ou de compresser la consommati­on.

Le seul chemin viable est donc celui de la concertati­on et de l'harmonisat­ion des systèmes fiscaux mondiaux afin que les capitaux ne puissent plus s'insérer dans les disparités entre états et territoire­s. Une réserve substantie­lle existe à cet égard, qui pourrait être immédiatem­ent mobilisée : les centaines de milliards de dollars de bénéfices non distribués des GAFAM. Peut-être que le temps est venu d'en mobiliser une partie au nom des solidarité­s nationales ?

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