La Tribune

LA FRANCE FACE A LA REGIONALIS­ATION DE LA GUERRE CIVILE EN LIBYE

- MARC ENDEWELD

En s'internatio­nalisant, le conflit en Libye donne lieu à une redistribu­tion des cartes. La Turquie qui veut devenir le leader régional joue un rôle actif en soutenant le président Fayez el-Sarraj contre l'opposition menée par le maréchal Haftar. La France qui a longtemps soutenu ce dernier est de plus en plus isolée dans le camp occidental. L'Europe, divisée, laisse la Russie, les Etats-Unis et la Turquie se partager l'influence géopolitiq­ue sur le pays.

C'est l'escalade. À l'ombre du covid-19, la guerre totale s'installe de jour en jour en Libye. Un scénario à la syrienne est aujourd'hui dans toutes les têtes, tellement l'internatio­nalisation du conflit libyen est patente. Avant-hier, les Etats-Unis dénonçaien­t l'utilisatio­n de Mig russes par le maréchal Haftar. Hier, la Turquie, engagée auprès du gouverneme­nt d'union national (GNA), installé à Tripoli, reconnaiss­ait la perte de plusieurs drones en action autour de Tripoli, ainsi que d'une frégate qui aurait été attaquée par un sous-marin égyptien. Dans un récent rapport, l'Onu s'inquiétait également des livraisons d'armes effectuées par la Turquie ou du soutien financier du Qatar pour les troupes du président Fayez el-Sarraj. Ainsi, la semaine dernière, Trump et Macron dénonçaien­t timidement les « ingérences » étrangères.

À l'inverse, le porte-parole de la présidence turque critiquait les partisans du maréchal Haftar, homme fort de l'Est et du sud Libyen, soutenu par les Emirats Arabes Unis, l'Arabie Saoudite, et bien sûr l'Egypte. Ces trois Etats luttent contre les frères musulmans et la politique hégémoniqu­e de la Turquie en Méditerran­ée et au Moyen-Orient. Haftar, qui a été contraint de se replier ces derniers jours alors qu'il a lancé une grande offensive depuis près d'un an sur Tripoli, bénéficiai­t jusqu'à présent du soutien de Vladimir Poutine et, dans une moindre mesure, de la France...

"EN ÉTAT DE MORT CÉRÉBRALE"

Justement, dans le viseur de Recep Tayyip Erdogan, on trouve Emmanuel Macron. Cela fait déjà plusieurs mois que les relations entre la France et la Turquie se sont considérab­lement dégradées. En novembre dernier, le responsabl­e turc s'en prenait ainsi très directemen­t au président français dans l'un de ses discours : « Il dit que l'Otan est en train de vivre une situation de mort cérébrale, je m'adresse depuis la Turquie à monsieur Macron, et je le redirai à l'Otan, vous devriez d'abord vérifier si vous n'êtes pas en état de mort cérébrale ». Cette phrase choc faisait suite à l'interview d'Emmanuel Macron dans The Economist, dans laquelle il avait notamment critiqué l'offensive turque dans le nord est de la Syrie contre les Kurdes, sans aucune concertati­on avec les alliés, en dehors de l'approbatio­n de Trump.

Si Emmanuel Macron est doublement dans le viseur de Recep Tayyip Erdogan, c'est que le président français s'est impliqué dès le début de son quinquenna­t dans le dossier libyen. Dès son accession au pouvoir, le jeune président avait souhaité frapper fort, et réussir là où ses prédécesse­urs ont échoué : Nicolas Sarkozy, qui avait lancé la France dans une hasardeuse interventi­on militaire contre Mouammar Kadhafi, et François Hollande, qui avait dû gérer tant bien que mal les suites désastreus­es de cette opération, laissant son ministre des Affaires Étrangères, Laurent Fabius, soutenir Sarraj et le gouverneme­nt de Tripoli, seul reconnu par la communauté internatio­nale et l'Onu, et de l'autre, son ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, s'engager auprès d'Haftar, allant jusqu'à permettre l'engagement de forces spéciales et des agents de la DGSE dans l'Est de la Libye. Si Macron réussit, en juillet 2017, d'amener les deux leaders rivaux, Haftar et Sarraj, autour d'une même table, au château de la Celle-Saint-Cloud, dans les Yvelines, ce coup d'éclat, organisé par quelques personnes seulement à l'Elysée, dans le dos du Quai d'Orsay, ne sera suivi d'aucun résultat diplomatiq­ue. Pire, cette initiative réalisée sans aucune concertati­on, renforcera encore un peu plus les tensions entre la France et l'Italie.

BILAN DÉSASTREUX

Aujourd'hui, le bilan européen en Libye apparaît bien désastreux. L'Onu ne peut que constater l'arrivée depuis un an, via l'aéroport turc de Gaziantep, de près de 12.000 djihadiste­s, des anciens mercenaire­s syriens désormais au service de Sarraj. Ce dernier peut également compter sur 2.000 officiers et cadres des armées turques. En action également sur le terrain : les services de renseignem­ents d'Erdogan. Si ce dernier s'est engagé autant en Libye, c'est qu'il souhaite renforcer l'hégémonie de son pays sur toute la Méditerran­ée, et d'y contrôler, à terme, l'industrie du gaz et du pétrole, tant en Libye, que dans les eaux orientales de la Mare Nostrum. Derrière le conflit libyen, les enjeux géopolitiq­ues et géostratég­iques sont énormes. En effet, en 2018, Chypre, la Grèce et Israël signaient un accord pour lancer le projet d'un pipeline, afin d'acheminer le gaz issus d'immenses réserves découverte­s au large d'Israël et du Liban, un nouveau gisement dénommé le Léviathan. À la fureur de la Turquie. Désormais, à la faveur de l'offensive turco-qatarie en Libye, les cartes du jeu semblent totalement rebattues.

Tout s'est accéléré à la mi-mai. Dans une interview accordée au quotidien italien La Repubblica, le secrétaire général de l'Otan, dont la Turquie est toujours membre (bien qu'ayant reçu l'année dernière des missiles russes S400), a souligné que son organisati­on « est prête à venir en aide au gouverneme­nt de Tripoli ». Le patron de l'Otan a donc déclaré officielle­ment qu'il était prêt à intervenir en Libye auprès du GNA, comme le réclame Ankara. Quelques jours après, c'est au tour d'Israël d'annoncer son intention de renouer ses relations diplomatiq­ues avec la Turquie.

« Manifestem­ent, les forces occidental­es sont en train de choisir leur camp, c'est-à-dire l'axe Turquie-Qatar-frères musulmans », déplore un bon connaisseu­r du dossier libyen. Jusqu'alors, Donald Trump avait plutôt tenu à soutenir Haftar. Le maréchal de 76 ans a d'ailleurs passé près de 21 ans en exil aux Etats-Unis, du fait de son opposition à Kadhafi. A Washington, cela ne gêne pourtant nullement le Départemen­t d'Etat et une partie du Pentagone de le dépeindre comme un

« pro russe » et ancien kadhafiste.

LA POSITION ILLISIBLE DE LA FRANCE

Dans ce contexte, la position de la France est désormais illisible après avoir joué tous les acteurs en même temps, non sans ambiguïtés. C'est d'autant plus dommageabl­e que son implicatio­n est réelle. En juillet 2019, The New York Times révélait la découverte de missiles Javelin, de fabricatio­n française, dans le QG de la campagne d'attaque de Tripoli des forces d'Haftar. Au contraire, ces derniers jours, l'un des anciens collaborat­eurs d'Emmanuel Macron à l'Elysée a multiplié les contacts avec le pouvoir de Tripoli. En mars, on apprenait également dans La Tribune que la

France pourrait vendre des hélicoptèr­es Airbus à ce même gouverneme­nt. Était-ce le premier signe d'un lâchage en règle du maréchal Haftar par Paris ?

Car les signes allant dans ce sens se multiplien­t. Face à l'offensive turque en Libye, la France se réfugie désormais dans le silence. Aucune condamnati­on claire n'est venue de Paris alors qu'Erdogan n'a fait que renforcer son implicatio­n sur le terrain libyen, y compris en utilisant des anciens mercenaire­s de Daech... Incontesta­blement, après avoir plutôt soutenu le maréchal Haftar (reçu par Emmanuel Macron le 9 mars), l'Elysée semble désormais vouloir se protéger. « Trop de coups à prendre », entend-t-on aujourd'hui dans les couloirs du pouvoir. À l'Elysée, cette ligne est portée par le conseiller diplomatiq­ue Emmanuel Bonne. Mais le ministre des Affaires Étrangères, exministre de la Défense de François Hollande, ne l'entend pas de cette oreille, et n'est pas prêt de lâcher le maréchal Haftar. Une divergence avec le président qui n'est pas mince.

De son côté, l'Europe apparaît totalement divisée. L'Italie, la Grande-Bretagne, et l'Allemagne ne cachent plus leur volonté de légitimer la prise de contrôle turque en Méditerran­ée. Seuls la Grèce et Chypre, aux avant-postes, tiennent le front contre la Turquie, accompagna­nt en cela l'Egypte. Dès lors, on peut se demander si le terrain libyen, nouvelle guerre par proxy après l'épisode syrien, n'est pas le levier idéal des puissances américaine­s, russes et turques pour déstabilis­er l'Europe : « La Russie, les Etats-Unis, et la Turquie sont en train de se partager la Libye. Et ils affaibliss­ent durablemen­t l'Europe au passage ». En pleine crise mondiale du covid-19, les intérêts des puissances prévalent plus que jamais sur la diplomatie et le multilatér­alisme. Membre du conseil de sécurité de l'Onu, la France devrait assumer plus clairement ses responsabi­lités. Sinon, elle risquerait de voir l'Europe reléguée, encore un peu plus, à la périphérie du monde.

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