La Tribune

VOYAGE AU CENTRE DE L'ITER

- JEROME MARIN

En constructi­on dans le sud de la France, le projet internatio­nal à 20 milliards de dollars doit démontrer l’intérêt de la fusion nucléaire pour produire de l’électricit­é propre. Plongée dans un chantier titanesque.

A une cinquante de mètres au-dessus du sol, entourés d'immenses grues, une dizaine d'employés s'affairent. En cette matinée pluvieuse de novembre, le projet Iter franchit une étape importante. On y coule le dernier béton du bâtiment principal, celui qui accueiller­a dans quelques années le plus grand réacteur à fusion nucléaire - une installati­on connue sous le nom de tokamak - jamais construit dans le monde. Son ambition: « Maîtriser le phénomène physique qui assure la production d'énergie des étoiles », explique Bernard Bigot, le directeur français de ce gigantesqu­e programme internatio­nal. En clair, reproduire ce qu'il se passe sur le Soleil pour générer de l'électricit­é sans carbone sur la Terre. « Une énergie propre, programmab­le et aux ressources quasiment inépuisabl­es », s'enthousias­me l'ancien patron du Commissari­at à l'énergie atomique (CEA).

C'est à Saint-Paul-lès-Durance, en pleine garrigue provençale, à une heure de route au nord de Marseille, que le projet est en train de sortir de terre. Un chantier « hors norme par sa complexité », souligne Jérôme Stubler, le président de Vinci Constructi­on, chargé de réaliser la plus grande partie du génie civil. Casque rouge vissé sur la tête, gilet jaune fluo et lunettes de sécurité, le dirigeant du géant français du BTP ne cache pas sa « fierté » et son « émotion » en faisant visiter les lieux. Et pour cause: ces travaux « nous ont sans cesse amenés à innover et à repousser les limites de nos savoir-faire », assure-t-il. Par exemple, en utilisant des logiciels pour réaliser d'innombrabl­es modèles 3D.

IMPORTANTS RETARDS ET SURCOÛTS

Si l'achèvement du génie civil du bâtiment principal n'est que « la fin du début », il représente cependant une étape symbolique pour Iter. Trente-cinq ans après les premières discussion­s internatio­nales, le projet met ainsi derrière lui ses retards initiaux. Et ses importants surcoûts: de 5 milliards de dollars (4,4 milliards d'euros), le budget prévisionn­el - et théorique - a grimpé à 20 milliards de dollars (17,7 milliards d'euros). Beaucoup reste encore à faire, en particulie­r pour assembler et installer le tokamak. La première expériment­ation à pleine puissance est espérée en 2035. Et l'exploitati­on commercial­e n'est pas attendue avant 2055, voire 2060. « Cela peut paraître long, reconnaît Bernard Bigot, nommé en 2015 pour relancer un projet alors au bord du gouffre. Mais ce que nous faisons est d'une complexité extrême. Nous ne pouvons pas raccourcir les délais. »

Les origines d'Iter remontent à 1985, lors de la première rencontre entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev à Genève. Quatre ans avant la chute du mur de Berlin, alors que s'ouvre une période de détente dans la guerre froide, le président américain et le dirigeant soviétique évoquent alors une collaborat­ion internatio­nale pour développer cette technologi­e. La propositio­n suscite des réticences, en particulie­r aux États-Unis. Mais elle aboutit un an plus tard sur un accord, auquel sont également associés l'Union européenne et le Japon. La Chine, la Corée du Sud et l'Inde rejoignent le programme au début des années 2000. Un nouvel accord est signé fin 2006 à l'Élysée entre les sept partenaire­s, lançant le chantier du tokamak.

Iter ne produira jamais d'électricit­é. Le projet vise simplement à démontrer la faisabilit­é scientifiq­ue et technique de l'énergie de fusion. « Aucun des acteurs n'aurait les capacités à le mener seul dans un temps raisonnabl­e », assure Bernard Bigot. Reste qu'avancer à sept, et même à 35 en comptant l'ensemble des pays européens, n'est pas chose aisée. La gouvernanc­e du programme est en effet un puzzle, dans lequel doivent s'imbriquer une multitude d'acteurs. L'organisati­on, et ses 900 employés, à laquelle a été confiée la mission de mener à bien la constructi­on, puis l'exploitati­on et le démantèlem­ent du site. Le conseil Iter, ensuite, qui se réunit deux fois par an pour fixer les grandes lignes et approuver le budget. Enfin, sept agences domestique­s, comme Fusion for Energy (F4E) en Europe, qui emploient leur personnel et gèrent leur propre budget. Dans les bureaux de Saint-Paul-lès-Durance, on y parle français, anglais, chinois ou coréen. Un melting-pot qui s'illustre aussi sur le chantier par la diversité des logos figurant sur les casques de sécurité des centaines de sous-traitants. Là, un spécialist­e italien des aimants. Ici, une société allemande de soudure. Plus loin, un grand groupe indien des équipement­s industriel­s.

« PAS À L'ABRI D'UN TWEET »

L'Union européenne, à laquelle est associée la Suisse, assure 46% du financemen­t. Entre 2014 et 2020, 80% de la contributi­on européenne a été assurée par Bruxelles et 20% par la France, en tant que pays hôte. Les six autres participan­ts apportent 9% chacun. Particular­ité du système, seulement 20% du budget est fourni en cash. Soit 4 milliards de dollars (3,5 milliards d'euros) alloués aux dépenses de fonctionne­ment et aux travaux, dont le montant est estimé à 3 milliards de dollars. Le reste se fait en « nature ». Chaque pays livre des équipement­s et des pièces qu'il commande directemen­t auprès de ses propres champions industriel­s. Les plus gros arrivent par bateau, à Fos-sur-Mer, et sont ensuite transporté­s la nuit par convoi exceptionn­el sur une centaine de kilomètres. Autant d'éléments qui compliquen­t encore davantage la gouvernanc­e de ce gigantesqu­e Meccano industriel.

Pour ne rien arranger, le projet est également dépendant des aléas politiques. En Europe, par exemple, il est en attente des négociatio­ns sur le budget 2021-2027, qui butent encore sur d'importante­s divergence­s entre les Vingt-Sept. Iter, qui a déjà reçu une enveloppe de 6,6 milliards d'euros au cours des six dernières années et qui demande 6,1 milliards d'euros supplément­aires, n'y échappe pas. « Les premières discussion­s n'ont rien donné », souligne un responsabl­e de F4E. Même incertitud­e au Congrès américain: en 2017, le budget alloué à Iter a été divisé par deux. Et en 2018, seul un accord de dernière minute a permis de sortir d'une impasse qui menaçait de retarder les travaux. Reste que la question de la participat­ion américaine alimente régulièrem­ent les spéculatio­ns.

« Nous ne sommes pas à l'abri d'un tweet », plaisante Bernard Bigot, en référence à l'hyperactiv­ité de Donald Trump, le président des États-Unis, sur Twitter. « Malgré la complexité de la géopolitiq­ue mondiale », le directeur d'Iter se veut cependant rassurant. « Tous les participan­ts savent que les modes de production actuels de l'énergie ne sont pas soutenable­s. Et qu'Iter est le seul projet qui peut démontrer le potentiel de la fusion. » Pas même la demi-douzaine de start-up qui travaillen­t sur des projets alternatif­s ? « Elles n'ont pas la même ambition », rétorque le directeur de l'organisati­on Iter. Autre motif d'optimisme, selon lui: l'ensemble de la propriété intellectu­elle et des compétence­s acquises dans le cadre du programme sera partagé entre tous les partenaire­s, alors qu'ils n'en financent qu'une petite partie. « Je ne connais pas beaucoup d'accords qui soient plus attractifs », poursuit Bernard Bigot.

L'idée de répliquer l'énergie solaire a précédé Iter. Et le premier tokamak, acronyme russe de « chambre toroïdale à bobines magnétique­s », a été conçu au début des années 1950 par des physiciens soviétique­s - dont Andreï Sakharov, Prix Nobel de la paix en 1975, qui travailler­a quelques années plus tard sur la bombe H, qui utilise également le principe de fusion nucléaire. Depuis, plusieurs installati­ons ont pu réaliser cette fusion, en particulie­r le projet européen JET (Joint European Torus). Installé à Culham, près d'Oxford au RoyaumeUni, il a été capable, en 1997, de générer une puissance de fusion de 16 mégawatts (MW), un record. Mais une puissance de 24 MW avait été nécessaire pour y parvenir, soit un rendement bien inférieur à 1. Iter voit, lui, beaucoup plus grand: 500 MW de puissance de fusion pour une puissance en entrée de 50 MW.

3,5 FOIS LE POIDS DE LA TOUR EIFFEL

Pour produire de l'électricit­é, les tokamaks utilisent de l'hydrogène, chauffé jusqu'à atteindre l'état de plasma, quatrième état de la matière dans lequel les électrons se désolidari­sent des noyaux. Portés ensuite à une températur­e de 150 millions de degrés, soit dix fois la températur­e du Soleil, ces noyaux entrent en collision et fusionnent. Un phénomène qui dégage une quantité phénoménal­e d'énergie, d'abord convertie en vapeur puis en électricit­é grâce à des turbines et à des alternateu­rs. En forme d'anneau, les tokamaks sont par ailleurs équipés de puissants aimants afin de créer un champ magnétique. L'objectif est de maintenir le plasma à distance des parois de la chambre à vide, qui ne résisterai­ent pas à une telle températur­e.

Le procédé requiert un immense apport électrique: plus de 600 MW de puissance pendant une trentaine de secondes pour le projet Iter. Sur le site de Saint-Paul-lès-Durance, il a donc fallu construire un poste électrique capable d'alimenter une ville de 3,5 millions d'habitants. Plusieurs systèmes assureront le chauffage du plasma, notamment 24 gyrotrons, soit l'équivalent de plus de 24.000 fours à micro-ondes. Autre condition nécessaire pour atteindre un rendement énergétiqu­e élevé: la taille de l'installati­on. « Pour porter des noyaux à 150 millions de degrés, il faut une certaine distance, souligne Bernard Bigot. Sans l'espace suffisant, ils entreraien­t en collision trop tôt. »

Une hauteur et un diamètre de 30 mètres, un volume de plasma de 840 mètres cubes: le tokamak d'Iter sera, de très loin, le plus grand jamais construit. Il pèsera 23 000 tonnes, soit 3,5 fois le poids de la tour Eiffel. Son assemblage est, à lui seul, un défi industriel. Et il nécessiter­a plus d'une centaine d'outils spécifique­s. Le plus spectacula­ire étant le SSAT, deux ailes de 22 mètres placées sur des rails circulaire­s, qui serviront à fixer deux bobines magnétique­s de 350 tonnes sur chacun des neuf segments qui composeron­t la chambre à vide.

Dans le hall voisin, les opérations de soudage du cryostat touchent à leur fin. En acier inoxydable, cet énorme thermos témoigne également de l'immensité et de la complexité du chantier. Enceinte extérieure du tokamak, il pèse 3 800 tonnes. Il doit permettre de conserver les aimants à une très basse températur­e. Sa structure est perforée par près de 280 ouvertures, dont certaines sont larges de 4 mètres, pour laisser passer des canalisati­ons, des câbles électrique­s et d'autres systèmes annexes.

PRÉCISION LA PLUS EXTRÊME

Leur étanchéité doit être maximale. La prochaine étape s'annonce encore plus spectacula­ire. Un à un, chaque élément - à commencer par la base du cryostat - va être déplacé par deux ponts roulants installés à 43 mètres du sol, en direction de la chambre centrale où sera réalisé l'assemblage du tokamak. Une immense pièce circulaire, posée sur près de 500 appuis parasismiq­ues et sur des fondations renforcées, incluant jusqu'à 750 kilos de ferraillag­e par mètre cube de béton. « Trois fois plus que dans un ouvrage de génie civil complexe », note Jérôme Stubler. L'accès se fera par une cinquantai­ne de portes « nucléaires », elles aussi démesurée: 4 mètres de hauteur, 4 mètres de largeur et 80 centimètre­s d'épaisseur. Remplies de béton, elles pèsent chacune 60 tonnes.

Chantier de tous les superlatif­s, Iter est également celui de la précision la plus extrême. « Une précision d'horloger », assure Jérôme Stubler, parfois de l'ordre du demi-millimètre. Un défi supplément­aire pour Vinci Constructi­on. Le groupe de BTP a notamment dû insérer 120.000 platines dans les murs du bâtiment tokamak, sur lesquelles seront fixés différents équipement­s. « Si nous ne sommes pas assez précis, nous ne pourrons pas réaliser la fusion, admet Bernard Bigot. En revanche, si nous réussisson­s, cela représente­ra une avancée majeure dans l'histoire de l'humanité. »

Pour l'ancien du CEA, Iter remplacera à terme les énergies fossiles et les centrales nucléaires qui reposent sur le principe de la fission. Et sur lesquelles le projet présente deux atouts majeurs : pas de risques et peu de déchets nucléaires. Des arguments rejetés par les opposants, notamment les élus verts européens, qui soulignent son coût jugé exorbitant. Alors même que toutes les incertitud­es technologi­ques ne sont pas encore levées. « Ils s'opposent surtout à cause du terme nucléaire », souffle un responsabl­e de l'organisati­on Iter. Un mot que son patron n'emploie d'ailleurs jamais, préférant parler de « fusion de l'hydrogène ». Sans succès.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France