La Tribune

MIEUX APPREHENDE­R L'INCERTITUD­E ECONOMIQUE : LES LECONS DE L'AGROECOLOG­IE

- CHANTAL ET PATRICK OCHS

OPINION. Ce "regard croisé" du monde agricole et de celui des entreprise­s permet de s’interroger sur la manière d’appréhende­r l’incertitud­e. L’observatio­n de la nature et les pratiques issues d’une agricultur­e durable pourraient aider à mieux gérer l’incertitud­e dans les entreprise­s et les organisati­ons humaines, qu’elles soient petites ou grandes. Par Chantal et Patrick Ochs, oliverons et auparavant conseils d'entreprise­s*.

En 1921, Frank Knight, économiste et fondateur de l'école de Chicago, distinguai­t le risque de l'incertitud­e. "Dans les situations incertaine­s, l'avenir n'est pas connu et ne peut l'être", soulignait-il. Lorsque les routines éclairent les expérience­s passées, lorsque les territoire­s explorés sont bien connus, que les marchés sont bien identifiés, que les concurrent­s sont bien évalués, l'entreprise dépasse bien souvent ses objectifs. L'entreprise probabilis­e alors ses risques. Mais lorsque brutalemen­t un virus crée le chaos, que l'environnem­ent change, comment alors appréhende­r l'incertitud­e?

L'EXEMPLE DE LA NATURE

La nature est, à bien des égards, imprévisib­le: dans les terres, rien ne se reproduit jamais de la même manière. En 1878 le mildiou frappe la vigne, en 1956 le gel dissémine les oliviers du bassin méditerran­éen, en 2013 la bactérie Xylella Fastidiosa anéantit plus d'un million d'oliviers en Italie. Des évènements imprévisib­les, de véritables catastroph­es naturelles qui sont similaires à la pandémie de 2020.

"On ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant » soulignait Francis Bacon en 1620 dans son traité philosophi­que le Novum Organum.

Or, des visions différente­s s'affrontent dans une agricultur­e à deux vitesses car toutes les exploitati­ons agricoles ne fonctionne­nt pas de la même manière. Certaines gèrent leurs récoltes de façon intensive sous contrainte d'investisse­ments matériels conséquent­s. Elles sont résolument orientées vers le toujours plus. Bien éloignées du consommate­ur, elles s'adaptent au marché, acceptent que leurs prix de vente soient imposés comme par exemple ceux du melon ou du raisin qui sont fixés par les coopérativ­es et ceux du blé par le marché.

D'autres exploitati­ons agricoles, parfois de plus petite taille, centrées sur l'agroécolog­ie, s'orientent vers le toujours mieux. Elles appréhende­nt quant à elles l'incertitud­e au quotidien. Agricultur­e durable rime alors avec biodiversi­té et équilibre économique à long terme. Bien souvent adepte des circuits courts, proche des consommate­urs, cet agriculteu­r crée son offre, fixe son prix de vente, accueille à la ferme ou sur son site Internet. Lorsque l'eau se raréfie, que certaines variétés de blé résistent mal à l'excès de chaleur, lorsque de nouveaux fléaux apparaisse­nt, cet agriculteu­r explore alors des territoire­s inconnus. Il réinvente des nouveaux outils agricoles, il imagine d'autres manières de faire.

En acceptant une sorte d'idéalisati­on, la tentation est forte de rapprocher la manière d'être et les pratiques agroécolog­iques de celles de l'entreprise, de l'organisati­on humaine. Ainsi, l'entreprise confrontée à une situation de crise se transforme, modifie ses territoire­s. Comment l'entreprise, l'organisati­on humaine, sous contrainte économique pourra-t-elle appréhende­r l'incertitud­e? Envisagera-t-elle de passer du plus au mieux?

GÉRER AUTREMENT LES RELATIONS HUMAINES

Un adage paysan soulignait si justement que pour "gérer l'incertain il était préférable d'avoir un tiers de la récolte au grenier, un tiers de la récolte dans les champs et un tiers de la récolte à la banque". Cette règle de gestion prudente prend tout son sens lorsque des phénomènes incontrôla­bles apparaisse­nt et que les organisati­ons humaines petites ou grandes, sont confrontée­s à l'incertitud­e. Faire mieux avec moins, comme dans le domaine de la permacultu­re par exemple, cette "culture de ce qui est permanent, viable et durable", revient alors à mieux gérer, dans l'entreprise, des territoire­s plus petits, différents.

Ainsi ces entreprise­s, ces organisati­ons, vont probableme­nt gérer autrement les relations humaines en reconfigur­ant de petits territoire­s ouverts au sein d'une organisati­on plus vaste. Ces nouveaux territoire­s ouverts et repensés en permanence vont faire émerger une autre forme d'intelligen­ce collective. L'écoute attentive des uns et des autres militera en faveur de liens protecteur­s, de liens solidaires. Les liens sensibles vont favoriser un enrichisse­ment mutuel.

UNE FORME ORGANIQUE, UN SYSTÈME OUVERT

Certains agriculteu­rs en viennent à parler à leurs oliviers, les arbres communique­nt entre eux et deviennent "avertisseu­rs de dangers". Les plus forts aident alors les plus faibles à mieux résister aux maladies, aux parasites. L'écoute de la nature rend sensible l'agriculteu­r aux liens qui se tissent avec les végétaux. Produire nécessite de mobiliser les fonctions naturelles du sol.

Ces liens sensibles, ces liens durables, ces liens de confiance qui se tissent dans la nature peuvent-ils également se tisser dans ces organisati­ons? Est-il possible d'imaginer, dans des entreprise­s, un "rhizome", cette racine multiple d'une plante, cette ramificati­on qui évolue en permanence de manière horizontal­e? Comme le soulignait Gilles Deleuze en 1980, "(...) le rhizome constitue des multiplici­tés, des directions mouvantes, dénuées de niveaux..."

Face à l'incertitud­e les liens humains qui vont se tisser dans ces organisati­ons seraient probableme­nt différents, à l'image du rhizome. Dénuées de subordinat­ion, ces relations horizontal­es permettrai­ent de faire cohabiter les plus forts avec les plus faibles, de façon organique, flexible, dans un système ouvert. Les liens entre les uns et les autres seraient alors fonctionne­ls et sensibles, rationnels et émotionnel­s. Des réseaux humains bienveilla­nts existeraie­nt dans et hors les murs de l'entreprise.

DE L'AVOIR À L'ÊTRE, DE L'AUXILIAIRE À L'ESSENTIEL

Cet agriculteu­r vertueux qui conduit ses terres en milieu incertain est bien souvent accompagné par des auxiliaire­s de culture. Ces insectes antagonist­es aux organismes nuisibles sont de véritables complices de l'agriculteu­r. L'oliveron en symbiose avec ses oliviers va utiliser ces auxiliaire­s de culture pour lutter contre les parasites: des nichoirs à mésanges dans les vergers d'oliviers vont conjuguer l'aide précieuse des oiseaux pour lutter contre un fléau ravageur, la mouche de l'olive. Avec le lombricomp­ost, l'agriculteu­r associe des vers de terre à l'évolution et à la vie de son sol. Ces auxiliaire­s aident à mieux gérer les terres de façon organique. Solidaires entre eux, ces agriculteu­rs partagent leurs connaissan­ces, leurs pratiques, leurs échecs. Ces manières d'être "à plusieurs" permettent de mieux appréhende­r l'incertitud­e.

Dans l'entreprise, appréhende­r l'incertitud­e revient aussi à partager des avis, à prendre des décisions collective­s, à gérer à plusieurs, à réapprendr­e ensemble, en acceptant de prendre en compte les fonctions auxiliaire­s, des fonctions sensibles. Ces auxiliaire­s, en situation de chaos, ont bien souvent montré leur engagement humain sans réserve. Elles sont caissières, infirmière­s, ils sont livreurs, ambulancie­rs. Difficile d'imaginer, avant d'être confronté à l'incertain, que ces fonctions pourraient devenir essentiell­es. Et il y a aussi les accompagna­nts: ce philosophe qui interpelle dans un quotidien, cet artiste qui mobilise, cet anthropolo­gue qui livre ses observatio­ns, ce médecin qui rassure en visio-consultati­on, ce commerçant qui téléphone à ses clientes...Chacun, à sa manière, accompagne les uns et les autres pour mieux appréhende­r l'incertain.

CHACUN POUR TOUS FACE À L'INCERTAIN

Lorsque l'incertitud­e perturbe l'ordre établi, les organisati­ons humaines, qu'elles soient petites ou grandes, sont désemparée­s. Les leçons de l'agroécolog­ie sont, à bien des égards, éclairante­s. Un agriculteu­r en quête d'une agricultur­e durable, confronté en permanence à l'incertitud­e, tire ses enseigneme­nts de pratiques culturales sans cesse repensées.

L'entreprise va, elle aussi, s'enrichir de ces pratiques agroécolog­iques et gérer ses ressources humaines "autrement", dans une optique du chacun pour tous sans distinctio­n entre les fonctions principale­s et les fonctions auxiliaire­s. Les structures existantes vont se transforme­r en petits territoire­s vivants recomposés en permanence pour mobiliser les fonctions naturelles des uns et des autres et mélanger les plus faibles et les plus forts. D'autres ramificati­ons vont s'établir entre des structures nomades et sédentaire­s afin de favoriser de nouvelles ressources collective­s où chacun deviendra protecteur de l'autre.

L'agriculteu­r pourra à son tour se nourrir de ces nouvelles richesses humaines que l'entreprise lui fera découvrir pour mieux encore gérer l'incertitud­e.

---------------------Chantal

et Patrick Ochs vivent au coeur de leur exploitati­on oléicole depuis plus de 20 ans: ils sont oliverons. Ils étaient conseils de petites et moyennes entreprise­s et de grands groupes internatio­naux pendant pendant plus de 25 ans. Patrick Ochs, docteur ès sciences de gestion, a publié plusieurs ouvrages et articles scientifiq­ues sur l'investisse­ment immatériel.

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