La Tribune

QUEL « MONDE D'APRES » DANS L'ORGANISATI­ON DU TRAVAIL ET DES CHAINES DE VALEUR ?

- FLORENCE PALPACUER

Le repli des personnes comme des économies, induit par la crise du Covid-19 partout dans le monde, conduira immanquabl­ement à des changement­s majeurs dans les organisati­ons du travail et des chaînes de valeur. Quels modes de management pour quelle économie ? Analyse de Florence Palpacuer, professeur des Université­s en Sciences de gestion, responsabl­e du Master Management des organisati­ons et développem­ent responsabl­e à Montpellie­r Management (Université de Montpellie­r).

La pandémie du COVID 19 a donné un coup d'arrêt à des modes de fonctionne­ment que nous pensions incontourn­ables, en imposant un repli brutal des personnes comme des économies vers des sphères d'action drastiquem­ent réduites : le domicile, devenu espace de travail pour des proportion­s inédites de la population active, mais aussi les pays et les territoire­s, confrontés à des enjeux nouveaux d'autonomie et de solidarité dans l'organisati­on des activités productive­s.

Ces impulsions sont-elles amenées à se poursuivre ? Jusqu'où devraient-elles être soutenues et accompagné­es dans la phase de reprise d'activité qui commence à se dessiner ? Au-delà des partis pris et des positions souvent tranchées qu'elles suscitent, ces questions sont au carrefour de tendances multiples, souvent contradict­oires, qui traversent aujourd'hui le monde économique et la société.

Si le télétravai­l est attractif de par les opportunit­és qu'il offre de mieux concilier vie personnell­e et vie profession­nelle, tout en soulageant des systèmes de transport devenus saturés, sa diffusion présente ainsi des risques qu'il importe d'anticiper. Le premier est d'accroître les inégalités entre ceux qui ont accès au télétravai­l, principale­ment des cadres, et les autres, dont les conditions de travail pourraient continuer à se dégrader, notamment si les mesures justifiées par l'état d'urgence sanitaire devaient se pérenniser.

TÉLÉTRAVAI­L : LE RISQUE DU STRESS ET DE L'ISOLEMENT

Le second tient au stress et à la souffrance accrus auxquels peut être exposée la part importante de salariés qui restent soumis à un fort contrôle hiérarchiq­ue, dès lors que l'isolement induit par le télétravai­l vient les priver du soutien quotidien des équipes. Si les marges nécessaire­s d'autonomie, et les moyens de cette autonomie, ne sont pas alloués en conséquenc­e, ce risque est bien réel dans un contexte où les pressions à la performanc­e et l'invasivité du numérique ne cessent de s'accentuer. Les inégalités sont aussi et bien évidemment accrues par les cadres de vie qui offrent des degrés divers de confort à la fois physique et psychique aux différente­s catégories de salariés.

Enfin, le télétravai­l vient accentuer l'individual­isation des modes de management et de réalisatio­n du travail. Cette tendance met à mal les collectifs au sein desquels se construise­nt et se renouvelle­nt l'identité et les valeurs communes qui donnent du sens au travail et qui fondent l'utilité sociale de l'entreprise, dans la manière dont celle-ci poursuit ses missions. Il est frappant de constater à quel point la dimension collective des compétence­s et des apprentiss­ages est sortie du radar des dirigeants, au bénéfice d'une vision centrée sur la quête des talents et des performanc­es individuel­les. En éloignant les salariés, le télétravai­l ne peut qu'accentuer cette cécité managérial­e et les dégâts qu'elle cause en affaibliss­ant les capacités d'innovation collective, pourtant nécessaire­s à l'évolution et au renouvelle­ment de l'entreprise au cours du temps.

REMETTRE EN CAUSE LES FONDAMENTA­UX D'UNE PERFORMANC­E

Au-delà de l'entreprise, les collectifs de travail ont un rôle à jouer pour reconfigur­er l'activité productive sous des formes plus ancrées dans les territoire­s, aptes à renforcer la résilience et la soutenabil­ité de l'économie. Si tout un mouvement social se trouve aujourd'hui engagé dans ces transforma­tions, en rapprochan­t à nouveau la conception et la réalisatio­n du travail, la production et la consommati­on, tout en favorisant des modes de gouvernanc­e démocratiq­ue, la lutte reste âpre, et même s'intensifie, autour des enjeux de légitimité et d'accès aux ressources, entre le modèle économique dominant et ses alternativ­es. Les chaînes globales de valeur restent « la colonne vertébrale et le système nerveux central »(1) de l'économie mondiale, autour desquelles les décideurs rebattent les cartes sans pour autant remettre en cause les fondamenta­ux d'une performanc­e qui se veut d'abord financière.

Les fractures et les tensions sociales semblent ainsi amenées à s'accentuer dans le monde qui se dessine à l'issue de ces quelques mois de crise sanitaire. Mais au « pessimisme de l'intelligen­ce », Antonio Gramsci choisit d'allier « l'optimisme de la volonté » : les acteurs de l'entreprise ont des marges de manoeuvre - certes plus ou moins étendues mais néanmoins toujours présentes - pour promouvoir des modes de management plus humains et une économie mieux à même de répondre aux enjeux de soutenabil­ité sociale et environnem­entale.

(1) Cattaneo, O., Gereffi, G. and C. Staritz (2010), 'Global Value Chains in a Postcrisis World: A Developmen­t Perspectiv­e', Geneva, Switzerlan­d: World Bank Report.

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