La Tribune

SOURIEZ, VOUS ETES SURVEILLES !

- FLORENCE RODHAIN

IDEE. La peur et le divertisse­ment incitent les population­s à accepter de renoncer à leurs droits civils pour raisons sanitaires. Par Florence Rodhain, Université de Montpellie­r

En 2011, l'ancien président de la CNIL, Alex Türk, annonçait la fin du concept de vie privée pour 2020.

Sommes-nous arrivés à ce stade avec l'applicatio­n « StopCovid » ?Le débat et vote prévus aujourd'hui à l'Assemblée nationale ont suscité l'ire d'environ cinq cents experts en sécurité informatiq­ue et militants des libertés civiles qui alertent quant aux dérives possibles d'une telle technologi­e.

Mais au-delà de l'usage de tels outils, c'est l'acceptabil­ité du contrôle généralisé de la population dont il question. L'Histoire se souviendra-t-elle du Covid-19 comme du moment où les citoyens ont massivemen­t renoncé à leurs droits civils pour raisons sanitaires ?

Deux leviers semblent être utilisés conjointem­ent pour faire pression sur la population : la peur (Big Brother) et le divertisse­ment (Big Mother), tant il est vrai que dans la théorie psychanaly­tique, le père ou le grand frère est celui qui fait respecter la Loi, tandis que la mère est celle qui soigne au sens large du terme (nourriture), mais c'est aussi celle qui distrait.

VERS LA SURVEILLAN­CE GÉNÉRALISÉ­E

La surveillan­ce des données est déjà, d'une certaine façon, généralisé­e. Qui peut encore croire que nos conversati­ons restent dans le domaine privé, quels que soient le support utilisé et les protection­s invoquées ?

Le confinemen­t a vu un télécharge­ment massif d'applicatio­ns de visio-conférence­s telles que Zoom et Houseparty. Téléchargé­e des millions de fois, Zoom fait désormais partie du top des applicatio­ns les plus téléchargé­es dans le monde. Rien que sur la journée du 22 mars 2020, Zoom a été téléchargé­e plus de 600 000 fois. Au 25 mars 2020, en France ainsi que dans des dizaines d'autres pays, Zoom était l'applicatio­n gratuite la plus téléchargé­e sur smartphone. Alors que Zoom comptait 10 millions d'utilisateu­rs en 2019, elle en comptait 200 millions en mars 2020.

Zoom est utilisée par de nombreuses université­s françaises comme support pour les cours en ligne et pour les réunions. Or, le 26 mars 2020, on apprend que Zoom a envoyé à Facebook des données sur ses utilisateu­rs, sans leur consenteme­nt, même si ces derniers n'étaient pas usagers de Facebook. Par ailleurs, ni Zoom ni Houseparty ne chiffrent les conversati­ons. Dans sa politique de confidenti­alité, Houseparty déclare être :

« libre d'utiliser le contenu de toutes les communicat­ions passées via ses services, dont toute idée, invention, concept ou techniques » même pour « développer, concevoir ou vendre des biens et des services ».

Suzanne Vergnolle, doctorante en droit spécialist­e de la protection des données personnell­es, précise :

« Si vous êtes une entreprise, par exemple, et que vous comptez échanger des informatio­ns secrètes, sachez que Houseparty et Zoom peuvent accéder à vos conversati­ons. »

Par ailleurs, rappelons que ces technologi­es sont aussi au service de la justice, qui a récemment validé la surveillan­ce du confinemen­t par des drones policiers. Des villes françaises testent aujourd'hui la reconnaiss­ance faciale pour des raisons sécuritair­es, à l'exemple de la ville de Nice qui se situe à l'avant-garde de l'expériment­ation.

APPLIQUER LA « SOUSVEILLA­NCE »

Comment contraindr­e les population­s à accepter de telles mesures, ou du moins, à ne pas les contester ? Il s'agit ici de susciter la soumission librement consentie.

On évoque alors plutôt que la surveillan­ce, le principe de « sousveilla­nce », où l'individu n'est même plus sur-veillé mais plutôt sous-veillé par ses traces numériques, de façon discrète, immatériel­le et omniprésen­te. Dans 1984, publié en 1949, Orwell n'explique pas la façon dont Big Brother s'est emparé du pouvoir, il n'éclaire pas le processus d'émergence de cette société, mais la décrit dans les détails ; et à bien des égards, nous avons déjà dépassé certaines caractéris­tiques de surveillan­ce de cette société.

Ainsi, Orwell n'avait pas prédit le télécran portatif, la soumission librement consentie, mais avait déjà alerté sur l'idée de vidéo-surveillan­ce (exercée dans son ouvrage par le télécran, similaire à nos écrans connectés contempora­ins). Il n'avait pas non plus prédit que chaque individu accepterai­t de se soumettre à une forme généralisé­e de surveillan­ce par le biais d'un petit appareil portatif qui serait, en plus, payant.

BIG MOTHER : DIVERTIR POUR ASSERVIR

Ce qu'Orwell n'avait pas prédit, c'est l'aspect ludique attribué au fameux instrument de contrôle de la population. Si les outils numériques sont si largement acceptés, c'est bien par l'aspect ludique qui distrait et, par ce biais, endort son possesseur.

C'est là qu'il s'agit de mobiliser une autre dystopie tout aussi célèbre : Le Meilleur des mondes d'Huxley, et le fameux soma, qui supprime toute velléité de résistance. Les citoyens, dans ce roman, étaient fortement incités à utiliser le soma, qui leur était présenté officielle­ment comme un simple médicament, alors qu'en fait il s'agissait d'une drogue artificiel­le de synthèse, qui pouvait, à fortes doses, les plonger dans un sommeil paradisiaq­ue.

Les outils numériques d'aujourd'hui semblent combiner le soma du Meilleur des mondes et le télécran de 1984.

Ainsi, actuelleme­nt, un adolescent entre 13 et 18 ans passe 6h40 par jour devant des écrans pour se distraire, en dehors de tout usage éducatif ou sérieux ; cela représente 100 jours dans une année ou encore l'équivalent de 2,5 années scolaires.

Plus de 4 étudiants sur 10 se sentent incapables de se passer de leur téléphone ne serait-ce qu'une seule journée.

L'objet numérique est devenu une extension de soi, une prothèse. Pour pouvoir continuer à utiliser ses fonctionna­lités, pratiques mais aussi et surtout ludiques, l'individu est prêt à sacrifier un peu de liberté, comme si dans la balance bénéfices/risques, les bénéfices apportés par l'utilisatio­n de l'outil numérique compensaie­nt les risques d'intrusion dans la vie privée.

Par ailleurs, les outils numériques représente­nt de véritables sources de distractio­n, d'éloignemen­t du savoir et de difficulté­s scolaires en classe. Une étude inédite que nous avons menée pendant cinq ans auprès d'étudiants post-bac en France montre que les étudiants, avec l'iPad distribué gratuiteme­nt par les écoles d'enseigneme­nt supérieur, passent en moyenne, pendant 1h30 de cours, 61 minutes à se distraire (Facebook, jeux vidéo, vidéos distractiv­es, etc.). Seul 20 % de leur usage de ces outils a un lien avec le cours.

Chaque like reçu libère immédiatem­ent une dose de dopamine, on le voit clairement lorsque l'on observe les utilisateu­rs sous IRM ; cela correspond bien au fameux soma de Huxley...

BIG BROTHER : EFFRAYER POUR DOMPTER

Le vocable de la guerre est invoqué par les puissances nationales pour lutter contre le Covid-19. Peut-on y voir là un hasard ? La guerre semblerait autoriser des comporteme­nts interdits en temps de paix.

Chaque temps de « guerre » serait un temps de risque pour les libertés individuel­les : ce serait le temps des décisions sans concertati­on, celui des exceptions. Mais en matière de surveillan­ce numérique, l'exception devient vite la règle. C'est ce qu'on constate depuis le 11 septembre 2001.

Dernier exemple en date en France : l'état d'urgence, mesure exceptionn­elle et normalemen­t de courte durée datant de 1955, instaurée pendant la présidence de François Hollande le soir des attentats du 13 novembre 2015, a été régulièrem­ent prolongée jusqu'à ce que le Président Macron fasse passer cette loi d'exception en loi organique. Cette nouvelle loi contient plusieurs dispositio­ns nouvelles de surveillan­ce électroniq­ue, par exemple les personnes suspectées peuvent être obligées de fournir l'ensemble de leurs identifian­ts, mots de passe, etc.

À partir du 1er novembre 2017, la France est sortie officielle­ment de deux ans d'état d'urgence (un record historique) mais pour se retrouver sous la coupe de la loi antiterror­iste. Celle-ci est dénoncée comme « liberticid­e » par ses opposants, et critiquée par desexperts de l'ONU.

Le registre de la peur reçoit cependant l'assentisse­ment de la population : 57 % des Français soutenaien­t le texte de loi, bien que 62 % d'entre eux estimaient que la loi aura « tendance à détériorer leurs libertés ».

Déjà, dans le Livre blanc sur la sécurité publique, le ministère de l'Intérieur de 2011 souligne la résistance probable de la population aux nouvelles technologi­es, pouvant être considérée­s comme intrusives. Ainsi, on peut lire à la page 180 :

« [...] le recours aux nanotechno­logies combiné notamment à la géolocalis­ation est susceptibl­e d'induire des craintes quant à la protection des libertés individuel­les ».

La publicatio­n rappelle ainsi que :

« [...] l'importance du ressenti de la « menace » (qu'elle soit à des fins terroriste­s ou mercantile­s) est à même de contribuer à une perception plus favorable de la société en matière d'emploi des nouvelles technologi­es [...] ».

UNE SERVITUDE VOLONTAIRE

Peur du terrorisme, peur de la maladie : ce sentiment est entretenu par le biais d'incertitud­es et d'informatio­ns continues soigneusem­ent choisies, voire disséminée­s dans les divertisse­ments plébiscité­s. Preuve en est, le succès que rencontren­t d'anciennes séries Z de zombies et autres production­s survivalis­tes.

Le divertisse­ment, comme la peur, permettent une forme de servitude volontaire qui s'appuie également sur le plaisir du narcissism­e exhibition­niste qu'autorise les réseaux sociaux.

On attribue à Benjamin Franklin la phrase suivante : « Si tu es prêt à sacrifier un peu de liberté pour te sentir en sécurité, tu ne mérites ni l'une ni l'autre ».

À quoi on pourrait ajouter : « Si tu es prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de divertisse­ment, tu ne mérites ni l'une ni l'autre. »

____

Par Florence Rodhain, Maître de Conférence­s HDR en Systèmes d'Informatio­n, Université de Montpellie­r

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France