La Tribune

MUNICIPALE­S 2020 : LES ELUS LOCAUX SONTILS A L'ABRI DES GROUPES D'INTERET ?

- STEPHANE CADIOU

IDEE. Les élus locaux doivent faire avec la mobilisati­on de groupes divers qui font valoir leurs intérêts. Mais ces acteurs ne disposent pas des mêmes chances de succès et des mêmes accès aux élus. Par Stéphane Cadiou, Université Lumière Lyon 2

Dans un rapport récent, deux associatio­ns (Les Amis de la Terre et l'Observatoi­re des multinatio­nales) accusent des acteurs économique­s d'avoir profité de la crise provoquée par le Covid-19 pour demander des assoupliss­ements en matière de réglementa­tions environnem­entales et sociales, considérée­s trop contraigna­ntes pour leurs affaires.

Cette dénonciati­on laisse entendre que des intérêts privés agiraient en coulisses pour peser sur les décideurs. C'est là une idée fort ancienne, contempora­ine de l'autonomisa­tion (au XIXe siècle) des dirigeants politiques qui seraient désormais soumis aux pressions d'intérêts privés.

Longtemps, les restrictio­ns censitaire­s du suffrage ont garanti la promotion des intérêts des plus privilégié­s (et notamment des propriétai­res. Cependant, à partir de la IIIe République, alors que l'accès au pouvoir est désormais arbitré par le suffrage universel, les groupes sociaux, et notamment les plus dominants, ont dû développer de nouvelles pratiques pour faire entendre leur cause : non seulement présenter des candidats directemen­t, mais aussi peser sur les préférence­s des élus.

Ainsi s'instaure, dans le discours républicai­n, une distinctio­n entre l'intérêt général, dont seraient dépositair­es les élus, et les intérêts particulie­rs qui n'auraient d'autres choix que de « faire pression ».

Mais, longtemps, la démocratie locale a semblé épargnée par cette lecture grâce notamment à sa supposée « proximité ». Celle-ci garantirai­t une fluidité des relations entre élus et citoyens, ainsi qu'une plus grande transparen­ce. Est-ce à dire que les élus locaux sont préservés des activités de lobbying auxquelles seraient soumis les dirigeants nationaux ?

Cette question mérite d'être posée dès lors qu'en campagne, les candidats aux élections municipale­s rivalisent de projets volontaris­tes pour l'avenir d'un territoire, et notamment sur les questions écologique­s lors de ce cru électoral 2020. Aux propositio­ns de « forêts urbaines », de « trames vertes » et de« Central Parc »répondent des surenchère­s sur les superficie­s d'arbres à planter ou encore sur les kilomètres de pistes cyclables.

D'autres prétendent contrecarr­er la densificat­ion immobilièr­e, ou encore revoir la commande publique dans un sens plus durable. Le temps d'une élection est effectivem­ent celui des promesses et des engagement­s. Mais les élus peuvent-ils les tenir ? Rien n'est moins sûr tant les leviers de l'action publique locale cristallis­ent des convoitise­s. Pour autant, cela n'oblige pas à succomber à une vision simplifiée en termes d'intérêts cachés manipulant les décideurs.

LES OUBLIS DE L'EFFERVESCE­NCE ÉLECTORALE

Les campagnes constituen­t des rituels démocratiq­ues. Candidats et électeurs sont enclins à croire que les élus auront la capacité de maîtriser et de transforme­r le réel en appliquant leurs programmes.

Mais cette vision occulte les contrainte­s multiples (budgétaire­s, techniques, médiatique­s... et même les événements imprévus de l'actualité comme peut l'être une crise sanitaire) avec lesquelles composent les élus une fois en position de pouvoir.

Bien trop de facteurs interfèren­t et complexifi­ent une chaîne décisionne­lle qui n'a rien de linéaire. Oublier cela, c'est se condamner aux déceptions postélecto­rales.

À ce titre, l'existence de groupes organisés constitue un paramètre susceptibl­e d'affecter les promesses et les intentions affichées. Même parés de l'onction du suffrage universel, les élus locaux doivent faire avec les mobilisati­ons régulières de groupes et d'organisati­ons qui entendent faire valoir les intérêts de certains segments de la population. Dès lors, la question qui se pose est plus de savoir avec qui gouverne une équipe municipale ?

Localement, les élus sont confrontés à des sociétés pluraliste­s. Ils sont d'abord tenus d'interagir avec des organisati­ons économique­s (les chambres consulaire­s) dotées statutaire­ment d'un droit à l'expression sur les principaux documents d'action publique (comme un plan local d'urbanisme).

Par-delà ces interlocut­eurs institués, les intérêts défendus collective­ment s'expriment au travers d'une myriade d'associatio­ns (sportives, culturelle­s, comités de quartier), de collectifs en tous genres (riverains, usagers), de groupement­s profession­nels (commerçant­s notamment), alors que les fédération­s syndicales (de salariés et de patrons), traditionn­ellement centralisé­es, souffrent en France d'une implantati­on locale très fragile.

Les intérêts portés peuvent également revêtir une forme plus individual­isée par l'action propre des entreprise­s. Mais tous ces acteurs ne disposent pas des mêmes chances de succès et des mêmes accès aux élus.

INÉGALITÉ DE MOYENS

Primo, ces acteurs ne bénéficien­t pas de moyens identiques pour se faire entendre des élus. Quand certains se prévalent principale­ment de leur nombre ou de leur attachemen­t à un territoire pour plaider leur cause, d'autres mobilisent des expertises pour se doter d'une crédibilit­é.

De grandes entreprise­s au contact régulier des élus locaux - dans les domaines notamment de la promotion immobilièr­e, de la distributi­on, de l'économie numérique, des réseaux - se sont ainsi dotées de services de relations institutio­nnelles et de lobbying pour travailler auprès des collectivi­tés.

Cette inégalité de moyens oblige de fait bon nombre d'associatio­ns à redoubler d'efforts pour se faire entendre. On le voit quand des édiles cèdent aux sirènes de grands promoteurs commerciau­x invoquant les richesses et emplois induits, études à l'appui, par l'implantati­on d'un nouveau centre commercial : les riverains et associatio­ns de défense du cadre de vie sont contraints de multiplier leurs actions (manifestat­ions, pétitions, recours, contre-expertises...) pour espérer infléchir un tel projet.

Ainsi, après des années de mobilisati­on, le projet de megacomple­xe « EuropaCity », qui devait voir le jour à Gonesse (Val d'Oise), a finalement été enterré, en novembre 2019.

Secundo, l'écho des intérêts défendus dépend des liens entretenus avec les élus locaux. Plus les acteurs sont sociologiq­uement et idéologiqu­ement proches des élus, plus il leur est aisé d'en être entendu : en toute logique, les élus sont portés à écouter ceux qui partagent les mêmes codes et langages.

On comprend mieux l'importance pour tel ou tel segment de la société d'avoir l'un de ses représenta­nts sur une liste. Dans cette perspectiv­e, l'élection possible d'équipes écologiste­s à la tête de municipali­tés pourrait bien représente­r une opportunit­é pour des associatio­ns environnem­entales partageant les points de vue de ces nouveaux élus.

Tertio, les causes défendues résonnent différemme­nt selon les conjonctur­es. Tout laisse penser que, dans les prochains mois, les arguments autour de l'emploi et du développem­ent économique auront une portée renforcée auprès des élus. Il est vrai que, compte tenu des échéances électorale­s, les demandes mesurables quantitati­vement (comme les emplois) sont plus aisément monnayable­s que des biens communs auprès d'élus tenus d'afficher des bilans.

DES ÉLUS SOUS OBSERVATIO­N

Tous ces éléments dessinent dès lors des relations entre élus et groupes très variées selon les territoire­s. Ils rendent surtout la destinée d'une promesse électorale incertaine. Ils nous rappellent que gérer une ville demeure une affaire de conciliati­on d'intérêts et de paramètres (partiellem­ent) contradict­oires.

C'est bien pourquoi les soutiens d'une équipe municipale nouvelleme­nt élue auraient bien tort, une fois l'élection passée, d'attendre passivemen­t des actes. D'ailleurs, des associatio­ns l'ont bien compris en demandant aux candidats de s'engager sur des chartes ou des manifestes durant la campagne afin de suivre plus efficaceme­nt par la suite les engagement­s pris.

Après avoir évalué et parfois noté les programmes, il leur revient ainsi de faire preuve d'une capacité d'observatio­n, de vigilance et d'interpella­tion. Autant d'exigences qui sont, néanmoins, difficiles à assumer pour des groupement­s aux moyens très souvent limités (grâce à quelques bénévoles) dans les espaces locaux.

Les stratégies pour se faire entendre des élus se compliquen­t aujourd'hui avec le pluralisme des scènes de décision. En effet, bon nombre de responsabi­lités et de moyens ont désormais été transférés aux intercommu­nalités, devenues de véritables centres de pouvoir. Pour en rester aux questions écologique­s, la plupart des politiques (eau, mobilité, déchets, habitat, climat) sont du ressort de telles instances intercommu­nales.

Elles se discutent et se négocient dans des territoire­s, institutio­nnels et géographiq­ues, élargis.

Sauf que bon nombre de groupement­s associatif­s conservent une assise communale et dépassent rarement ce périmètre (ou se concentren­t dans les villes-centres). La métropolis­ation des intérêts et des mobilisati­ons est encore balbutiant­e.

Ainsi se crée une déconnexio­n croissante entre l'échelle des compétence­s, de plus en plus intercommu­nales, et l'échelle des groupement­s de la société civile à forte dimension municipale. Doit-on parler dans ce cas de politiques publiques destinées à rester sans interlocut­eurs ?

En fait, là encore, la capacité d'adaptation à ce nouveau jeu institutio­nnel est inégale. Les plus à même de s'y ajuster sont les intérêts les plus volatiles et flexibles (sans doute les moins attachés à un espace particulie­r), et en premier lieu ceux du monde des affaires et des entreprise­s. Pour la plupart des groupes, cette recomposit­ion institutio­nnelle constitue un nouveau défi exigeant. C'est dire si, l'élection passée, le travail des groupes localisés ne fait que... continuer.

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LES ÉCHELLES DE LA DÉFENSE DES INTÉRÊTS

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