La Tribune

COVID-19 : VERS UNE REHABILITA­TION DU CONCEPT DE COUT DE PENURIE

- JEAN-MICHEL NICOLLE ET FRANCOIS NICOLLE (*)

ANALYSE. Jean-Michel Nicolle, directeur général de l’EPF école d’ingénieurs, et François Nicolle, enseignant-chercheur en gestion à l'ICD Paris, invitent les responsabl­es d'entreprise­s à s'émanciper de la logique du "zéro stock". Un modèle viable uniquement dans le cadre d'un environnem­ent économique stable et qui ne prend pas en compte le coût de pénurie, qui affecte financière­ment et structurel­lement les sociétés, selon les auteurs.

Les conséquenc­es de la crise du Covid-19 frappent toutes les entreprise­s : réduction d'activité, annulation d'événements, incapacité à répondre à un accroissem­ent brutal de la demande. La baisse drastique de la production aggrave la situation de pénurie qui touche de nombreux secteurs. Si celle des masques de type FFP2 est très commentée, le manque de médicament­s, de préservati­fs ou encore de fruits et légumes frais nous menace également.

Lire aussi : La France en pénurie de masques : aux origines des décisions d'État

L'ampleur des conséquenc­es de ce cataclysme doit nous interroger sur nos modèles, notamment la prise en compte du risque dans le processus décisionne­l et la part de responsabi­lité sociale et environnem­entale que nos entreprise­s doivent assumer. De même, d'un point de vue gestionnai­re, la crise du Covid-19 nous interpelle sur l'imprécisio­n du concept de « stocks stratégiqu­es ». Pour répondre au mieux aux évolutions d'un environnem­ent incertain, le concept de « coût de pénurie », les approches de valorisati­on des stocks et les arbitrages qui en découlent doivent être repensés.

LA STRUCTURE DU COÛT DES STOCKS SE TRANSFORME

Les modèles classiques de gestion des stocks se réfèrent à 3 principale­s composante­s :

Le coût d'achat ou de revient des produits stockés (éventuelle­ment appréciés à leur valeur de remplaceme­nt) intégrant leur coût d'acquisitio­n;

Le coût de stockage appelé aussi coût de détention ou coût de possession;

Le coût de pénurie ou de rupture.

Ces deux derniers coûts constituen­t ce qui est communémen­t appelé le coût de gestion des stocks. Sa valeur est bien sûr variable selon les produits et les périodes, évaluée par certains auteurs entre 25% et 55% (1) de la valeur de stocks, pour d'autres plus proches de 25% (2).

La contributi­on relative de ces trois constituan­ts dans la formation du coût total a été profondéme­nt affectée depuis un demi-siècle par la massificat­ion de la production et des mutations de l'organisati­on industriel­le.

La plupart des modèles théoriques proposent une approche différenci­ée de la gestion des stocks en focalisant l'attention sur les produits « sensibles », c'est-à-dire ceux dont la valeur est élevée et l'impact sur l'activité et l'équilibre financier de l'entreprise fort. C'est le sens des approches 20/80 et A-B-C qui permettent, par la segmentati­on, une gestion fine des stocks et des activités, principale­ment fondées sur leur impact sur le résultat. La prise en compte de ces modèles est principale­ment endogène et orientée vers la décision de gestion.

Depuis les années 50, la forte dynamique de développem­ent économique s'est accompagné­e d'un foisonneme­nt technoscie­ntifique et d'une accélérati­on des échanges d'informatio­ns et de biens. La concentrat­ion en Asie des investisse­ments de capacité a été associée à la localisati­on de coûts bas de main-d'oeuvre.

L'une des conséquenc­es de cette profonde évolution a été la généralisa­tion de la production de masse qui a progressiv­ement marginalis­é les enjeux des politiques de stockage. Les entreprise­s ont été incitées à passer de la logique de stock à celle de flux, abandonnan­t le principe de « produire puis vendre » au profit du « produire ce qui est vendu ». La différenci­ation retardée est devenue un levier efficace pour permettre à l'entreprise d'élargir son offre et sa disponibil­ité, tout en massifiant ses flux physiques et en réduisant ses stocks.

Dans le même temps, et malgré les tensions économique­s provoquées par l'émergence de nouvelles puissances, on a pu constater, sur la longue période, une stabilité voire une diminution des prix des biens.

DIMINUTION DES STOCKS + INCERTITUD­E = AUGMENTATI­ON DES RISQUES

Comme nous pouvons le comprendre à travers le discours du président de la République le 31 mars à Angers, les organisati­ons se reposent sur la croyance d'une gestion des stocks intégrée dans un processus de production optimisé dont les seules contrainte­s seraient l'approvisio­nnement en ressources de base.

Dans ce modèle d'organisati­on industriel­le, la détention de stocks représente, malgré la baisse apparente du coût du capital, une charge élevée pour l'entreprise. L'entreprise préfère alors les réduire à une la fonction « tampon », c'est-à-dire de régulation à court-terme. En cas de forte demande, l'accroissem­ent des ressources de production lui coûte moins cher que l'immobilisa­tion permanente de produits dont une partie peut être périssable. Le risque de pénurie disparaît et les stocks de sécurité diminuent mécaniquem­ent.

En effet, quelle que soit la localisati­on effective de la production dans un cadre mondialisé, un environnem­ent de forte disponibil­ité des systèmes de transport et de baisse des coûts logistique­s unitaires, les besoins en réapprovis­ionnement peuvent être satisfaits à bref délai. L'entreprise se repose désormais sur les outils numériques de gestion intelligen­te des processus d'approvisio­nnements et sur la performanc­e logistique du fournisseu­r. Dans ce mouvement, le coût d'acquisitio­n ou de commande unitaire, longtemps considéré comme fixe, devient décroissan­t.

Si cette logique s'est avérée pertinente dans les périodes de stabilité économique, politique et environnem­entale des dernières décennies - d'autant que les entreprise­s opéraient dans un contexte de stabilité monétaire - la question se poserait différemme­nt en période d'inflation. Il pourrait alors être judicieux de stocker pour spéculer sur un accroissem­ent de leur valeur monétaire !

Toutefois, ce paradigme est remis en cause en période d'incertitud­e. Les troubles géopolitiq­ues, environnem­entaux et sanitaires ont des répercussi­ons sur la sécurité des activités des entreprise­s et leur processus de production. Elles doivent désormais inscrire leurs actions dans une perspectiv­e temporelle de plus en plus réduite, se prémunir d'aléas en intégrant résolument l'incertitud­e dans leurs décisions. Les stocks, les coûts de leurs composants, deviennent centraux. La crise du Covid-19 vient brutalemen­t éclairer la question du risque de rupture et ses conséquenc­es sur l'équilibre économique des organisati­ons voire la stabilité des institutio­ns.

Ainsi, les modèles de production­s fondés sur l'hypothèse d'un environnem­ent stable et prévisible doivent définitive­ment être reconsidér­és pour pouvoir assumer les nouveaux risques et les coûts qu'ils engendrent.

VERS UN « COÛT DE PÉNURIE SOCIAL » ?

Avec le confinemen­t résultant, entre autres, de multiples pénuries, l'activité économique est à l'arrêt. Cette situation éclaire les limites du concept de stock stratégiqu­e. Nous assistons à une inversion de paradigme. Alors que le coût de rupture semblait résiduel et considéré dans les modèles de gestion de stock à travers les seules conséquenc­es commercial­es, l'applicatio­n du principe de responsabi­lité sociale et environnem­entale de l'entreprise amène à apprécier les effets de la rupture au-delà de la simple dimension économique, tout particuliè­rement pour les produits qui présentent un fort enjeu collectif.

Les méthodes de gestion différenti­ées de type A-B-C retrouvent tout leur sens dans l'élargissem­ent du concept de stock stratégiqu­e. Désormais, la fonction d'optimisati­on du coût de gestion des stocks est brutalemen­t confrontée à une approche réaliste du coût de pénurie. Celui-ci peut s'avérer bien plus élevé que dans les approches classiques. Dans l'exemple de la pénurie des masques, l'évaluation des conséquenc­es financière­s directes et indirectes des réapprovis­ionnements multiples dans l'urgence, des négociatio­ns complexes, de la réorientat­ion coûteuse de certaines activités productive­s, des multiples rotations aériennes, illustrent la complexité et l'importance de l'évaluation du coût de pénurie.

Outre cette mesure économique à court-terme, d'autres effets structurel­s peuvent affecter profondéme­nt et durablemen­t l'image de l'entreprise. Le déficit réputation­nel associé à l'incapacité de servir les besoins vitaux et bien sûr les conséquenc­es sociales et sociétales d'une pénurie de produits de première nécessité constituen­t une autre dimension d'un coût de pénurie aux contours flous.

Ainsi, la théorisati­on d'un « coût de pénurie social » peut affecter les modèles économique­s des coûts de gestion. Il paraît désormais légitime pour les responsabl­es d'entreprise­s de réexaminer la notion de coûts dans leurs modèles de gestions de stocks et de s'émanciper de la logique de « zéro stock », au moins pour les produits qui présentent un caractère essentiel à la continuité d'activités dans notre société.

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Lire aussi : Quel risque de pénurie alimentair­e en Europe ? (1) Helen Richardson, "Control your costs then cut them", Transporta­tion & Distributi­on, Décembre 1995, 94-96.

(2) James R. and Douglas M. Lambert, Strategic Logistics Management, 4th ed.

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