La Tribune

FREDERIC CUVILLIER : «MEFIONS-NOUS DU TRIPTYQUE TRADITIONN­EL : CRISE, RELANCE ET RECESSION»

- MARIE-FRANCE REVEILLARD

ENTRETIEN. Réélu dès le premier tour avec 66,81% à la mairie PS de Boulogne-sur-Mer, Frédéric Cuvillier, l'ancien ministre des Transports, de la Mer et de la Pêche, monte au créneau pour réclamer une plus grande autonomie des territoire­s et exhorte le gouverneme­nt à s'expliquer sur la gestion de la crise du Coronaviru­s, en réclamant l'ouverture d'une enquête parlementa­ire.

De quelle manière la crise de la Covid-19 a-t-elle modifié vos responsabi­lités de maire?

Frédéric Cuvillier. Lorsque l'état d'urgence sanitaire a été décrété, il a été demandé aux maires, d'assurer la continuité des besoins essentiels de la Nation, sans en avoir les moyens. Nous avons dû prendre seuls, des mesures qui se sont parfois substituée­s à certaines déclaratio­ns du gouverneme­nt et ce, au milieu des élections municipale­s. L'Etat n'était pas prêt à affronter une crise d'une telle ampleur (...) Dans ma ville, nous avons rapidement instauré des cellules de crise, annulé des événements, réorganisé les marchés et apporté un soutien aux personnes les plus vulnérable­s. L'exercice n'était pas simple car aucun maire de commune importante ne dispose d'un fichier actualisé de sa population. Il nous a donc fallu nous reporter sur les listes électorale­s pour organiser les mesures d'urgence!

Vous avez déclaré que la gestion de la crise présentait beaucoup d'incohérenc­es et dénoncé «le mépris et l'arrogance» du gouverneme­nt. Qu'est-ce qui justifient de tels propos ?

C'est face à la crise que nous pouvons apprécier la qualité de la gouvernanc­e, or, nous avons assisté à une véritable cacophonie. La porte-parole du gouverneme­nt est capable d'annoncer tout et son contraire, à commencer par les masques qui étaient d'abord «inutiles» avant de devenir «facultatif­s» puis finalement «obligatoir­es»... D'ailleurs, dans les jours qui ont suivi l'allocution du président Macron du 16 mars, j'ai vite compris que les masques promis par l'Etat n'arriveraie­nt pas et j'ai décidé d'en commander 180.000, sans attendre. Il a fallu jouer des coudes en raison de nombreux réseaux parallèles mais en moins de 3 semaines, nous avions reçu ces masques qui ont été distribués avant le déconfinem­ent. Jamais je n'aurais pensé organiser la production de surblouses à base de sacs poubelles en plastique pour nos personnels soignants!

Début mai, vous dénonciez un «déconfinem­ent hasardeux». Fallait-il organiser un second tour dès le 28 juin ?

Je pense qu'il est urgent d'agir. D'ailleurs, serait-il plus dangereux de se déplacer au bureau de vote avec toutes les précaution­s prises en amont, que de se rendre dans les supermarch­és? Il y a là une question de responsabi­lité publique car les impacts économique­s de la crise seront nombreux. J'ai d'ailleurs appris aujourd'hui que NCN, une entreprise dans le BTP qui emploie 300 personnes déposait son bilan. Parallèlem­ent, le centre Nausicaa, qui est le plus grand aquarium d'Europe, se retrouve dans une situation similaire et enregistre 15 millions d'euros de pertes depuis le début de la crise. Les collectivi­tés doivent réagir mais avec quels moyens ? Doit-on rappeler que les collectivi­tés locales contrairem­ent à l'Etat ne peuvent présenter de budget déficitair­e ?

Fin avril, selon les estimation­s de Gérald Darmanin, le ministre de l'Action et des Comptes publics, l'ensemble des collectivi­tés devraient voir leurs recettes amputé de 14 milliards d'euros en 2020. Quelle est la situation dans votre ville ?

Ces chiffres sont loin de refléter la réalité car la crise n'est pas terminée. Les collectivi­tés font face à des charges nouvelles, sans compter l'absence de rentrées fiscales. Nous nourrissio­ns déjà quelques inquiétude­s après la disparitio­n de la taxe d'habitation mais aujourd'hui, les droits de mutation sont suspendus et impactent aussi le départemen­t et les communes. Pour ma ville, nous enregistro­ns une perte de 2 millions d'euros de recettes de fonctionne­ment. La commande publique sera bien sûr reportée et globalemen­t, la collectivi­té qui était dans une situation saine avant la pandémie, se retrouve exsangue.

Appelez-vous à davantage de décentrali­sation en période de crise, de type fédéral allemand par exemple?

Les collectivi­tés locales allemandes ont beaucoup mieux fonctionné, c'est une certitude. Cela étant, il existe une interdépen­dance de nos économies (...) Sans revenir sur l'unicité de l'Etat, il faut s'appuyer sur la capacité d'interventi­on des territoire­s et revalorise­r les responsabl­es locaux, tout en réformant, par exemple, les moyens et les missions des agences régionales de Santé (ARS). Arrive un moment où l'action locale qui représente 70% de l'investisse­ment, soit plusieurs milliards d'euros, doit être légitimée et non pas suspendue à ce point aux directives de l'Etat central. Nous avons appris les décisions du gouverneme­nt sans aucune concertati­on, de façon pyramidale et jupitérien­ne. En période de crise sanitaire, on ne peut pas tenir une position qui ne prenne pas en compte les spécificit­és territoria­les. De nombreuses régions n'ont pas été confrontée­s à la pandémie et se sont pourtant retrouvées en «zone rouge».

Lors d'une conférence de presse du 15 mai 2020, vous avez demandé l'ouverture d'une enquête parlementa­ire portant sur le pouvoir de réquisitio­n de l'État durant l'épidémie de coronaviru­s. Qu'attendez-vous d'un tel examen?

Il faut tirer des leçons de la gestion des missions essentiell­es, en particulie­r au niveau des moyens logistique­s qui ont cruellemen­t fait défaut (...) Le pouvoir de réquisitio­n de l'Etat était indispensa­ble pour organiser la production des équipement­s de santé et pour centralise­r les besoins. Dans ma région, l'entreprise Le slip français, a rapidement été en mesure de produire des masques, certifiés par le CHU de Lille et confection­nés par les couturière­s de la région. Malheureus­ement, il nous a vite manqué la matière première! Simultaném­ent, nous apprenions que l'Etat jetait des masques périmés par millions... Il y a eu tant de contradict­ions et de déclaratio­ns à l'emporte-pièce mais aussi de propos excessifs, que cela a créé de la confusion. Le président a quand même déclaré qu'«aucune entreprise ne sera livrée au risque de faillite». Cette enquête permettra donc d'identifier les écueils et de prévenir de nouvelles crises, qu'elles soient sanitaire, environnem­entale voire nucléaire...

Quel scénario préconisez-vous pour sortir de la crise économique en France ?

Les premières mesures prises par l'Etat étaient nécessaire­s mais méfions-nous du triptyque traditionn­el : crise, relance et récession. Il faut un plan global et non sectorisé. Par ailleurs, nous devons rester attentifs à la réalité des TPE et PME et des sous-traitants. Enfin, il nous faut soutenir la jeunesse et les personnes les plus vulnérable­s. Selon une étude de l'Organisati­on internatio­nal du travail (OIT) datée du 25 mai, 1 jeune sur 6 dans le monde sera privé d'emploi suite à la crise du Coronaviru­s. Les conséquenc­es sociales seront donc sévères. Il faudra prendre des mesures d'ampleur et apporter des aides structurel­les fortes pour amortir les chocs causés par la pandémie. Il faudrait que l'embauche des jeunes qui arrivent sur le marché du travail soit favorisée par des exonératio­ns de cotisation­s, par exemple.

Le Covid-19 n'a pas stoppé toute actualité économique et politique et le Brexit se poursuit. Quelles en seront les conséquenc­es pour les territoire­s ?

Il faut éviter de succomber à la tentation du repli sur soi car nos économies sont interconne­ctées. Nous sommes dépendants à près de 60% de nos échanges avec l'Angleterre concernant le secteur halieutiqu­e, qui génère 5.000 emplois au niveau de la transforma­tion des produits de la mer. Face à la position des Anglais, il est indispensa­ble d'apporter une réponse européenne commune (...) Nos entreprise­s dans le secteur automobile rencontren­t de grandes difficulté­s que le seul marché intérieur français ne suffirait pas à sauver. Par ailleurs, la santé, l'alimentati­on, l'eau, l'hygiène, l'énergie, la recherche, le digital et l'environnem­ent sont autant de questions stratégiqu­es pour le pays qui, bien que dépendant d'un contexte mondialisé, doivent réaffirmer la nécessité d'un Etat stratège.

Quelle est la situation actuelle dans votre commune et comment avez-vous accueilli les dernières mesures annoncées par Edouard Philippe?

Nous n'avons pas de cas de Covid-19 à date, et nous n'avons été que très peu touchés (soit 9 personnes âgées de plus de 80 ans avec des facteurs de comorbidit­és). Quoi qu'on en dise, les Français ont été exemplaire­s dans leur prise de responsabi­lité, en dépit d'une communicat­ion gouverneme­ntale peu crédible (...) Les mesures annoncées le 28 mai par Edouard Philippe étaient attendues depuis quelques temps car le classement en «zone rouge» de notre région littorale ne correspond­ait pas à la réalité sanitaire. Lorsqu'on se retrouve confronté à une crise de cette ampleur, la réflexion la plus adaptée n'est pas de penser au «monde d'après», mais de savoir organiser «le monde avec», sous peine de paralyser toutes les mesures d'adaptation qui s'imposent...

Par Marie-France Réveillard.

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