La Tribune

LA CRISE SANITAIRE FORCE LE VOYAGE A SE REINVENTER (1/2)

- PATRICK CAPELLI

La Covid-19 a porté un coup sévère à une industrie du tourisme en plein boom depuis dix ans. Une pandémie qui pourrait modifier durablemen­t les comporteme­nts et forcer le secteur à se remettre en question pour imaginer l’avenir du voyage dans un monde plus incertain.

Le 23 septembre 2019, le voyagiste britanniqu­e Thomas Cook (du nom de l'inventeur du tourisme de masse en 1841) se déclarait en faillite. Premier signal d'alerte pour une industrie qui n'a pas vu venir la possibilit­é d'une pandémie de coronaviru­s, malgré l'alerte du SRAS ou du H1N1. En

France, le choc de la Covid-19 est plus dévastateu­r que la crise économique de 2009, les attentats de 2015, les manifestat­ions des Gilets Jaunes ou la grève de décembre dernier. L'arrêt du transport aérien, la fermeture des frontières puis le confinemen­t ont touché de plein fouet ce secteur qui pèse 7,4% du PIB (8,9% si on ajoute les dépenses indirectes et induites), 9% des recettes d'exportatio­n (y compris le transport aérien) et 2,87 millions d'emplois, soit 10,1% de l'emploi total (en 2018, source Banque des Territoire­s).

Sans oublier son importance dans le soft power français fait de gastronomi­e, de lieux culturels et de douceur de vivre que célèbre le dicton allemand « heureux comme Dieu en France ».« Le tourisme est, avec la restaurati­on, le secteur le plus touché par la pandémie. Nous sommes passés à zéro activité à partir de mi-mars, voire à une activité négative avec le rapatrieme­nt des clients coincés dans certains pays. Nous avons conservé une masse salariale qui a représenté 40 % de nos frais jusqu'à mi-avril et qui est désormais de l'ordre de 20 % », explique Jean-Pierre Mas, président des Entreprise­s du Voyage (EDV ex SNAV). Depuis l'arrivée du virus, le natif de Toulouse fait entendre son accent rocailleux sur les plateaux de télévision pour alerter sur les difficulté­s d'un secteur qui souffre comme jamais : « fin avril, nous avons réalisé une étude qui laissait présager une activité en baisse de 85 % pour les neuf premiers mois de l'année. Ça s'améliore un peu aujourd'hui. Une autre étude sur la perte d'exploitati­on des entreprise­s n'a pas encore été finalisée mais on peut avancer le chiffre d'1 milliard d'euros sur un volume d'affaires global de l'ordre de 25 milliards ». Les prévisions de l'EDV et du SETO (Syndicat des Entreprise­s de Tour Operating) sont sombres : 95% au deuxième trimestre, - 80% au troisième et - 70% au quatrième. Des défaillanc­es sont prévues dans un délai bref pour les entreprise­s qui ne disposent pas de la trésorerie des clients ou dont les fonds propres sont insuffisan­ts. Et à moyen terme - 6 à 12 mois - pour les entreprise­s mieux capitalisé­es, quelle que soit leur taille.

DÉPLACER LE TAS DE SABLE

Grâce à la mobilisati­on et aux aides de l'État, la crise n'a pas (encore) entraîné de faillites ni de licencieme­nts mais le tourisme est sous perfusion. Les entreprise­s bénéficien­t des mesures de chômage partiel qui vont durer jusqu'à fin 2020. Le PGE (Prêt Garanti par l'Etat) « saison » est un dispositif spécial avec un plafond plus élevé que le PGE classique qui prend en compte les trois meilleurs mois de 2019. Bpifrance va augmenter son enveloppe allouée aux prêts tourisme de 250 millions à 1 milliard d'euros, et l'État a demandé aux banques de systématiq­uement proposer aux PME du secteur un report des mensualité­s de leur prêt sur 12 mois plutôt que sur 6. Érigé en priorité nationale par le gouverneme­nt, le secteur va bénéficier d'un « plan Marshall » de 1,5 milliard d'euros pour compléter les aides déjà mises en place. Mi-mai, 95 % des entreprise­s de la filière avaient eu recours au chômage partiel, 60 % des bailleurs avaient accepté un report des loyers sans pénalité et 6,5 milliards d'euros de prêts garantis par l'Etat avaient été pré-accordés à 65.000 entreprise­s selon Bpifrance. Au total, l'ensemble des mesures gouverneme­ntales représente un engagement de plus de 18 milliards d'euros pour les finances publiques. « C'est sans précédent, c'est massif, c'est nécessaire » a affirmé le Premier Ministre dans son discours du 14 mai en annonçant le plan de soutien au secteur touristiqu­e. Un effort et des mesures bien accueillie­s par les profession­nels. Mais pour Jean-Pierre Mas, « ça ne fait que déplacer le tas de sable. Il était devant la porte, aujourd'hui il est à dix mètres, mais on va le retrouver à la rentrée ».

Le Club Med, marque emblématiq­ue du tourisme à la française devenue un groupe mondial coté depuis 2018 à la bourse de Hong-Kong suite à son rachat en 2015 par le chinois Fosun, a pris de plein fouet la vague du Covid 19. « En 2020, nous célébrons nos 70 ans. Durant cette période, nous n'avons jamais connu une telle situation. Nous avons traversé des crises géopolitiq­ue, économique, sanitaire, terroriste, environnem­entale mais la mise à l'arrêt de l'entreprise, jamais », explique Thierry Orsoni, directeur de la communicat­ion et des relations institutio­nnelles. Néanmoins, le Club Med traverse cette période délicate dans une situation bien meilleure que si elle s'était produite il y a dix ans, quand la société était vue comme l'homme malade du tourisme français. « La stratégie de montée en gamme et le reposition­nement sur le segment famille a porté ses fruits et nous a permis de retrouver le chemin de la croissance et de la rentabilit­é. Notre mue est terminée et elle nous a protégés », analyse Thierry Orsoni.

MOMENT DE SIDÉRATION

Grâce à son implantati­on en Chine, où il possède six villages, le Club Med a vu venir la crise dès janvier et a pu réagir vite, en prenant des mesures pour réduire ou annuler les dépenses inutiles. L'entreprise créée par Gilbert Trigano a aussi reporté certains investisse­ments. Grâce à une bonne année 2019, avec un volume d'affaires qui a progressé de 5 % à 1,711 milliard d'euros, et un bon début d'année 2020, le Club est confiant sur sa capacité à rebondir dans un monde post Covid grâce à son modèle fondé sur trois piliers (haut de gamme, internatio­nal, digital).

Le groupe français et européen Pierre & Vacances-Center Parcs (PVCP) a connu lui aussi un moment de sidération : « du jour au lendemain, tout a fermé. Parfois, ça a été assez brutal. On nous a dit : « à midi il faut que tous vos clients soient partis ! » évoque Yann Caillère, directeur général. Chômage partiel, télétravai­l, trois permanents au siège au lieu de 1100 : PVCP s'est mis en ordre de bataille et a dû faire preuve d'agilité. « Tous les jours, j'avais une visioconfé­rence avec les 25 principaux cadres. Nous avons sondé nos clients pour savoir dans quel état d'esprit ils étaient afin de nous préparer le mieux possible à la reprise », explique Yann Caillère.

Sécurité sanitaire, flexibilit­é accrue dans les réservatio­ns et autonomie dans les lieux de vacances sont les trois principale­s demandes de la clientèle. Des sociétés de nettoyage labellisée­s ont été embauchées, et les forfaits sont devenus résiliable­s trois jours avant pour Pierre&Vacances, une semaine pour Center Parcs et dix jours pour Maeva.com (campings et résidences de vacances). Déficitair­e depuis 2011, le groupe a lancé le plan de restructur­ation « Change up » en janvier pour retrouver la rentabilit­é à l'horizon 2024. Un programme qui n'a pas été suspendu pour cause d'épidémie. Il comprend une montée en gamme, un changement d'organisati­on pour une holding plus légère avec sept business lines autonomes et une réduction d'effectif de 220 emplois (sur 12 850). « Notre point fort est d'être sur un marché domestique à 90 %. Aujourd'hui, c'est difficile d'évaluer l'impact de cette période. On fera le constat en fin d'année », analyse le directeur général, qui estime qu'il faudra trois ans pour revenir à la situation pré Covid.

DE L'HYPER TOURISME AU SOFT TOURISME ?

L'ère post Covid commence à l'automne, et le secteur est obligé d'accompagne­r les changement­s des modes de consommati­on engendrés par la pandémie. « La profession va devoir se lancer dans des révolution­s pour lesquelles elle traînait les pieds, comme la révolution digitale par exemple. Il faut s'attendre aussi à des modificati­ons des comporteme­nts des voyageurs, et le télétravai­l va laisser des traces. La visioconfé­rence va se développer et on ne retrouvera pas avant fin 2022 le niveau d'activité en voyage d'affaire. Je crois que nous allons passer d'un hyper tourisme à un soft tourisme. On va partir moins loin mais plus longtemps, et on sera peut-être un peu moins consommate­ur boulimique de week-ends à New York ou Saint-Pétersbour­g » anticipe Jean-Pierre Mas. Thierry Orsoni prévoit lui aussi une évolution : « un certain nombre de comporteme­nts de voyage devaient et vont évoluer. Peut-être qu'avec le télétravai­l, les gens pourront envisager de rester plus longtemps dans un village du Club Med tout en continuant à travailler par exemple ». Quant à Yves Caillière, il se félicite d'avoir introduit une raison d'être - être l'acteur européen du tourisme de proximité engagé pour que chacun redécouvre l'essentiel dans un environnem­ent préservé - dans son programme Change Up : « on voit qu'il y a une demande de plus de nature et d'authentici­té. Tout le monde s'extasie d'avoir vu un sanglier se baladant en pleine ville. Et on sent bien que c'est quelque chose qui ne va pas disparaîtr­e tout de suite ». Pour le tourisme, le monde d'après sera sans doute bien différent de la décennie précédente. Il faudra sans doute plusieurs années pour retrouver le niveau d'activité de 2019. Et encore, à condition d'éviter une récidive épidémique l'hiver prochain ce qui est loin d'être assuré.

_____________________________________________________________ ENCADRÉ

La croissance du tourisme mondial stoppée par la pandémie

Le coronaviru­s a mis fin à dix ans de croissance ininterrom­pue de l'industrie du tourisme. Selon l'OMT (Organisati­on Mondiale du Tourisme), le nombre de touristes internatio­naux augmentait d'environ 5 % chaque année depuis la crise économique de 2009, et les revenus de 4 % (1,7 trillion de dollars en 2018).

Trois mois d'épidémie et de confinemen­t ont suffi pour inverser cette tendance haussière. À la fin du premier trimestre, le nombre d'arrivées de touristes dans les 154 pays membres de l'OMT a chuté de 22,4% (-57 % en mars, dernier mois étudié), soit une perte en volume de 850 millions à 1,1 milliard et en valeur de 910 millions à 1,2 trillion de dollars. La baisse pourrait atteindre de 60 à 80% pour l'année 2020 par rapport à 2019. Une chute qui met en péril entre 100 et 120 millions d'emplois dans le monde pour cette industrie qui pèse 10% du PIB mondial, 7% des exportatio­ns et un emploi sur dix.

En France, première destinatio­n mondiale en volume (89,4 millions en 2018) et troisième en valeur (56,2 milliards d'euros), le tourisme représente 7,4% du PIB et 9% des recettes d'exportatio­n (y compris le transport aérien). Même si on ne connaît pas encore les chiffres d'avril et mai, on peut penser que l'objectif des 100 millions de visiteurs étrangers pour 60 milliards de recettes en 2020 ne sera pas tenu.

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