La Tribune

PAUVRETE ET COVID-19, LE "CAUCHEMAR AMERICAIN"

- SOPHIE MITRA

OPINION. La pauvreté aux Etats-Unis, un des pays les plus « riches » du monde, capte peu l’attention. Pourtant, la pauvreté y est bien ancrée et avec la crise du Covid-19, elle explose, mettant en lumière un système de protection sociale inadéquat. Par Sophie Mitra, professeur­e d’économie à l’université Fordham à New York.

D'après les statistiqu­es internatio­nales, parmi les 40 pays de l'OCDE (Organisati­on pour la coopératio­n et le développem­ent économique), les Etats-Unis arrivent en quatrième position pour le taux de pauvreté avec presque 18% des Américains dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté. La pauvreté touche tous les groupes démographi­ques, en particulie­r les Noirs et les enfants. Elle ne se limite pas à un problème de bas revenus. L'espérance de vie a baissé pour les adultes les plus pauvres, y compris avec les « morts de désespoir » parmi les hommes Blancs à bas revenus victimes de suicide, d'overdose ou d'alcoolisme. L'insécurité alimentair­e touche plus d'un Américain sur dix: en 2019, 37 millions d'Américains utilisaien­t le programme fédéral d'aide alimentair­e pour les pauvres sous forme de coupons (food stamps). L'assurance chômage est modeste et limitée à quelques mois. La moitié des Américains n'ont pas d'économies pour faire face à des dépenses imprévues.

Avec la pandémie, les Etats-Unis ont suivi, comme en France et dans beaucoup de pays, une politique sanitaire fermant les commerces non essentiels et en demandant aux gens de rester à la maison. Des millions d'Américains sont tombés dans une spirale vicieuse.

Le marché du travail américain est flexible: il est facile pour les entreprise­s de licencier comme de recruter. En l'absence de politiques de protection de l'emploi comme en Europe, le confinemen­t a amené les entreprise­s à licencier de façon massive. Résultat: 33 millions d'emploi ont été détruits et le chômage est passé de 3,5% en février à 14,7% en avril. Il touche en particulie­r les travailleu­rs précaires et les femmes. D'après un modèle de simulation de Columbia University, si le chômage augmente à 30%, le taux de pauvreté annuel augmentera de 50%, avec 21 millions de personnes plongées dans la pauvreté et marquerait le taux le plus élevé depuis plus de 50 ans. Une autre analyse prévoit une augmentati­on de 40% du nombre de sans-abris par rapport à janvier 2019.

Ce qui est particulie­r dans la misère américaine, c'est l'effet rapide en cascades des privations subies par les ménages étant donné un système de protection social inadéquat pour soutenir la sécurité économique et sanitaire. Passer à un emploi précaire ou à bas salaire, c'est souvent ne plus avoir de congé maladie ou de congé de maternité payé. Beaucoup de travailleu­rs à faible revenu ont des emplois qui ne se prêtent pas au télétravai­l et ne peuvent pas se permettre de perdre leur salaire s'ils tombent malades. Se faire licencier, c'est bien-sûr voir son revenu chuter, c'est aussi perdre son assurance médicale et donc compromett­re l'accès aux soins de santé, un paradoxe et un stress considérab­le en pleine pandémie.

Le plan d'aide du Congrès et de l'Administra­tion Trump pour les entreprise­s, les travailleu­rs et les chômeurs s'élève déjà à plusieurs milliers de milliards de dollars. Par exemple, il étend les droits au chômage aux travailleu­rs indépendan­ts et ajoute à l'indemnisat­ion de chômage fournie par les

Etats une aide fédérale de 600 dollars maximum par semaine jusqu'en juillet. Si le coût de ce plan d'aide est impression­nant, il est là pour rapiécer de façon grossière et temporaire certaines mailles des filets sociaux.

Ces filets ne suffisent pas pour répondre aux besoins, surtout lorsque certains chômeurs attendent encore leurs indemnités. Des initiative­s caritative­s se multiplien­t en ce moment dans les communauté­s locales, les écoles, les mairies et les associatio­ns. A Mamaroneck, ville de la banlieue nord de New York où je vis, organisati­ons civiles et religieuse­s organisent depuis un mois tous les mardis des dons alimentair­es. Dans cette ville très inégalitai­re, beaucoup d'habitants dépendent maintenant de la générosité de voisins mieux lotis.

La persistanc­e de longue date et l'explosion en cours de la pauvreté aux Etats-Unis démontrent le besoin d'une refonte majeure des programmes sociaux outre-Atlantique.

Les Etats-Unis donnent aussi un avertissem­ent à d'autres pays qui pourraient être tentés, dès le retour de temps meilleurs ou au nom de l'austérité, de ronger leurs filets sociaux.

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