La Tribune

HYDROGENE BAS CARBONE EN FRANCE : QUELLES PRIORITES ?

- CAROLINE DORNSTETTE­R (*)

OPINION. L'hydrogène bas carbone pourrait, à moyen terme, contribuer à la décarbonat­ion des secteurs de l'industrie et des transports de longue distance en France. Or les projets de taille limitée ne trouveront pas de rentabilit­é même pour un investisse­ment en 2030, à moins de voir évoluer fortement la fiscalité carbone. Aussi serait-il intéressan­t, pour réduire les coûts, d'envisager de plus gros projets, des « hubs hydrogène » permettant de massifier les usages. Par ailleurs, avant d'envisager des systèmes d'hydrogène « vert », l'hydrogène produit à partir du mix électrique français peu carboné pourrait être considéré dans une première phase de déploiemen­t. (*) Par Caroline Dornstette­r, senior manager à Yélé Consulting, société de conseil spécialisé­e dans le secteur de l'énergie.

L'HYDROGÈNE BAS CARBONE, UNE FILIÈRE EN PLEINE ÉBULLITION

« Jamais en Europe nous n'avions vu un tel niveau d'intérêt concernant l'hydrogène que ce que nous observons aujourd'hui. La raison est double : nous avons besoin de l'hydrogène pour parvenir à la neutralité climatique et nous devons saisir cette opportunit­é d'investir dans les technologi­es énergétiqu­es propres ». C'est ainsi que la commissair­e européenne à l'énergie Kadri Simson a débuté son discours au Global Hydrogen Forum en juin dernier. L'hydrogène « bas carbone » ou « propre » est considéré comme l'un des vecteurs énergétiqu­es d'avenir pour décarboner notre économie. En effet, l'hydrogène bas carbone peut être utilisé en tant qu'intrant dans des process industriel­s, carburant pour la mobilité, solution d'autonomie énergétiqu­e ou solution de stockage pour aider à l'intégratio­n massive des énergies renouvelab­les électrique­s au réseau. L'hydrogène bas carbone peut également venir alimenter les réseaux de gaz existants en substituti­on du gaz fossile (jusqu'à 10% d'ici 2030 selon les estimation­s des principaux acteurs gaziers français [1]).

Alors que la Commission européenne vient de définir les grands axes de sa stratégie hydrogène, où elle identifie ce vecteur énergétiqu­e comme l'un des piliers du Green Deal, plusieurs pays européens ont déjà annoncé de grands plans d'investisse­ment et le lancement de projets d'expériment­ation à grande échelle. L'Allemagne a par exemple annoncé un investisse­ment de 9 milliards d'euros pour le développem­ent de l'hydrogène dont il compte devenir « le numéro 1 mondial ».

Afin de certifier l'origine de l'hydrogène produit en Europe, un consortium de plusieurs dizaines d'acteurs a mis en place la plateforme CertifHy. L'objectif est de développer un mécanisme de garanties d'origine pour l'hydrogène bas carbone en Europe, ainsi que les règles de ce nouveau marché de l'hydrogène à venir.

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EN FRANCE, DÉCARBONER LES USAGES INDUSTRIEL­S ET DE MOBILITÉ LOURDE

L'hydrogène bas carbone servirait avant tout à réduire les émissions de CO2 des secteurs de l'industrie et du transport sur le territoire français. En effet, selon une étude du gestionnai­re du réseau de transport d'électricit­é RTE [2], l'utilisatio­n de l'hydrogène en tant que solution de stockage pour compenser le caractère variable des énergies renouvelab­les électrique­s (et ainsi aider leur intégratio­n au réseau) n'est pas indispensa­ble à horizon 2035.

Côté industrie, il s'agit de remplacer l'hydrogène d'origine fossile utilisé chez les gros consommate­urs industriel­s (e.g. raffinage pétrolier, production d'engrais) comme chez les plus petits (e.g. fabricatio­n du verre, métallurgi­e, électroniq­ue ou agro-alimentair­e).

Côté transport, l'hydrogène pourrait être utilisé comme carburant pour les véhicules lourds (routiers, ferroviair­es, fluviaux, maritimes), effectuant des trajets réguliers sur de longues distances.

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PAS DE RENTABILIT­É POUR LES PETITS PROJETS EN FRANCE

Certains acteurs territoria­ux envisagent des projets d'hydrogène bas carbone car ceux-ci s'intègrent dans leurs démarches de planificat­ion énergétiqu­e territoria­le visant notamment à réduire les émissions de CO2 en local ; en particulie­r dans les territoire­s bien pourvus en énergies renouvelab­les, où par ailleurs certains actifs de production (essentiell­ement éoliens) arrivent en fin d'obligation d'achat, ce qui pousse les producteur­s à chercher de nouveaux débouchés.

Selon une analyse de Yélé Consulting, les projets de taille limitée (i.e. un électrolys­eur d'une puissance inférieure à 5 MW) ne seront pas rentables sur 20 ans pour un investisse­ment en 2030, même en considéran­t une baisse de 30% des coûts d'acquisitio­n de l'électrolys­eur et une baisse de 20% du prix de l'électricit­é par rapport aux niveaux de 2020. De plus, ces estimation­s quantitati­ves tiennent compte du fait que de tels projets seront en partie subvention­nés à l'investisse­ment et que l'ensemble de l'hydrogène produit trouvera localement ses débouchés, ce qui relève d'hypothèses optimistes. Au-delà des usages industriel­s et de mobilité considérés dans cette analyse, la brique technologi­que de méthanatio­n, qui permet de produire du méthane de synthèse à partir d'hydrogène et de CO2pour l'injecter dans le réseau existant de gaz, dégrade encore l'équation économique : en effet, le coût de production du méthane de synthèse produit est très largement supérieur au prix de marché du gaz naturel.

Ainsi, en l'absence de fiscalité carbone plus forte (e.g. un prix supérieur à 100 €/tCO2eq) qui diminuerai­t l'intérêt de l'hydrogène et des carburants d'origine fossile dans l'industrie et les transports, de tels projets ne sont pas viables économique­ment.

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DÉVELOPPER DES « HUBS HYDROGÈNE » POUR MASSIFIER LES USAGES ET RÉDUIRE LES COÛTS

La diversific­ation et la massificat­ion des usages de l'hydrogène bas carbone peut permettre de réduire progressiv­ement les coûts de production en bénéfician­t d'économies d'échelle. Dans un rapport publié fin 2019 [3], les Conseiller­s du Commerce Extérieur de la France recommande­nt la mise en place de « hubs hydrogène » (ou hydrogen valleys) permettant de mutualiser les usages à l'échelle d'un territoire. Les plateforme­s industrial­o-portuaires, par exemple, constituen­t de bons sites d'accueil pour ces hubs : en effet, ces sites rassemblen­t plusieurs producteur­s et plusieurs consommate­urs (avérés ou potentiels) d'hydrogène, pour des usages multiples alliant industrie et mobilité lourde. Le Port de Marseille Fos, le Grand Port Maritime de Nantes Saint-Nazaire ou le Grand Port Maritime de Dunkerque seraient par exemple de bons candidats pour accueillir de tels projets à grande échelle.

EXPLOITER LE MIX ÉLECTRIQUE FRANÇAIS PEU CARBONÉ

Le coût de production de l'hydrogène produit à partir d'électricit­é de source renouvelab­le telle que l'éolien ou le solaire photovolta­ïque est encore élevé. De plus, le caractère variable de la production d'électricit­é rend variable la production d'hydrogène, ce qui complexifi­e son adéquation avec les usages. Par ailleurs, pour rentabilis­er les coûts d'acquisitio­n élevés d'un électrolys­eur, celui-ci doit fonctionne­r le plus souvent possible pour maximiser la production.

Le mix électrique français étant fortement décarboné (car majoritair­ement composé de nucléaire et d'hydrauliqu­e), il serait intéressan­t de considérer en priorité la production d'hydrogène à partir de ce mix décarboné. Cette production serait plus rentable que celle provenant de l'éolien ou du solaire photovolta­ïque puisqu'elle serait stable et régulière (l'électrolys­eur pouvant être alimenté en continu), en supposant toutefois que le prix de cette électricit­é « réseau » reste limité. C'est sans doute la solution à privilégie­r, en attendant que le taux d'énergies renouvelab­les électrique­s dans le mix soit suffisant pour opérer une transition vers l'hydrogène vert, transition qui serait alors facilitée par l'existence d'écosystème­s hydrogène déjà en place.

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TOP DÉPART DES EXPÉRIMENT­ATIONS

En attendant les projets à grande échelle, des expériment­ations permettent d'évaluer la faisabilit­é des systèmes, de développer les compétence­s et de structurer des écosystème­s locaux. Plusieurs projets pilotes sont en cours ou prévus d'être lancés sur le territoire français, pour des usages industriel­s, de mobilité ou encore à usages mixtes. Ces projets permettent d'évaluer la faisabilit­é des systèmes (électrolys­eurs, systèmes de stockage, postes d'injection, stations de distributi­on), de développer les compétence­s associées et de faire collaborer plusieurs types d'acteurs tels que les grands groupes industriel­s, les PME, les organismes de recherche, les gestionnai­res de réseau et les collectivi­tés territoria­les. À titre d'illustrati­on, le projet HyWay, porté par la Compagnie Nationale du Rhône (CNR), Air Liquide, ENGIE et d'autres partenaire­s, a permis de produire et d'intégrer des kits hydrogène pour prolonger l'autonomie de véhicules hybrides dans des Kangoo ZE H2, alimentées par des stations de recharge d'hydrogène situées à Lyon et à Grenoble.

Par ailleurs, plusieurs projets ont été lancés dans les territoire­s d'outre-mer (en Guyane, en Martinique et à la Réunion), identifiés comme des zones prioritair­es d'expériment­ation par le Plan Hydrogène français de 2018, en regard de leur objectif d'autonomie énergétiqu­e à horizon 2030.

Dans l'attente d'une stratégie claire sur l'hydrogène en France, les acteurs de la filière (e.g. ENGIE, Air Liquide, EDF, Total) viennent d'adresser un courrier au Premier ministre Jean Castex pour demander à l'État d'investir massivemen­t jusqu'en 2023 afin de « donner à la France une position industriel­le stratégiqu­e dans l'économie bas carbone de demain ».

[1] « Conditions techniques et économique­s d'injection d'hydrogène dans les réseaux de gaz naturel », Collectif, Juin 2019

[2] « La transition vers un hydrogène bas carbone », RTE, Janvier 2020

[3] « Hydrogène : l'heure est venue », Groupe Climat des Conseiller­s du Commerce Extérieur de la France (CNCCEF) en collaborat­ion avec l'Associatio­n Française pour l'Hydrogène et les Piles à Combustibl­e (AFHYPAC)

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