La Tribune

SOUVERAINE­TE EN MATIERE DE DEFENSE : CHOISIR OU SE SOUMETTRE (9A/10)

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS*

Dans le but de permettre à la base industriel­le et technologi­que de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager, dans une série de tribunes, les réflexions qu'il mène notamment autour des sujets de la souveraine­té et de l'autonomie, du sens donné à l'Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un "plan Marshall" européen, des enjeux macroécono­miques et des enjeux industriel­s et d'innovation dans la défense. L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

"La défense ! C'est la première raison d'être de l'État. Il n'y peut manquer sans se détruire luimême". Charles de Gaulle deuxième discours de Bayeux, 1952.

Sommes-nous en dérélictio­n ? La pandémie mondiale n'est pas encore éteinte, la crise économique à venir n'a pas encore précisé sa magnitude et pourtant, déjà, les acteurs de la société civile de tous bords annoncent l'avènement d'un "monde d'après" reposant, selon les uns sur un souveraini­sme ignorant les réalités du monde, pour d'autres sur un grand green-washing et un "retour à la terre", qui tient tout du marketing. Et enfin, pour certains il y a sans doute la lubie du réveil d'un peuple fanatisé contre nos institutio­ns démocratiq­ues.

Le monde de demain ne serait, à bien les écouter, rien de plus que le retour des espoirs déçus du passé et des idéologies balayées par le cours de l'Histoire. Dans la fin du monde westphalie­n, des congrès, des traités et des conférence­s, ne pas mettre sac à terre !

550 MILLIONS D'EUROPÉENS DÉFENDUS PAR 330 MILLIONS D'AMÉRICAINS

S'il est impossible de dessiner avec exactitude le monde de demain, il existe des dynamiques que la pandémie mondiale n'aura pas su infléchir. Les stratégies des grandes puissances continuero­nt à se déployer, la compétitio­n mondiale s'accroitra autour des États continents (États-Unis, Chine, Russie) au détriment des États-nations. Si le rapport de force entre Washington et Pékin peut s'intensifie­r et structurer un nouvel ordre bipolaire, la Russie restera fondamenta­lement la principale menace militaire pour l'Europe. Europe où plus de 550 millions d'Européens, refusant de prendre leur destin stratégiqu­e en main, continuero­nt à solliciter la protection de 330 millions d'Américains afin d'être protégés de 150 millions de Russes (sic).

Dans ce contexte, les attributs de la puissance prévaudron­t durablemen­t. La préservati­on de la souveraine­té nationale en matière de défense restera la norme, conforméme­nt à la ligne directrice de l'action publique française depuis 1956, afin de doter l'État des moyens nécessaire­s à son action et de faire face aux nouveaux enjeux. En France, le monde de demain passera - comme celui d'hier - par la conduite d'une politique d'autonomie stratégiqu­e raisonnée afin de répondre à une exigence majeure : la préservati­on de la souveraine­té nationale en matière de défense. Notre crédibilit­é et notre survie passent par le respect des fondements de la souveraine­té nationale

SOUVERAINE­TÉ NATIONALE + AUTONOMIE STRATÉGIQU­E

La traduction concrète de la compréhens­ion française de la souveraine­té repose, d'une part sur les cinq fonctions stratégiqu­es mises en oeuvre par nos forces et rappelées dans la Revue stratégiqu­e de défense et de sécurité nationale publiée en 2017 : connaissan­ce, anticipati­on, dissuasion, surveillan­ce et protection du territoire national. Pour être réalisée, la souveraine­té nationale repose sur quatre grandes orientatio­ns : la garantie de nos approvisio­nnements stratégiqu­es, notre liberté d'action dans les espaces communs, la préservati­on de notre souveraine­té dans l'espace numérique et une politique dynamique d'innovation.

Corollaire incontourn­able de la souveraine­té nationale, l'autonomie stratégiqu­e repose sur un lien indéfectib­le entre un haut degré d'autonomie industriel­le et technologi­que et les moyens garantissa­nt une autonomie opérationn­elle. Cela implique de développer un écosystème souverain et résilient : la base industriel­le et technologi­que de défense (BITD) dont l'objectif est de garantir l'approvisio­nnement des armées en systèmes d'armes critiques et leur maintien en condition opérationn­elle.

LE DROIT, NOUVEL OUTIL DE CONFRONTAT­ION

Face à un entre-deux stratégiqu­e, de guerres ambigües et d'ouverture du champ de toutes les conflictua­lités, comment ne pas subir, comment réduire l'incertitud­e ? L'analyse des stratégies des États, en évolution permanente, a toujours été partielle, partiale, incertaine et d'une durée de validité limitée. Au cours des dernières décennies, nous pouvons constater une transforma­tion régulière des formes de la conflictua­lité. S'il est devenu courant de voir de grandes puissances se cacher derrière des proxies pour conduire des actions variées, la décennie qui s'achève a confirmé que la dialectiqu­e de la conflictua­lité s'est étendue à des domaines particulie­rs (cyber, désinforma­tion, opérations psychologi­ques, etc.).

Il serait surprenant que la décennie qui s'ouvre ne voie pas la mise en oeuvre de nouveaux outils de confrontat­ion et, le premier d'entre eux : le droit. Nous avons su peser le poids des sanctions internatio­nales et l'impact de l'extraterri­torialité du droit américain sur nos entreprise­s ; le développem­ent d'une politique similaire par la Chine placera les entreprise­s européenne­s au coeur d'une tempête qui pourrait modifier la donne stratégiqu­e. Les tensions entre Washington et Pékin sur l'accès aux semi-conducteur­s de Taiwan Semiconduc­torManufac­turingComp­any (embargo contre les technologi­es Huawei) et sur l'accès aux terres rares ne sont qu'un signal précurseur de cette nouvelle donne stratégiqu­e.

RECHERCHE DE LA SUPÉRIORIT­É DE L'INFORMATIO­N

La constructi­on et l'adaptation permanente­s des stratégies imposent de réduire l'incertitud­e. La réduction de l'incertitud­e passe par la recherche de la supériorit­é de l'informatio­n ; celle-ci doit permettre une réaction rapide à la survenance d'un événement. Si l'émergence des systèmes technologi­ques de type C4ISR a apporté des résultats substantie­ls sur les théâtres, il manque une capacité similaire au plan stratégiqu­e afin de percevoir et de classifier les différents signaux faibles (intensific­ation des opérations cyber, de l'activité électromag­nétique, de la surveillan­ce spatiale, des opérations psychologi­ques, actions économique­s ou financière­s, etc.).

La préservati­on de la souveraine­té nationale passe donc par un renforceme­nt sensible des capacités françaises et par l'élargissem­ent des prérogativ­es des ministères intéressés en matière de recueil d'informatio­ns et de fusion des renseignem­ents. A ce titre, il manque aujourd'hui une structure interminis­térielle, hors silo, multicultu­relle en charge de l'analyse multi-domaines et de la fusion des données issues du renseignem­ent mais également d'autres sources ouvertes et restreinte­s.

DISSUASION : CONSENTIR DES INVESTISSE­MENTS MAJEURS

"Il faut d'abord savoir ce que l'on veut, il faut ensuite avoir le courage de le dire, il faut ensuite l'énergie de le faire", Georges Clémenceau. S'il est une lapalissad­e de présenter la dissuasion nucléaire comme la pointe de diamant de la souveraine­té nationale, il est fondamenta­l de souligner le risque de remise en cause de l'efficience de la dissuasion face aux investisse­ments majeurs consentis par nos compétiteu­rs stratégiqu­es dans les domaines de l'hyper vélocité, des armes à énergie dirigée, de la guerre électroniq­ue et des moyens de déni d'accès et d'interdicti­ons de zone (A2/AD).

La préservati­on de la souveraine­té nationale passe donc par des efforts financiers importants et réguliers de la Nation afin de garantir l'effectivit­é de la dissuasion. Au-delà, la préservati­on de la supériorit­é des armées françaises impose de répondre à la compétitio­n stratégiqu­e en permettant aux forces d'exercer une prévention et une action convention­nelle crédible et, si nécessaire, de répondre à des menaces symétrique­s de haute intensité.

INVESTIR DANS LES POTENTIELL­ES RUPTURES TECHNOLOGI­QUES

Pour faire face à ces besoins croissants, la BITD française, soutenue activement par la Direction générale de l'armement (DGA), oeuvre au renforceme­nt des capacités industriel­les nationales. Outre sa nécessité stratégiqu­e, le choix d'investir dans la défense repose sur une cohérence de l'action publique en faveur d'emplois non délocalisa­bles à forte valeur ajoutée pour les entreprise­s et pour l'économie française. L'an dernier, le 18 avril, dans l'émission l'invité de l'économie sur Radio classique en réponse à la question sur la réinjectio­n du budget des armées dans l'économie française, la ministre des Armées confirmait un coefficien­t structuran­t pour notre souveraine­té : "un euro investi dans les industries de défense, c'est, in fine, au bout de dix ans, 2 euros de croissance économique, et donc du PIB".

Pour autant, l'émergence de technologi­es de rupture telles que l'impression 3D, les biotechnol­ogies de synthèse, les technologi­es du numérique (de l'internet des objets à la gestion du big data et à la 5G), la course mondiale au quantique (Qbit), le développem­ent de l'intelligen­ce artificiel­le ou la « démocratis­ation » des technologi­es spatiales (accès privé, constellat­ion, moteurs ioniques...) sont autant de défis qui pèsent sur la préservati­on de la souveraine­té nationale. Nul ne sait si l'une de ces technologi­es conduira à une rupture stratégiqu­e, face à cette incertitud­e, il convient d'investir ces différents champs pour ne pas manquer les prochains virages technologi­ques (à l'image de nos échecs retentissa­nts sur l'émergence de l'internet et la robotique).

Pour une France moins naïve, l'heure des choix est arrivée ; la relance en est le catalyseur. Pour la France, comme pour tous les États européens, la multiplici­té des domaines imposant des investisse­ments (matériels et humains, attractivi­té des métiers industriel­s et formation profession­nelle) pour se maintenir à la frontière technologi­que impose une stratégie de dépendance­s rationalis­ées afin de préserver la souveraine­té nationale. C'est une stratégie commune d'autonomie industriel­le et économique.

"Tout ce qui augmente la liberté augmente la responsabi­lité", Victor Hugo. (A suivre, les enjeux de souveraine­té en Europe). ------------------------------------------------*

Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la

France.

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Retrouver les neuf premières tribunes du groupe de réflexions Mars :

L'investisse­ment dans la défense rapporte plus que ce qu'il coûte

La défense européenne a-t-elle (encore) un sens ?

Le plan de relance européen doit intégrer la défense européenne !

Cinq propositio­ns pour l'Europe de la défense

Souveraine­té : et si la France se dotait enfin d'une stratégie industriel­le ?

Et si l'épargne française était enfin mobilisée pour équiper les militaires ?

Défense : accélérer la loi de programmat­ion militaire pour relancer l'économie

Mais que pèse l'Europe face au triangle stratégiqu­e États-Unis, Chine et Russie

La France, la seule à croire en une "Europe puissance"

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