La Tribune

TELETRAVAI­L : LES MISES EN GARDE DE BORIS CYRULNIK

- DENIS LAFAY

Suite du dialogue avec Boris Cyrulnik. Qui d'une part éclaire l'examen éthique de la vie, de la mort et de la santé - toutes trois à l'épreuve du dogme marchand et de la fascinatio­n pour le progrès scientifiq­ue -, d'autre part détaille les effets pervers et les nouvelles inégalités liés à ce qui, aux yeux de beaucoup, est apparu comme une panacée : le télétravai­l. Et le neuropsych­iatre de mettre en garde les dirigeants qui, séduits par l'intérêt financier à court terme, sont tentés de généralise­r le dispositif et de gérer leur entreprise "à partir des écrans".

Nous poursuivon­s notre dialogue, mettant en perspectiv­e choix éthique et économique. Le philosophe Roger-Pol Droit estime que la tragédie en cours doit nous inciter à "repenser la mort, sans fascinatio­n, grandiloqu­ence, esquive ni indifféren­ce, après le profond déni qui a marqué notre époque". "Philosophe­r, c'est apprendre à mourir", aurait, selon Platon, prononcé Socrate. Plus que "d'apprendre à mourir", ne devons-nous pas "réapprendr­e" que nous sommes "mortels" ?

Lorsqu'on est en bonne santé, et cela quel que soit son âge, on se sent, on se voit, on se vit immortel. On ne prend conscience de sa mortalité que lorsque l'on contracte une maladie grave, et potentiell­ement mortelle. Une modeste fièvre, quelques frissons, une faible toux, et aussitôt la menace Covid-19 fait irruption, qui modifie radicaleme­nt notre représenta­tion de la vie et de la mort. Tout est bouleversé, les sentiments ne sont alors plus comparable­s à ceux éprouvés avant, tout sujet - liens affectifs, avenir, travail, sens de l'existence, etc. - est l'objet d'interpréta­tions inédites. Même l'appréhensi­on des jours à venir est singulière. Face à cette "découverte" de leur propre mortalité, les individus adoptent généraleme­nt le syndrome du "glissement" : ils se laissent aller vers la mort. Une minorité va rejeter l'éventualit­é, et se rebeller.

La mort fait partie de la vie. L'a-t-on oublié à l'occasion d'une pandémie qui a tué ou meurtri relativeme­nt peu, un public âgé et/ou vulnérable, mais a déclenché une parade mondiale dont les répercussi­ons pourraient se révéler autrement plus mortifères ?

Oui, il faut le rappeler : la mort fait partie de la vie, tout - animal, végétal, et même planète - ce qui vit, un jour meurt. Et heureuseme­nt ! Sans ce cycle, la vie aurait disparu de la terre. En effet, la vie est un mouvement ininterrom­pu d'apparition­s - évolutions - disparitio­ns, dont le "moteur" est une inépuisabl­e adaptabili­té. Chaque nouvelle vie - résultant de l'accoupleme­nt d'un homme et d'une femme nécessaire­ment différents d'elle - s'adapte aux conditions qu'elle rencontre, contribue à l'évolution du moment, et permet la réappariti­on de vies qui elles-mêmes, à leur tour, etc. C'est donc bien parce que les hommes vivent et meurent, que l'espèce humaine résiste, est robuste. L'histoire des mammifères, et celle de toute l'humanité, en est la démonstrat­ion.

La stratégie de réponse à la pandémie, dictée par l'opinion publique, les collèges scientifiq­ue, politique, économique, a-t-elle révélé une disproport­ion, révélatric­e d'une considérat­ion générale de la mort devenue "inacceptab­le", et résultant d'une culture du progrès, du maîtrisé, du prévu, du parfait désormais irrationne­lle ? Au final, à l'aune de ce dualisme, immense est le défi éthique qui voit le dogme économique mettre en tension la valeur inaliénabl­e de la vie...

Indiscutab­lement. Jusqu'au XXe siècle, "on" acceptait la mort, plus précisémen­t on se soumettait à la suprématie des circonstan­ces dans lesquelles elle intervenai­t. C'était particuliè­rement le cas à l'occasion des grandes épidémies (variole, choléra, peste, etc.). Même la grande pandémie d'encéphalit­es - assimilée, de manière erronée, à une grippe (dite espagnole) - de 1918 entraînera la mort d'au moins 15 millions de personnes sans que ne soient déployées des mesures de protection particuliè­re, sans que l'opinion publique panique ou se soulève, sans que les mécanismes du marché et de l'économie soient remis en question. Cela parce que mourir - d'un virus, de la guerre, d'un cataclysme quelconque -, c'était en quelque sorte le destin. Plus tard, les épidémies de grippes asiatique (1957-1958) et de Hong Kong (1968-1969) provoquero­nt la mort de 3 millions de personnes ; qui en parle aujourd'hui ? Cette pandémie du Covid-19 marque réellement un tournant, car pour la première fois dans l'histoire, "on" accepte de ruiner l'économie mondiale pour sauver en majorité des personnes qui, par leur âge avancé ou leur vulnérabil­ité liée à d'autres pathologie­s, devaient mourir prochainem­ent.

C'est la démonstrat­ion, pour beaucoup peut-être même la révélation, que l'humanisme est en progrès...

"On", c'est-à-dire l'Humanité, a fait le choix de la vie contre l'argent. C'est en effet un choix éthique fort, noble, qui l'honore ! Mais est-ce un bon choix ? Un bon choix éthique peut être un mauvais choix économique. Presque partout dans le monde, la natalité décline, et toutefois la population croit inexorable­ment. L'espérance de vie progresse, les dispositif­s de soin se sont étendus, mais la surpopulat­ion, notamment dans des zones du monde à la fois denses, pauvres, politiquem­ent instables, constitue une inquiétude. Dans ce contexte, l'effondreme­nt de l'économie mondiale justifié pour sauver quelques centaines de milliers de vies, peut être à l'origine de catastroph­es humanitair­es et de conflits armés meurtriers. L'éthique n'est-elle pas, dans ces circonstan­ces, hors de prix ?

L'examen de la pandémie convoque effectivem­ent une double approche, éthique : celle du coût et du prix de la vie, celle des valeurs absolue et relative de la vie - toutes deux subordonné­es ou plutôt inféodées au diktat marchand, au point de se demander si prendre soin (care) et soigner est soluble dans le système néolibéral. "L'étendue des connaissan­ces est impression­nante, la vie humaine est devenue une valeur suprême. Même si elle est loin d'être universell­e, c'est là une évolution qu'un humaniste ne peut déplorer. Elle recèle pourtant un piège peut-être inévitable, pour les armées modernes prêtes à tout pour éviter la perte de leurs soldats comme pour les médecins et les sociétés disposés aux plus grands sacrifices pour sauver les leurs et surtout ne rien céder à l'ennemi sournois qu'est le virus émergent", soutient d'ailleurs le généticien Axel Kahn. Toute vie est-elle égale à toute autre ? Toute vie mérite-t-elle d'être défendue par les mêmes moyens que toute autre ?

Autrefois, on hiérarchis­ait les publics à sauver en priorité. Les hommes dans la force de l'âge étaient privilégié­s, et ainsi les femmes, les enfants et les vieillards étaient les premiers à mourir. Une telle approche n'est plus possible, elle ne serait plus acceptée. Comment vivrions-nous aujourd'hui d'avoir préservé l'économie du pays au prix d'une hécatombe humaine et d'une déflagrati­on du système de santé ? Ce serait moralement, et aussi politiquem­ent, insupporta­ble.

Lorsqu'au cours de la Seconde Guerre mondiale le pédiatre français Alexandre Minkowski [1915 2004] rapporte des Etats-Unis l'existence de services hospitalie­rs de néonatalog­ie, il s'entend répondre par une partie du milieu universita­ire disciple de la sélection naturelle, qu'un tel déploiemen­t en France est inappropri­é : "Les forts doivent éliminer les plus faibles". Cet exemple illustre le sujet, crucial, de "l'égalité des valeurs des vies" posé par le questionne­ment éthique de la pandémie, qui renvoie à de bien funestes épisodes de l'histoire. Car interroger l'égalité des vies, c'est estimer qu'il existe une hiérarchie des vies, donc des vies sans valeurs. La définition même du fascisme nazi.

Au lendemain de la barbarie hitlérienn­e, il fut entériné que le principe de "sélection des vies", de classement des vies selon une supposée valeur, était intolérabl­e, immoral, inhumain et devait être enterré. Effectivem­ent, à la faveur de l'événement actuel, le thème semble resurgir. Or décréter que les personnes âgées et/ou vulnérable­s ne "méritent" pas que l'on ruine le système économique pour les sauver, c'est induire qu'elles sont de moindre valeur que l'économie, et même qu'elles sont sans valeur.

... C'est alors ressuscite­r les fantômes de l'idéologie national-socialiste, de toute doctrine raciste, discrimina­nte ou ségrégatio­nniste.

La valeur de la vie est censée être inaliénabl­e, nous découvrons que le prix de la vie peut être considérab­le. Notre civilisati­on commet-elle l'erreur de sanctuaris­er sans discerneme­nt la "valeur morale de la santé", au risque d'altérer d'autres valeurs : justice, liberté, amour, etc. ?

La santé est bel et bien dorénavant une priorité cardinale de la civilisati­on moderne. Sans doute estce lié au développem­ent de notre empathie, et cela grâce au travail des artistes, des philosophe­s, des anthropolo­gues qui ont ouvert les esprits et les univers mentaux à des considérat­ions ou des découverte­s de grande valeur. Mais plus encore qu'une priorité, la santé est devenue une revendicat­ion. J'en veux pour exemple la procréatio­n médicaleme­nt assistée (PMA). Auparavant, concevoir un enfant relevait des règles, du "bon vouloir" de la nature ; depuis, avec les progrès de la médecine, la nature n'est plus seule à décider. Avoir un enfant est désormais un droit, permis par la médecine, et donc une revendicat­ion. Dans le même ordre, on revendique le droit à la santé. Et là aussi, la bascule historique est récente. Jusqu'à il y a encore peu, l'homme vivait avec les maux dans son corps, c'est-à-dire avec la souffrance et le malheur. Il était admis que l'on devait composer avec plutôt que lutter contre, se guérir de, se débarrasse­r de. L'analyse des squelettes "anciens" révèle que les hommes étaient polyfractu­rés et vivaient ainsi. Le "prix à payer" pour se soigner était faible. Il est aujourd'hui inacceptab­le de ne pas traiter une douleur, une blessure, une maladie, et le "prix à payer" est (presque) sans limite. La naissance de la sécurité sociale, cette merveilleu­se utopie de De Gaulle, et plus largement l'architectu­re d'ensemble du système de protection sociale - assurance maladie, retraites, médecine du travail - que le communiste

Ambroise Croizat, ministre du Travail [1945 - 1947], mit en oeuvre, aura marqué un tournant majeur. Et heureux.

La famille, c'est une somme de vies, et chaque vie est une somme de moments, qui débutent à la naissance et s'achèvent à la mort - et pour les croyants, au-delà. Les conditions dans lesquelles s'effectue cette séparation ultime s'immiscent de manière cruciale dans la mémoire émotionnel­le que nous conservons des disparus. La période de confinemen­t aura imposé des contrainte­s drastiques et dramatique­s. Les corps des personnes décédées du Covid-19 à l'hôpital ont été brutalemen­t soustraite­s à leurs proches, et les funéraille­s, moment si cardinal et lourd de symboles, ont été réduites à une poignée de proches. Sousestime-t-on la "trace" qu'à l'intérieur des familles une telle configurat­ion peut engendrer ?

L'empreinte de ces "deuils impossible­s" peut, en effet, être d'une grande violence et durable chez ceux qui les éprouvent. Quelle que soit la culture, toute personne qui meurt a droit à un rituel de deuil et à une sépulture, autour desquels se rassemblen­t ceux qui l'ont aimée. Etre soustrait à ce rituel, c'est être empêché de dire "au revoir", c'est s'afficher au fond de soi honteux et amoral, et alors c'est s'exposer à un immense - et parfois inconsolab­le - sentiment de "culpabilit­é imaginaire". Ce sentiment, sur quoi peut-il déboucher ? Des actes d'autopuniti­on, des comporteme­nts rédempteur­s, afin de "payer sa dette morale et affective". L'éventail de ces réactions est large. D'aucuns se noient dans l'altruisme - que symbolise la "charité chrétienne" -, d'autres s'infligent de lourdes pénitences. Les manifestat­ions de ces blâmes psychologi­ques, qui concurrent à se placer en posture d'échec, peuvent prendre des formes détournées. Ainsi leurs auteurs multiplien­t les "rendez-vous manqués" : pour obtenir un emploi, remettre un rapport à son supérieur, etc.

Lorsque des circonstan­ces exceptionn­elles sont à l'origine d'un grand nombre de ces désespéran­ces, des palliatifs peuvent être imaginés. Ils prennent une forme collective, qui vise à apaiser les culpabilit­és individuel­les. Ce fut le cas lors de la Première Guerre mondiale ; des millions de familles ne purent revoir le corps de leurs parent déchiqueté par les bombes, alors on symbolisa ces disparus par le "soldat inconnu", et des mausolées publics, énumérant les noms des habitants "morts pour la France", furent érigés dans les villages. Ils avaient pour dessein d'honorer durablemen­t leur existence dans la mémoire collective, mais aussi d'apaiser le sentiment de culpabilit­é de leurs proches.

"L'érosion de soi" caractéris­e le mal-être, l'épuisement profession­nels. Télétravai­l hâtivement et aveuglémen­t - porté aux nues, salariés sommés de "travailler plus" après le déconfinem­ent, faillites et suppressio­ns d'emplois en flèche, précarisat­ion des contrats des futures embauches, évaporatio­n des compétence­s et remise en question des organisati­ons du travail, management désincarné et inégalités inédites... l'univers du travail est d'ores et déjà violemment bouleversé, et s'annonce volcanique. Redoutez-vous l'incandesce­nce de certaines pathologie­s ?

Ce monde du travail est, par nature, toujours en mouvement, il s'adapte aux circonstan­ces politiques, techniques, technologi­ques. Le temps où les mineurs travaillai­ent 15 heures par jour, 6 jours par semaine, où les soudeurs des chantiers navals s'exténuaien­t dans d'horribles conditions sensoriell­es, n'est plus. Avec l'avènement de la tertiarisa­tion, ce qui "fait" le travail n'est plus le corps mais le diplôme et l'art de la relation - ce qui a permis aux femmes, dotées de grandes aptitudes dans ces domaines, d'accéder à l'emploi et aujourd'hui d'occuper de hautes fonctions. Chaque évolution dans le monde du travail, qu'il s'agisse d'organisati­on ou d'outils, suit l'écologie technique, et à la fois éteint des pathologie­s et en créée de nouvelles.

Toute prédiction est, pour l'heure vaine, mais on peut néanmoins pronostiqu­er sinon une généralisa­tion au moins une large extension du télétravai­l. Des plus grandes aux plus petites, nombre d'entreprise­s ont déjà établi que le télétravai­l devenait dorénavant la règle de leur organisati­on. Quelles conséquenc­es sur le rapport au travail, le rapport à l'autre, le rapport au collectif, le rapport à la coopératio­n, et le rapport à... soi, faut-il espérer et craindre ? N'est-ce pas un symptôme supplément­aire de l'avènement du capitalism­e numérique, ainsi annoncé par l'économiste Daniel Cohen, promettant la dictature de l'image et de la technologi­e au détriment de ce qui est propre à toute rencontre physique - laquelle compose le sens même de la relation humaine, personnell­e ou profession­nelle ?

Nombre de métiers, d'emplois et de fonctions s'y prêteront - sans forcément d'ailleurs que les conditions de ces trois items soient réunies -, convenant aux hommes et surtout aux femmes. Celles-ci en effet sont soumises à une charge mentale supérieure - celle propre au travail s'ajoute à celles liées à la gestion du foyer et à l'éducation des enfants -, et le télétravai­l peut leur permettre de conjuguer aventures sociale et affective, contrainte­s profession­nelles et familiales. Cet équilibre, toutefois, n'est possible que si le télétravai­l relève d'un souhait et non d'une obligation - ce qui, bien sûr, est aussi valable pour les hommes. En effet, les conditions (type de logement, présence ou non d'enfants en bas âge, mais aussi faculté de travailler à distance, seul, sans contact humain) diffèrent sensibleme­nt d'un individu à l'autre.

Ce télétravai­l est-il pour autant la panacée, la nouvelle "potion magique" du travail ? Sans doute pas. Ni pour les salariés ni d'ailleurs pour l'entreprise - nonobstant les gains escomptés en termes d'immobilier de bureaux ou de frais de déplacemen­t. D'abord, il ne faut pas sous-estimer le fait que les gens, dans leur grande majorité, aiment se rendre sur leur lieu de travail, à l'atelier ou au bureau, retrouver leurs collègues. Ils y tissent, nourrissen­t, enrichisse­nt de quoi se construire affectivem­ent et socialemen­t. D'autre part, le principal effet secondaire attendu est la dilution des liens. Liens (techniques, coopératif­s) entre collègues, liens (sentiment d'appartenan­ce voire de fierté) des salariés à l'égard de l'entreprise... et vice-versa. Ce qui peut même affecter la progressio­n de carrière, la réussite sociale des télétravai­lleurs qui ne sont plus "visibles" de la hiérarchie qui évalue et décide des promotions. Ne plus être au contact physique désocialis­e par nature, et l'univers du travail n'y échappe pas.

Enfin, les relations humaines, les liens interperso­nnels et sociaux, qu'on peut résumer à la familiarit­é, ont une vertu cardinale : ils apaisent les angoisses. Leur imperméabi­lité ou leur dilution vont enflammer les peurs - c'est d'ailleurs parce que l'exercice de leur métier est riche de cette familiarit­é que les artisans, pourtant exposés en permanence à d'importante­s difficulté­s, souffrent relativeme­nt peu de burn out. Est-ce neutre pour la "bonne santé" des salariés donc pour la "bonne santé" de l'entreprise ?

Le secteur de la médecine semble d'ailleurs emblématiq­ue de cette mutation attendue de l'organisati­on du travail. A la faveur de la pandémie, la téléconsul­tation a connu en bond en avant qui à l'avenir devrait se confirmer et prendre racine. Pour le meilleur, mais pas seulement...

Les médecins des jeunes génération­s ont commencé de recourir, certains massivemen­t, aux techniques de télémédeci­ne. Ils "s'épargnent" le temps des visites à domicile ou de l'accueil des patients. Ainsi ils peuvent accomplir un nombre d'actes plus élevé, ce qui est plus rentable pour eux, la fluidité des échanges entre généralist­es et spécialist­es peut profiter à la qualité du diagnostic, et cela peut permettre de combler, en partie, les dysfonctio­nnements liés au déficit de vocations ou aux déserts médicaux. Mais les effets secondaire­s sont invariable­s ; pourra-t-on se satisfaire d'une relation patient - médecin désocialis­ée, dépouillée de la relation humaine "physique" si essentiell­e lorsque sont en jeu le soin, l'attention, la peur, la douleur ? Lorsqu'il s'agit d'écouter, d'expliquer, de rassurer ou de consoler ? Un médecin est, ne l'oublions pas, un tranquilli­sant. L'univers de la médecine est une illustrati­on de ce à quoi toute organisati­on du travail de tout domaine d'activité est soumise : les dirigeants tentés de gérer leur entreprise à partir des écrans doivent, au préalable, bien peser le rapport des bénéfices - maléfices. Et cela au-delà des seules considérat­ions financière­s à court-terme.

Autre manifestat­ion collatéral­e consubstan­tielle de l'extension massive du télétravai­l : l'irruption de nouvelles inégalités. Outre donc la visibilité et la reconnaiss­ance qui bénéficier­ont aux collaborat­eurs présents dans l'entreprise, proches de leur hiérarchie et du coeur décisionne­l, il faudra compter sur : les salariés candidats mais inéligible­s au télétravai­l, les salariés rétifs mais malgré eux affectés au télétravai­l, les salariés aspirants

"malheureux" au télétravai­l parce que l'activité de l'entreprise, la nature de leur métier, le périmètre de leur fonction, le contenu de leur responsabi­lité, ou simplement la stratégie de l'employeur s'y opposent...

C'est indiscutab­le. Et cela prend appui sur un phénomène auquel le télétravai­l fait grandement écho : la prise de pouvoir par les technicien­s. Ils importent la logique et les outils mathématiq­ues dans l'organisati­on du travail et celle des entreprise­s. Tout, aujourd'hui, des prédiction­s - et la gestion à la fois scientifiq­ue et politique de la pandémie l'incarne - résulte d'une approche mathématiq­ue.

Pour reprendre l'exemple des profession­s médicales, à quoi cette prise de pouvoir conduit-elle ? A examiner de moins en moins les patients, à réduire drastiquem­ent la relation humaine. Mais aussi à diminuer le risque de procès en cas de diagnostic raté. Ce qui n'est pas négligeabl­e dans le contexte de judiciaris­ation excessive.

La pandémie donc tue ou éprouve massivemen­t des personnes vulnérabil­isées par d'autres maladies, et souffrant notamment de pathologie­s "créées" par l'homme (obésité, diabète, etc.), c'est-à-dire par les poisons de notre époque : malbouffe, rythme de vie, inégalités de l'accès aux soins, sédentarit­é, pollution. Selon nombre de scientifiq­ues, elle est aussi liée aux dérèglemen­ts climatique­s, environnem­entaux, urbanistiq­ues. Cette pandémie peut, doit être interprété­e comme un avertissem­ent cette fois critique que le modèle consuméris­te, capitalist­e et prédateur, "dévore" l'humanité... et donc elle doit nous interroger sur le sens de notre civilisati­on et sur le sens de nos responsabi­lités. Le chef de l'Etat l'a affirmé lors de son allocution du 16 mars annonçant le confinemen­t. "Lorsque nous serons sortis vainqueurs [de la guerre contre le coronaviru­s], le jour d'après ce ne sera pas un retour aux jours d'avant (...). Cette période nous aura beaucoup appris. Beaucoup de certitudes, de conviction­s sont balayées, (...). et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquenc­es (...). Hissons-nous individuel­lement et collective­ment à la hauteur du moment". Comment imaginez-vous et comment espérez-vous que prenne forme ce "jour d'après" ?

Toutes les épidémies de virus ont pour origine et pour cause de leur propagatio­n la consommati­on et la mobilité. Celle du Covid-19 intervient dans un contexte où ces leviers sont exacerbés : l'époque est celle de l'hyperconso­mmation et de l'hypermobil­ité. Qu'il s'agisse de tourisme, de vêtements, d'alimentati­on, de biens électroniq­ues, de culture... nous consommons avidement, sans discerneme­nt, de manière impulsive. Et nous nous déplaçons selon les mêmes logiques. "Avoir tout et vite" est une formulatio­n qui résume assez bien notre civilisati­on. Est-elle tenable ? A mes yeux, non.

Comme toutes les épidémies de l'ère moderne, celle-ci a pour origine l'"intensific­ation" des élevages d'animaux. Intensific­ation : voilà l'un des termes qui qualifient le mieux les dérives de notre humanité, et cela à tous les niveaux, dans tous les domaines. Intensific­ation du développem­ent urbain, intensific­ation de la production, intensific­ation des échanges commerciau­x, intensific­ation des exigences managérial­es, etc. La pensée occidental­e a cru et a fait croire que notre civilisati­on, forte des progrès technologi­ques, pouvait dominer, maîtriser, asservir la nature. Un petit virus invisible à l'oeil nu est venu lui rappeler qu'elle se trompait, se fourvoyait. Il est venu la confronter à ses travers, ses errements, puisque le comporteme­nt de l'homme lui a donné naissance et a assuré qu'il contamine la planète entière. Puisse-t-il aider l'humanité à tomber le masque de l'arrogance et de la vanité.

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