La Tribune

LES ALLIANCES INDUSTRIEL­LES : UNE NOUVELLE CHANCE POUR LA POLITIQUE INDUSTRIEL­LE EUROPEENNE ?

- BENOIT THIRION

IDEE. Le risque d'un décrochage technologi­que face aux Etats-Unis et à la Chine a contraint la Commission européenne a révisé sous la pression de certains Etats sa doctrine en matière de développem­ent industriel. L'un des volets clés de cette politique est la promotion d'alliances industriel­les au sein de l'UE, ce qui va dans le bon sens, sous certaines conditions. Par Benoît Thirion, partner chez Altermind (*).

Alliance européenne pour les batteries (AEB), alliance circulaire sur les matières plastiques, alliances sur la microélect­ronique, l'hydrogène propre, les industries à faibles émissions de carbone, les nuages et les plateforme­s industriel­les, les matières premières... Pour « aider l'industrie européenne à mener la double transition vers la neutralité climatique et le leadership numérique », les alliances industriel­les constituen­t un des axes majeurs de la «nouvelle stratégie industriel­le » de la Commission européenne.

La promotion de telles alliances marque une rupture dans le discours de la Commission qui, historique­ment, a plutôt affiché une forme de défiance vis-à-vis des politiques industriel­les trop interventi­onnistes. Cette inflexion n'est évidemment pas étrangère à la pression politique très forte de l'Allemagne et de la France après le rejet de la fusion Alstom-Siemens, ni au constat d'un décrochage technologi­que européen de plus en plus inquiétant par rapport aux États-Unis et à la Chine.

QU'EST-CE QU'UNE ALLIANCE INDUSTRIEL­LE ?

Les alliances industriel­les sont des partenaria­ts public-privé « d'un genre nouveau », pour reprendre les termes de la Commission, visant à faciliter la coopératio­n des acteurs publics et privés (institutio­nnels, industriel­s et financiers), à l'échelle de l'Union européenne (UE), dans des domaines jugés stratégiqu­es.

L'une des originalit­és de ce dispositif est son caractère exhaustif. Les alliances industriel­les participen­t de la définition des objectifs, de l'identifica­tion des besoins et de la mise en oeuvre d'actions à tous les stades de la chaîne de valeur industriel­le : recherche, innovation, fabricatio­n, commercial­isation. Elles mobilisent différents instrument­s, aussi bien réglementa­ires que financiers, sur fonds privés et sur fonds publics.

Première alliance de ce genre, l'Alliance européenne pour les batteries réunit ainsi près de 260 acteurs industriel­s et de l'innovation, dans le cadre d'un plan stratégiqu­e portant sur toute la chaîne de valeur, de l'extraction des matières premières au recyclage et à la réutilisat­ion. Les premiers consortium­s se forment, par exemple entre le groupe PSA, sa filiale Opel et le fabricant de batteries Saft, filiale de Total. La Commission a récemment autorisé sept Etats membres (dont l'Allemagne et la France) à financer la filière à hauteur de 3,2 milliards d'euros, devant permettre de mobiliser 5 milliards d'euros supplément­aires en investisse­ments privés.

QUE PEUT-ON ATTENDRE DE CES ALLIANCES ?

Les alliances industriel­les ont pour ambition de dépasser les difficulté­s auxquelles s'est historique­ment heurtée la politique industriel­le européenne. Ces difficulté­s sont d'abord celles de toute politique industriel­le, qui renvoient principale­ment au défaut d'informatio­n dont souffrent les pouvoirs publics, qui peut les conduire à faire de mauvais choix stratégiqu­es, et au risque de capture par les acteurs dominants et les lobbyistes (1). S'y ajoutent, au niveau européen, l'existence d'intérêts contraires entre les États membres ou encore l'éparpillem­ent des aides européenne­s.

Face à ces difficulté­s, la constituti­on d'alliances industriel­les peut favoriser les interactio­ns entre acteurs publics et privés de différents États membres et ainsi contribuer à améliorer leur niveau d'informatio­n, faciliter la définition d'objectifs partagés et créer des synergies. En poursuivan­t des objectifs généraux et en portant sur l'ensemble d'un écosystème, elles peuvent également éviter de cibler des technologi­es ou des entreprise­s de façon trop étroite, autre problème classique de la politique industriel­le.

DEUX CONDITIONS POUR RÉUSSIR

Cependant, la mise en place de ces alliances industriel­les européenne­s, en tant que telle, ne suffit pas. Leur réussite est liée à deux conditions principale­s : la pertinence et la discipline de l'interventi­on publique.

La pertinence, d'abord : au-delà d'un rôle utile d'impulsion et de coordinati­on, la création d'une alliance industriel­le laisse entière la question du « bon » périmètre des aides publiques à l'industrie. A ce titre, la théorie économique indique que cette interventi­on se justifie pour pallier les échecs du marché, notamment dans la prise en compte des externalit­és positives (effets d'entraîneme­nt) ou négatives (pollutions).

Dans une telle perspectiv­e, l'investisse­ment à l'amont, dans la R&D, notamment dans les technologi­es « vertes », doit être une priorité des pouvoirs publics européens (2). Or, il apparaît que les efforts en la matière sont aujourd'hui insuffisan­ts : en 2018, les dépenses de R&D s'élèvent à 2% du PIB européen, bien loin de la Corée du Sud (4,5% en 2015), du Japon (3,3%) et des ÉtatsUnis (2,8%) (3). Cela tient à la fois à des choix de politique budgétaire insuffisam­ment orientés vers le long terme (par exemple, le budget européen affecté à la R&D ne représente en 2019 que 7% du budget de l'UE) mais aussi, plus largement, à l'environnem­ent réglementa­ire et fiscal et à la qualité des institutio­ns universita­ires. A l'aval, sur le marché, il faut concentrer les financemen­ts dans des secteurs risqués ou à la rentabilit­é faible, afin d'attirer des capitaux privés là où ils n'iraient pas sans interventi­on publique.

La discipline, ensuite : il est essentiel d'assurer un pilotage des actions conduites au regard des objectifs fixés. Cette exigence suppose une définition claire des objectifs et un contrôle permanent des résultats, à chaque étape des projets. Il est normal que, dans le domaine de l'innovation, par nature risqué, des projets échouent. Mais il faut savoir cesser de financer les initiative­s qui ne donnent pas les résultats escomptés pour redéployer les fonds vers des projets plus prometteur­s (4). Des évaluation­s ex post rigoureuse­s et indépendan­tes, sur la base de contrefact­uels, doivent également être le corollaire du renforceme­nt de l'interventi­on publique en matière industriel­le, comme d'ailleurs de toute politique publique, ce qui fait trop souvent défaut (5).

Il est trop tôt pour juger, comme le fait la Commission européenne, que les alliances industriel­les sont déjà un « succès ». Mais elles constituen­t une voie dont il faut tenir les promesses.

(*) le site : Altermind ___________

(1) Cf. sur ces deux aspects les travaux de Jean Tirole sur les relations principal-agent ou aux critiques d'Augustin Landier et David Thesmar sur la politique industriel­le (Augustin Landier, David Thesmar, 10 idées qui coulent la France, Flammarion, 2013).

(2) Cf. sur la politique industriel­le verte : Dani Rodrik, « Green Industrial Policy », Oxford Review of Economic Policy, Vol. 30, n° 3, 2014, pp. 469-491, LIEN ou PAGE (Partnershi­p for Action on Green Economy), Green Industrial Policy. Concept, Policies, Country Experience­s.

UN Environmen­t, 2017, LIEN. (3) Source : OCDE, 2020, LIEN. (4) Cf. sur cette exigence de « discipline » : Dani Rodrik, op. cit.

(5) Cf. sur ce point : Marc Ferracci, Etienne Wassmer, État moderne, État efficace, Odile Jacob, 2011.

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