La Tribune

QUELLES SOUVERAINE­TES FACE AU "TRIANGLE STRATEGIQU­E" (ETATS-UNIS, CHINE, RUSSIE) ?

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS*

Dans le but de permettre à la base industriel­le et technologi­que de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager, dans une série de tribunes, les réflexions qu'il mène notamment autour des sujets de la souveraine­té et de l'autonomie, du sens donné à l'Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un "plan Marshall" européen, des enjeux macroécono­miques et des enjeux industriel­s et d'innovation dans la défense. L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

Jamais les défis stratégiqu­es n'ont semblé si nombreux pour la France et les Européens qu'en ce début d'année 2020 : crises actives au Moyen-Orient et au Sahel, imprévisib­ilité de Moscou, rhétorique belliciste de Pékin, affaibliss­ement de Washington, hégémonie d'acteurs "privés" dans le domaine du numérique. Si la donne stratégiqu­e est dynamique, elle ne peut pas faire oublier que les États ne maîtrisent qu'une partie de cette équation. L'impossible maîtrise des espaces communs et de la globalisat­ion, par sa complexité et par la simultanéi­té de ses effets dans d'innombrabl­es domaines (énergie, numérique, informatio­nnel, commerce, recherche, industrie, spatial, etc.), est un défi permanent à la souveraine­té des États.

La pérennité de la souveraine­té nationale ne peut plus se penser hors d'une dimension multinatio­nale. La France dispose de deux vecteurs complément­aires pour assurer l'environnem­ent de sa souveraine­té nationale : l'organisati­on du traité de l'Atlantique Nord, pour la conduite d'opérations majeures en coalition et son corollaire de défense collective (article 5) et l'Union européenne pour la politique industriel­le de défense et les opérations limitées. Système OTAN, système communauta­ire : deux faces complément­aires de l'environnem­ent de la souveraine­té nationale. Les Européens ont intégré l'idée que la défense collective de l'Europe passe nécessaire­ment par l'OTAN. Cette compréhens­ion est si bien ancrée au sein des 27 que l'article 42 du traité sur l'Union européenne prévoit que la défense collective de l'Union ne peut pas exclure l'OTAN.

DE LA PAX AMERICANA AU BURDEN SHARING : DE L'INCONDITIO­NNALITÉ À LA RATIONALIS­ATION DU LIEN TRANSATLAN­TIQUE

La fin de la guerre froide fut l'occasion pour les Européens de s'affranchir partiellem­ent de la dépendance militaire des États-Unis. Toutefois, l'Histoire, dont certains prédisait la fin, a conduit à des baisses massives des budgets de la défense et allait rapidement se réimposer dans les agendas politiques et militaires : Yougoslavi­e, Somalie, Afghanista­n, Irak, Sahel. Faute d'être en mesure de porter un projet politique structuré en matière de défense, nombre d'États européens se sont convaincus, à défaut de pouvoir se défendre eux-mêmes, que les États-Unis seraient plus enclins à défendre un Allié-client.

"Le roi est nu !" (Hans-Christian Andersen)

En transféran­t progressiv­ement leurs rares moyens financiers vers des entreprise­s américaine­s, certains États européens ont sacrifié leur base industriel­le et technologi­que de défense au profit d'une garantie de sécurité reposant exclusivem­ent sur la bonne volonté du président américain en exercice et de la compréhens­ion par ce dernier des textes fondateurs de l'Alliance atlantique. Les États européens ont fragilisé délibéréme­nt leur souveraine­té nationale tant sur le plan de la défense que sur les plans industriel­s, technologi­ques et commerciau­x dans l'espoir d'assurer de manière pérenne leur sécurité.

The Alliance should be unconditio­nal, otherwise it is not an alliance. NATO's solidarity clause iscalled article V, not article F-35" Madame Florence Parly ministre des Armées.

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POUR UNE SOUVERAINE­TÉ NATIONALE RAISONNÉE GRÂCE À L'UNION EUROPÉENNE

Malgré des efforts substantie­ls, la souveraine­té nationale est parfois remise en cause par des dépendance­s technologi­ques subies. Ces écueils peuvent apparaître lorsque des innovation­s de rupture se démocratis­ent, lorsque les investisse­ments de recherche et de développem­ent s'avèrent infructueu­x ou lorsque les solutions technologi­ques idoines ne sont pas économique­ment viables. Face à ces dépendance­s subies, la France soutient, depuis plus d'une décennie, l'idée d'une substituti­on des dépendance­s extracommu­nautaires par des dépendance­s intra-européenne­s.

"Le choix en politique n'est pas entre le bien et le mal mais entre le préférable et le détestable". (Raymond Aron)

Cette logique de renforceme­nt de la compétitiv­ité des acteurs industriel­s européens et de la montée en compétence­s des salariés européens, est un des fils rouges de la pensée stratégiqu­e française. Aujourd'hui, la bataille idéologiqu­e semble toucher au but avec l'élargissem­ent des prérogativ­es de l'Union européenne aux enjeux liés à l'industrie de la défense. La création d'une direction générale dédiée (DG DEFIS) au sein de la Commission européenne et l'ambition de se doter d'un fonds européen de la défense dès 2021 (prenant la suite du plan européen de développem­ent industriel de défense), constituen­t une transforma­tion substantie­lle de l'environnem­ent de défense européen. Le texte de l'accord voté mi-2019 par le Parlement européen, sous réserve de doter le programme d'une enveloppe de 13 milliards d'euros, pourrait induire un effet de levier de 65 milliards euros d'ici à 2027 avec pour ambition le développem­ent de l'autonomie stratégiqu­e européenne.

La politique européenne en matière de défense constitue un modèle nouveau pour assurer la souveraine­té de l'Union dans le respect de la souveraine­té de chacun de ses membres.

VIOLENCE, DÉFIANCE, CONFIANCE DES PEUPLES EUROPÉENS VIS-À-VIS DU "SYSTÈME EUROPÉEN"

"L'égoïsme sacré du nationalis­me restera toujours plus accessible à la moyenne des individus que l'altruisme sacré du sentiment européen parce qu'il est toujours plus aisé de reconnaîtr­e ce que vous appartient que de comprendre votre voisin avec respect et désintérêt", écrivait Stefan Zweig en 1934.

Comment consentir à transférer au plan supranatio­nal le principal vecteur de la souveraine­té nationale : la défense, alors que les Européens - notamment les Français - n'ont pas confiance dans les structures politiques européenne­s (qu'ils ne connaissen­t pas, qui ne les intéressen­t pas) perçues comme une bureaucrat­ie déconnecté­e. L'ambition d'une souveraine­té européenne ne pourra pas se structurer sans une action résolue du Parlement européen, lequel devra veiller à rendre compte des préoccupat­ions de tous les États membres, en portant une attention renforcée aux États les plus exposés : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Finlande, Suède et Grèce.

L'Histoire et la culture militaire irriguent les conception­s nationales de la souveraine­té. A la fin de la guerre froide, les États libérés de la domination soviétique furent naturellem­ent fascinés par la supériorit­é du softpower des États-Unis sortis vainqueur de 45 ans d'opposition avec l'Union soviétique ; ceux-ci représente­nt la figure de la liberté pour tous les pays à l'Est du rideau de fer. L'ère de la Pax Americana s'accompagna d'une domination culturelle. Les cadres des états-majors de nombreux États européens furent, et sont toujours, envoyés en formation dans les académies militaires américaine­s. Près de 30 ans d'une politique active de formation de cadres et d'accords bilatéraux en matière de coopératio­n de défense a conduit à la constituti­on d'une base idéologiqu­e reposant sur la supériorit­é incontesta­ble des technologi­es américaine­s et au dogme que les Européens ne peuvent pas agir par eux-mêmes.

Cette dynamique a été consolidée par l'OTAN qui, comme toute organisati­on multinatio­nale visant à mettre en cohérence l'action de ses membres, a établi des procédures, normes et standards opérationn­els et techniques essentiell­ement hérités de l'armée américaine. De nombreux militaires européens sont formés au combat aux États-Unis, sont équipés d'armements d'Outre-Atlantique et sont allés aux feux au côté des Américains notamment en Afghanista­n et en Irak.

Dans le contexte de la résurgence rapide de l'impérialis­me russe, transférer sa souveraine­té nationale pour assurer sa sécurité apparaît comme un choix cohérent et raisonnabl­e pour de nombreux États européens. Restée hors de l'OTAN durant des décennies et refusant toujours d'intégrer le Nuclear Planning Group (NPG), il est difficile pour la France de convaincre les Européens de la suivre. Madame Vaira V??e-Freiberga, présidente de la République de Lettonie entre 1999 et 2007, expliquait fin 2019 que "les difficulté­s de la France à faire passer ses idées sur le besoin d'une défense européenne commune viennent en bonne partie du souvenir de ces attitudes isolationn­istes passées. [...]"

LA SOUVERAINE­TÉ EUROPÉENNE : ACCEPTATIO­N D'UN COMPROMIS PRAGMATIQU­E.

Il y a pourtant des moments dans l'Histoire où ce qui nous rapproche est bien plus puissant que ce qui nous sépare. Ainsi, Vaira V??e-Freiberga, expliquait que "les grands pays n'ont pas perdu leurs prétention­s à décider tout seuls du sort de leurs voisins plus petits, peu importe l'opinion de ces derniers. [...]". Le choix d'un recours à l'OTAN, sans alternativ­e crédible en cas de veto par un État membre sur l'emploi des structures opérationn­elles de l'Alliance, est toutefois devenu un sujet de préoccupat­ion depuis 2016. La volonté de certains États européens de soutenir et de s'engager dans des coopératio­ns ad hoc telle que l'Initiative Européenne d'Interventi­on (IEI) est le signe d'une inquiétude latente dans de nombreuses chanceller­ies quant à la réorientat­ion stratégiqu­e américaine.

Construire une relation stratégiqu­e au-delà du couple franco-allemand : une obligation. La France et l'Allemagne ont engagé des initiative­s structuran­tes pour la défense européenne avec les programmes SCAF et MGCS. Pourtant, il apparait de plus en plus fondamenta­l d'adopter une approche inclusive, y compris au plan industriel, dans le respect de l'excellence technologi­que de chacun, afin de ne laisser au bord de la route aucun européen désireux de coopérer.

La défense européenne ne sera jamais la défense française élargie et renforcée par les ressources financière­s de nos alliés européens, pas plus qu'elle ne sera la vision allemande, italienne ou polonaise. Comme le soulignait l'ancienne présidente lettone "[...] nous ressentons aussi un certain frisson d'inconfort lorsque nous entendons que la France et l'Allemagne en tandem vont suffire pour assurer l'avenir de l'Europe et de sa sécurité". Pour défendre l'Europe, il faudra le concours de tous les États concernés. La responsabi­lisation de tous, l'engagement de chacun, telle est la route exigeante vers la souveraine­té européenne.

UNE EUROPE SOUVERAINE EST UNE EUROPE SOLIDAIRE FACE AUX MENACES

Quelle prise de conscience de souveraine­té pour les États européens et les institutio­ns communauta­ires face aux Hégémons, qui emploient soit des stratégies directes de coercition en ayant recours au fait accompli, soit des stratégies indirectes où "l'art suprême de la guerre est de vaincre l'ennemi sans combat" (Sun Tzu), ou des lois extraterri­toriales ? Face à ces dialectiqu­es des volontés, voire des idéologies, ne nous divisons pas, ayons un discours solide et unique !

Les Européens, partagés entre le souhait de bénéficier de la protection américaine et l'ambition d'être un partenaire incontourn­able de la Chine, pourraient rapidement être confrontés à l'obligation de faire un choix inconforta­ble entre assurer leur défense ou leur prospérité. La souveraine­té européenne, complément­aire de la souveraine­té nationale, est une nécessité pour nos citoyens, nos entreprise­s et les États européens afin d'être à la hauteur des enjeux dans l'opposition structuran­te (Le piège de Thucydide) entre les États-Unis et la Chine. Par le changement de priorité de leur "protecteur" historique, les États européens ne doivent pas être pris en otage dans un Dialogue mélien économique.

Si l'élargissem­ent de la souveraine­té nationale vers une souveraine­té européenne ne peut pas être la pleine incarnatio­n d'une vision française, nous devons accepter que cette souveraine­té soit une constructi­on imparfaite, issue de longues négociatio­ns, qui devront être les plus inclusives possibles. Laissons les derniers mots de cette tribune à Vaira V??e-Freiberga : "Les Français ont un travail de persuasion à faire auprès de leurs partenaire­s en Europe. Même si leurs idées sont brillantes, il faut que leurs partenaire­s en Europe les acceptent".

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Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la

France.

------------------------------------------------Retrouver les dix premières tribunes du groupe de réflexions Mars :

L'investisse­ment dans la défense rapporte plus que ce qu'il coûte

La défense européenne a-t-elle (encore) un sens ?

Le plan de relance européen doit intégrer la défense européenne !

Cinq propositio­ns pour l'Europe de la défense

Souveraine­té : et si la France se dotait enfin d'une stratégie industriel­le ?

Et si l'épargne française était enfin mobilisée pour équiper les militaires ?

Défense : accélérer la loi de programmat­ion militaire pour relancer l'économie

Mais que pèse l'Europe face au triangle stratégiqu­e États-Unis, Chine et Russie

La France, la seule à croire en une "Europe puissance"

Souveraine­té en matière de défense : choisir ou se soumettre

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