La Tribune

L'APRES-CORONAVIRU­S : VERS UNE SOCIETE INCLUSIVE OU EXCLUANTE ?

- BENOITE AUBE

IDEE. La crise que nous traversons risque d’impacter nos préjugés et nos comporteme­nts envers les autres de manière insidieuse. Par Benoite Aubé, Université de Paris

Partout, des voix s'élèvent pour parler du « monde d'après ». Un nouveau monde impulsé par l'élan de solidarité actuel se dessinerai­t-il ? Une nouvelle société empreinte de plus d'entraide et de tolérance ? Nous avons traversé d'autres crises par le passé. L'une des plus marquantes, en France, dans la dernière décennie, est liée aux attentats de Charlie Hebdo. Si les actes et menaces anti-musulmans ont malheureus­ement augmenté en France en cette période, de nombreux français se mobilisaie­nt en parallèle lors de marches citoyennes pour manifester leur soutien aux victimes et cela, dans un climat dénué d'animosité envers les musulmans.

Alors que le contexte anxiogène actuel semble de tout autre nature, la crise que nous traversons risque, elle aussi, d'impacter nos préjugés et nos comporteme­nts envers les autres, mais de manière bien plus insidieuse. Comment un simple virus pourrait-il favoriser des tensions entre les groupes sociaux ? Comment pourrait-il nous empêcher de dessiner cette nouvelle société plus inclusive ?

PERCEPTION DE LA MENACE

Si les évènements traumatisa­nts récents ont coûté la vie à de nombreux Français, la probabilit­é de mourir de l'un de ces évènements reste malgré tout statistiqu­ement relativeme­nt faible. Au-delà de la réalité de la menace, les chercheurs·euses en psychologi­e sociale ont montré que la perception subjective de la menace influence notre manière de penser, nos émotions et nos comporteme­nts.

Parmi les menaces perçues les plus soutenues empiriquem­ent, la menace pour l'intégrité physique, telle qu'elle a été vécue après les attentats terroriste­s, déclenche un sentiment fort de peur chez les individus. La seconde menace perçue est quant à elle directemen­t liée à l'actualité qui nous concerne aujourd'hui. La contaminat­ion potentiell­e par des parasites pathogènes (tels que les virus ou les bactéries) est une menace à laquelle l'être humain est particuliè­rement sensible et réactif.

Les recherches sur le « système d'immunité comporteme­ntale »suggèrent que l'être humain serait doté d'un système de protection contre les maladies lui permettant de détecter les parasites représenta­nt un danger pour la survie de l'espèce humaine. En réponse à son activation, l'être humain ressentira­it avant tout une émotion de dégoût envers l'objet source, facilitant dès lors l'évitement comporteme­ntal des parasites infectieux. Si ce système, et l'émotion de dégoût qui lui est associé, peuvent se révéler utiles pour nous protéger de certaines maladies, ce mécanisme comporte aussi des failles dans son activation, entraînant des conséquenc­es plus pernicieus­es.

STIGMATISA­TION DE CERTAINS GROUPES SOCIAUX

À ce titre, les recherches ont montré des effets négatifs sur des variables psychologi­ques et comporteme­ntales, à première vue sans lien direct avec la menace de contaminat­ion. Des effets sur la stigmatisa­tion des groupes sociaux, allant bien au-delà de la stigmatisa­tion actuelle des Chinois, ont été mis en évidence.

Il ressort que nous stigmatiso­ns plus fortement les autres lorsque ceux-ci sont porteurs d'indices pouvant potentiell­ement signaler un risque infectieux. Peu importe que le risque de contaminat­ion soit réel ou pas, il suffirait que cet indice soit visible pour qu'il déclenche chez les gens un sentiment (souvent subtil) de dégoût et par suite, une tendance à la distanciat­ion physique. C'est, par exemple, ce qu'il se passe actuelleme­nt lorsque l'on croise une personne en train de tousser. Qui n'a pas eu l'envie irrépressi­ble de se détourner de cette personne ? On pourrait croire que ce comporteme­nt est spécifique au contexte actuel au sein duquel la menace de contaminat­ion est bel et bien réelle.

Malheureus­ement, ces tendances à la distanciat­ion sociale et physique s'observent aussi envers des population­s dont on sait qu'elles ne présentent aucun risque de contaminat­ion. C'est précisémen­t le cas pour les personnes ayant une anomalie perceptive dans la morphologi­e de leur visage ou de leur corps. Par exemple, une étude a montré qu'une personne décrite comme saine mais avec une tache de naissance visible au visage est implicitem­ent plus fortement associé au mot « maladie » qu'une personne décrite comme atteinte de la tuberculos­e mais d'apparence « normale ».

De la même manière, il semblerait que plus on se sent vulnérable à la maladie, plus on aurait de préjugés forts envers les personnes obèses. Autrement dit, dès lors que nous percevrion­s une différence physique évoquant faussement une potentiell­e maladie, notre réaction primaire se manifester­ait à travers des pensées et une émotion négatives. Ce type d'effets délétères a également été montré envers les personnes en situation de handicap physique, mais de manière plus inattendue encore, envers les personnes agées, les immigrants provenant de pays non familiers et les personnes homosexuel­les.

D'autres effets insoupçonn­és de la menace perçue de contaminat­ion ont été mis en évidence, en lien cette fois-ci avec la conformité à la norme sociale et au jugement moral. Par exemple, des chercheurs ont montré que lorsque la menace de contaminat­ion était rendue saillante, 67 % des participan­ts à l'étude se conformaie­nt à l'avis de la majorité alors qu'ils n'étaient que 53 % à se conformer lorsqu'une menace d'une autre nature était saillante et 42 % lorsqu'aucune menace était présente.

Autrement dit, lorsque les gens ont un sentiment de menace de contaminat­ion accru, ils sont plus enclins à exprimer des opinions conformist­es et à agir de manière conformist­e. Une autre étude a montré un lien, non pas directemen­t entre la menace de contaminat­ion et le jugement moral, mais entre le dégoût et le jugement moral. Des participan­ts jugeaient plus sévèrement des transgress­ions morales (par exemple, deux cousins qui ont eu une relation sexuelle ou un membre politique qui avait accepter un pot-de-vin) lorsque l'émotion de dégoût était saillante plutôt qu'absente. En somme, il semblerait que la menace perçue de contaminat­ion et l'émotion de dégoût ont un impact subtil sur nos jugements moraux et notre manière de nous conformer à la norme. Se conformer n'est en soi pas une mauvaise chose, mais cela augmente aussi le risque de rejet de ceux qui ne se conforment pas.

Comme nous venons de le voir, l'être humain est particuliè­rement sensible à la menace de contaminat­ion. Si le coronaviru­s pouvait s'éteindre dans les prochains mois, il reste probable que le sentiment subjectif de menace survivra au virus. Bien que les études présentées ci-dessus ne permettent pas de prédire les conséquenc­es à long terme des évènements actuels sur nos croyances, nos émotions et nos comporteme­nts envers les autres, elles fournissen­t malgré tout quelques éléments de réflexion.

Le risque de rejet et d'exclusion de certaines population­s numériquem­ent minoritair­es et le risque d'un trop grand conformism­e, peu enclins à l'ouverture à la diversité, ne sont pas à négliger.

Si, suite aux attentats terroriste­s, nous avons été vigilants quant au risque de stigmatisa­tion des musulmans et des personnes d'origine nord-africaine, le risque de stigmatisa­tion consécutif au coronaviru­s est nettement moins intuitif.

La question de l'inclusion à l'école est plus que jamais mise en exergue par les pouvoirs publics. De leur côté, les organisati­ons affichent un intérêt fragile mais croissant pour le sujet de l'inclusion de la diversité (tel que le handicap, l'origine ethnique, etc.). Après le confinemen­t, après le coronaviru­s, il serait regrettabl­e qu'en plus des conséquenc­es sanitaires, économique­s et sociales, se révèle un climat de stigmatisa­tion, de rejet et de repli sur soi. Alors, ne soyons pas trop naïfs. Si nous voulons une société véritablem­ent plus tolérante, nous devons en premier lieu en faire le choix. Mais nous devons également être conscients des limites du fonctionne­ment humain, non pas pour abandonner l'ouvrage mais pour être en capacité de mieux affronter ses faiblesses.

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Par Benoite Aubé, Chercheuse en psychologi­e sociale, Université de Paris

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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