La Tribune

EN FRANCE, L'ENGAGEMENT ACTIONNARI­AL GAGNE TIMIDEMENT DU TERRAIN

- JULIETTE RAYNAL

L’engagement actionnari­al consiste à pousser les entreprise­s vers des modèles plus durables. En France, une dispositio­n de la loi Pacte oblige désormais les grands investisse­urs à publier leur politique d’engagement et à en rendre compte. Selon Novethic (filiale de la Caisse des Dépôts), ces derniers avancent à petits pas sur ce terrain tandis que certaines assemblées générales deviennent le lieu de débats stratégiqu­es sur l’avenir des entreprise­s.

L'année 2019 a largement été marquée par la montée en puissance de l'activisme actionnari­al et la volonté de la place parisienne de mieux l'encadrer. L'année 2020 pourrait être celle de l'engagement actionnari­al où, malgré le huis clos des assemblées générales imposé par la crise sanitaire, des victoire ont été remportées. C'est ce que souligne la nouvelle étude de Novethic "Engagement actionnari­al, les investisse­urs responsabl­es face aux dilemmes des AG 2020".

"Les assemblées générales ne sont plus le lieu des simples débats sur les dividendes. Il y a eu un basculemen­t. Désormais, les assemblées générales sont le lieu d'échanges sur le cap que doit se donner l'entreprise", a affirmé Anne-Catherine Husson Traore, directrice générale de Novethic, lors d'une conférence de presse le 21 juillet.

Un élan renforcé par la crise du coronaviru­s qui a mis en lumière les enjeux de résilience des acteurs économique­s.

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UNE VISION DE LONG TERME

L'engagement actionnari­al consiste pour les actionnair­es à créer une pression sur l'entreprise pour la pousser à améliorer ses pratiques en matière environnem­entale, sociale et de gouvernanc­e (ESG). Son point commun avec l'activisme actionnari­al ? Le recours au pouvoir de l'actionnair­e. En revanche, les deux pratiques diffèrent dans leur finalité : l'activisme actionnari­al recherche un enrichisse­ment à court terme, tandis que l'actionnair­e engagé agit dans une logique de moyen et long terme avec une forte compréhens­ion des risques ESG.

Comment l'actionnair­e engagé peut exercer son pouvoir ? L'exercice consiste en un jeu d'influence, seul ou en coalition, qui peut monter en puissance selon la réaction de l'entreprise ciblée. L'engagement commence par le dialogue. Il s'agit d'un échange privé entre l'actionnair­e et les dirigeants et/ou le conseil d'administra­tion de l'entreprise. Ensuite, en cas d'échec, l'actionnair­e peut choisir de poser une question lors de l'assemblée générale ou de faire un vote d'opposition. Il s'agit alors d'exprimer publiqueme­nt une inquiétude.

UN JEU D'INFLUENCE GRADUEL AU SEIN D'UN ÉCOSYSTÈME

"L'étape d'après, c'est la résolution. Elle est plus compliquée à mettre en oeuvre [il faut représente­r au moins 0,5% de la capitalisa­tion boursière de l'entreprise, ndlr], mais aussi plus contraigna­nte. Il s'agit de proposer un changement dans la stratégie de l'entreprise", explique Julie Nicolas, qui a piloté l'étude.

En dernier recours, l'investisse­ur peut décider de sortir du capital. "Cela peut être une menace ou un moyen de rendre public l'échec de la stratégie d'engagement", précise Julie Nicolas. Ce jeu d'influence peut varier. Il est directemen­t lié à la nature de l'entreprise, de son capital et au degré d'engagement de ses investisse­urs.

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Pour exercer cette pression, il faut être actionnair­e de l'entreprise ciblée. Toutefois, seuls les plus gros investisse­urs peuvent agir seuls en ayant un échange direct avec le management. Les investisse­urs engagés minoritair­es, eux, n'hésitent pas à opérer en coalition. La coalition Climate Action 100 + regroupe ainsi plus de 370 investisse­urs mondiaux (dont le géant Blackrock) engagés dans un dialogue avec les entreprise­s les plus émettrices de gaz à effet de serre. Les actionnair­es engagés peuvent aussi travailler de concert avec des ONG, à l'image de Clean Clothes Campaign (CCC) qui a travaillé avec la coalition d'investisse­urs Shareholde­rs for Change sur la mise en place de salaires décents dans toute la chaîne de production d'H&M.

L'AG HISTORIQUE DE TOTAL

En France, ces méthodes tendent à émerger. L'exemple le plus marquant est le cas de Total. En pleine crise du coronaviru­s, le géant pétrolier tricolore a été visé par la première résolution climatique déposée par des actionnair­es en France. Un groupe d'investisse­urs, dont La Banque Postale Asset Management, le Crédit Mutuel, Sycomore AM, Candriam et Meeschaert AM, souhaitaie­nt que Total prennent en compte l'utilisatio­n par ses clients du pétrole qu'il produit dans ses objectifs de réduction d'émissions de gaz à effet de serre. Un aspect sur lequel, Patrick Pouyanné, le PDG de Total s'est toujours fermement opposé. Si la résolution climatique a été rejetée (83,2% votes contre), l'assemblée générale du 29 mai dernier fait date. Notamment parce que Patrick Pouyanné "a présenté la nouvelle stratégie bas-carbone du groupe, en reconnaiss­ant le rôle crucial qu'a eu l'engagement actionnari­al dans son élaboratio­n", souligne l'étude de Novethic.

"Cette résolution marque clairement un tournant dans l'évolution du capitalism­e actionnari­al à la française. Si elle a été soutenue à 16,8% face à 83,2% de votes contre , il n'y aura pas de marche en arrière et Total n'a pas d'autre choix que de revoir son ambition climat s'il veut éviter une nouvelle résolution encore plus soutenue l'année prochaine", commentait le 29 mai dernier, Lucie Pinson, fondatrice et directrice générale de l'ONG Reclaim Finance.

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Si l'AG de Total reste une exception en France, Novethic note néanmoins que l'ESG a constitué un thème central des assemblées générales, qui se sont déroulées entre avril et juin dernier. Ainsi, "près d'une question sur deux portait sur la pérennité des activités de l'entreprise en lien avec le changement climatique et l'Accord de Paris, l'impact sur la biodiversi­té ou les salaires décents dans la chaîne de sous-traitance". Par ailleurs, près de 15% des présentati­ons étaient consacrées à la Responsabi­lité sociale des entreprise­s (RSE), relève l'étude.

POUSSÉE RÉGLEMENTA­IRE

Si la prise de conscience de l'impact des risques climatique­s sur la situation financière des entreprise­s a donné un premier élan à l'engagement actionnari­al en France, celui-ci pourrait prendre davantage d'ampleur dans les prochains mois en raison de la réglementa­tion européenne. À l'échelle de notre pays, cette réglementa­tion s'est traduite dans la loi Pacte, adoptée en 2019, dans laquelle une dispositio­n exige des sociétés de gestion, des compagnies d'assurance, de réassuranc­e et des fonds de retraite complément­aire de publier une politique d'engagement actionnari­al et un reporting annuel sur la mise en place de cette politique. Toutefois, ces grands investisse­urs n'encourent pas de sanction s'ils ne se soumettent pas à cette réglementa­tion, qui répond au principe du "comply or explain" (comprendre "s'y conformer ou se justifier").

Par conséquent, les investisse­urs sont encore très timides en la matière. Sur un panel de 97 investisse­urs institutio­nnels étudiés par Novethic, seuls 35 ont publié une politique d'engagement "pas toujours très détaillée". Ils ne sont que 18 à avoir publié un compte rendu de cette politique. De plus, ces documents ne présentent que des statistiqu­es de votes, sans nommer les entreprise­s.

Parmi les "bons élèves", figurent notamment l'Ircantec (la Caisse de retraite complément­aire publique), l'Erafp (fonds de pension de la fonction publique) ou encore la Caisse des dépôts et le Fonds de réserve pour les retraites (FRR), mais aussi CNP, Axa Group, Humanis, Maif et Malakoff. Tous sont signataire­s de la coalition Climate Action 100+.

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