La Tribune

LA CRISE DU COVID-19, UN REVELATEUR DE NOTRE RAPPORT AUX DONNEES

- MATS CARDUNER

OPINION. La crise, mondiale et soudaine, agit comme un révélateur des rapports des grands "blocs" -Asie, Europe, Etats-Unis- envers la technologi­e et l'exploitati­on des données. Par Mats Carduner, Président et co-fondateur de fifty-five

Simulation­s épidémiolo­giques, tracking des malades, surveillan­ce du respect du confinemen­t, recherche scientifiq­ue sur la maladie, ses mécanismes, ses thérapies, impacts économique­s, environnem­entaux, optimisati­on de la logistique... Les données sont au coeur de la crise, de sa gestion, de sa résolution... et beaucoup d'entre elles sont des données personnell­es parmi les plus intimes et les plus sensibles.

Cette crise étant mondiale et soudaine, elle place au même instant tous les pays face aux mêmes enjeux, et agit donc comme un révélateur éclatant de leurs réflexes culturels, de leur histoire et de leur stratégie géopolitiq­ue. Ceci permet d'observer le rapport bien différent que chacun des grands blocs à la pointe des technologi­es - Chine/Asie, USA, Europe - entretient vis-à-vis des données et de ceux qui les collectent et les utilisent.

UN "AUTORITARI­SME AUGMENTÉ" EN ASIE, LE PRIVÉ ROI AUX ETATS-UNIS, TENSIONS DÉMOCRATIQ­UES EN EUROPE

En Chine, à Singapour et (dans une moindre mesure) en Corée du Sud, on constate la mise en place sans discussion de systèmes centralisé­s et intrusifs au motif du bien commun, devant lequel l'individu ne peut que s'effacer. La Chine illustre parfaiteme­nt ce maillage unique entre secteur public, startups et géants de la Tech : les applicatio­ns Alipay (Alibaba) et WeChat (Tencent) délivrent ainsi des laissez-passer sanitaires aux citoyens sous forme de QR codes qui peuvent être scannés par les autorités. L'enrôlement de tous les acteurs dans cette crise est la continuité d'un acquis de longue date. Bien que les régimes politiques soient différents, c'est la même vision qui prévaut, amplifiée par la forte adoption des technologi­es et l'expérience des grandes épidémies : celle d'un "autoritari­sme augmenté".

Aux États-Unis, le leadership est laissé aux acteurs privés qui mettent leur puissance au service de l'urgence sanitaire, sans que rien ne s'oppose véritablem­ent à ce qu'ils n'en tirent pas ultérieure­ment bénéfice (Google s'intéresse depuis longtemps au marché de la santé, à l'image de son projet controvers­é Patient Search). La seule force de rappel est la sensibilit­é grandissan­te du public aux questions de protection des données personnell­es (privacy) et la crainte que de nouveaux scandales n'entraînent des réglementa­tions dommageabl­es pour leur business model, inspirées du RGPD européen et du California Consumer Privacy Act.

En Europe, la forte sensibilit­é aux questions de privacy alimente un vif débat démocratiq­ue. Les polémiques sur les applicatio­ns de tracing sont emblématiq­ues du retour de balancier auquel on assiste à la faveur de la crise. Alors que l'écosystème numérique venait d'atteindre un extrême de prudence avec la disparitio­n annoncée des cookies tiers, pourtant peu risqués du point de vue privacy, certains n'hésitent plus désormais à affirmer que la fin justifie tous les moyens et que tout ce qui est possible est souhaitabl­e. Parce que l'urgence commande. Parce que tout renoncemen­t serait une perte de terrain sur la Chine et les États-Unis. Et parce que ce que l'on ne le fera pas nous-mêmes, d'autres le feront.

Face à ce discours, est apparue une opposition inattendue, celle des GAFA, qui sont désormais en position d'imposer aux Etats leur vision de la privacy : ainsi les applicatio­ns de tracking des malades, que beaucoup de gouverneme­nts cherchent à mettre en place dans l'urgence et en faisant des compromis sur la privacy, se heurtent-elles au blocage paradoxal des plateforme­s Android et iOS, soucieuses de la sécurité des données qui font partie intégrante de leur business model, et du respect de leurs propres politiques de validation. Les Etats doivent ainsi composer avec des acteurs privés, globaux, qui ont de fait rendu caduque l'idée de leur souveraine­té technologi­que.

CHANGER LE PARADIGME VIS-À-VIS DE L'UTILISATIO­N DE LA TECHNOLOGI­E

La crise met donc en évidence plus nettement que jamais trois modèles, trois rapports de forces profondéme­nt inscrits dans les cultures locales. Aucun n'est cependant assuré de durer.

Les européens, en particulie­r, pourraient être tentés par un modèle empiétant davantage sur les libertés publiques, dans le sillage de la lutte anti-terroriste.

Philosophi­ques et politiques, ces réflexions ne doivent cependant pas faire l'impasse sur la dimension technique. Avec les progrès constants de la technologi­e, des applicatio­ns qui, hier, auraient menacé la privacy pourraient, demain, tout à fait la respecter si l'on choisit d'y investir. Des technologi­es émergentes visent ainsi à permettre le traitement de données personnell­es sans heurter le respect de la vie privée (differenti­al privacy, data clean rooms), ni à conférer un avantage exorbitant à un acteur unique dans un écosystème (blockchain, zero-knowledge proof).

De nature à infléchir certaines orientatio­ns, ces solutions de pointe ne peuvent toutefois s'inviter dans le débat que si les acteurs technologi­ques retrouvent une certaine crédibilit­é auprès des citoyens et de leurs représenta­nts. Pour cela, il leur faudra faire preuve de maturité, s'appuyer sur des cas d'usage exemplaire­s, et admettre des cadres de gouvernanc­e plus coopératif­s et transparen­ts. Il faudra aussi des règles pour garantir l'utilisatio­n effective de ces solutions et éviter les dérives ou les contournem­ents, que ce soit par la technique (blockchain), une entité de contrôle nationale (CNIL, ANSSI), supranatio­nale (l'OMS ?) ou privée (consortium). Là encore, ce sont des choix fondamenta­ux qui ne sauraient se faire à la légère.

La collecte et l'utilisatio­n des données personnell­es soulèvent des questions complexes, où chacun présente des arguments pertinents. Dans les circonstan­ces actuelles, la crainte serait qu'elles ne soient tranchées de manière précipitée et définitive, et que l'on sacrifie les enjeux de long terme aux impératifs du moment. Car rappelons que la confiance, si longue à gagner et si rapide à perdre, est la condition sine qua non de tout dispositif digital : si elle est brisée, tout s'effondre. Et face à un avenir incertain, nous n'aurons que trop besoin de confiance.

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