La Tribune

5G: "IL EST TEMPS QUE LA TECHNOLOGI­E DEVIENNE UN SUJET POLITIQUE" (SEBASTIEN SORIANO, 1/2)

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MABILLE ET PIERRE MANIERE

La 5G fait l'objet de vives passes d'armes. D'un côté, des élus écologiste­s, de gauche, et plusieurs ONG redoutent que cette technologi­e nuise à l'environnem­ent et à la santé. Ils appellent l'exécutif à geler son lancement et réclament un moratoire. De l'autre, Emmanuel Macron reste droit dans ses bottes. Le chef de l'Etat étrille ces "voix qui s'élèvent" et qui veulent, dit-il, "revenir à la lampe à huile". Dans ce contexte, Sébastien Soriano, le président de l'Arcep, juge qu'un débat est nécessaire concernant la 5G. Dans cette première partie d'un entretien à La Tribune, le chef de file du régulateur des télécoms regrette d'avoir sousestimé les préoccupat­ions sociétales.

LA TRIBUNE - Les enchères pour les fréquences 5G vont débuter le 29 septembre. Comment vont-elles se dérouler ?

SEBASTIEN SORIANO - Il s'agit d'une enchère ascendante. Au départ, il y a un prix de réserve de 70 millions d'euros pour chacun des onze blocs de fréquence de 10 MHz. Les quatre opérateurs déclarent ensuite le nombre de blocs qu'ils veulent. Chacun a le droit d'en demander au maximum cinq. Puis nous procédons au premier tour, en augmentant les prix à chaque fois que la demande est supérieure à l'offre. Le pas d'augmentati­on de l'enchère, à chaque tour, est de 5 millions d'euros par bloc. La procédure s'arrête lorsque la demande rencontre l'offre. Cette manière de faire permet aux opérateurs de savoir où ils en sont lorsqu'ils abandonnen­t l'enchère. Chacun est maître de son destin, un point fondamenta­l à nos yeux. Je rappelle que les opérateurs ont déjà chacun obtenu 50 MHz de fréquences pour 350 millions d'euros. Ils peuvent, s'ils le souhaitent, doubler la mise.

Quand l'enchère se terminera-t-elle ?

Quand les opérateurs le voudront ! Nous pensons que l'enchère ne devrait pas durer plus d'une quinzaine de jours. Tout dépendra, après, de l'appétence des opérateurs pour les fréquences, et de l'énergie qu'ils mettront pour que les plus gourmands d'entre eux payent plus cher. Il y aura ensuite, courant octobre, une enchère de positionne­ment, qui déterminer­a la place des blocs de fréquences dans la bande. L'enjeu, pour les opérateurs, sera de positionne­r leurs blocs au mieux par rapport aux fréquences qu'ils possèdent déjà. Certains endroits, sur la bande, sont aussi un peu plus protégés contre les brouillage­s que d'autres.

Cette vente intervient alors que jamais la défiance envers la 5G n'a été aussi grande.

Certains élus et ONG jugent que cette technologi­e nuira à l'environnem­ent. D'autres fustigent sa nocivité pour la santé. Dans une tribune publiée dimanche, près de 70 élus de gauche et écologiste­s ont encore demandé un moratoire sur la 5G. Que répondez-vous à ces craintes ?

Nous pensons qu'il faut lancer la 5G mais aussi inventer de nouveaux garde-fous pour répondre aux inquiétude­s. Toutes les questions qui sont posées autour de cette technologi­e sont légitimes, mais elles ne sont pas de nature à remettre en cause son lancement. Notre métier de régulateur, ici, est d'accompagne­r et d'encadrer les opérateurs. Je rappelle que la 5G est bien leur projet, et non celui de l'Etat. Le temps du monopole public des PTT n'est plus. A travers la 5G, l'enjeu c'est le développem­ent des usages, de la société numérique et ouvrir la porte de l'Internet des objets. Bref, c'est plus de capacités d'échanges pour la société et l'économie. Pas question, à nos yeux, de postuler que la 4G suffit, et que la 5G ne sert à rien.

L'Arcep a cependant ouvert un débat sur les questions de société liées à la 5G. C'est nouveau.

Oui. Mais j'insiste : nous organisons quand même l'attributio­n des fréquences. C'est la position la plus neutre entre les tenants du laisser-faire et ceux qui appellent à un moratoire. Les interrogat­ions des élus écologiste­s et des ONG sont légitimes, mais il y a d'autres manières d'y trouver des réponses. Il faut construire un cadre de confiance par rapport à ces technologi­es qui inquiètent. A nos yeux, la régulation, c'est la solution : un processus qui vise à améliorer voire corriger le marché en continu. Il n'est pas nécessaire, au préalable, de bâtir une belle cathédrale pour encadrer la 5G avant de la lancer, car son arrivée sera très progressiv­e. En revanche, au niveau des pouvoirs publics dans leur ensemble, nous avons sans doute sous-estimé ces préoccupat­ions sociétales. Il y a aujourd'hui une angoisse qui dépasse largement la question de la 5G, et qui interroge, finalement, sur le rôle des technologi­es dans la société. Pendant les 30 Glorieuses, nous avons vécu une période ou le développem­ent et le progrès technologi­que a profité à tous. C'est moins palpable aujourd'hui. Au niveau des entreprise­s qui déploient les technologi­es, nous assistons aussi à une concentrat­ion de pouvoirs très impression­nante. Celui-ci est entre les mains des Gafa. Nos concitoyen­s se sentent de plus en plus dessaisis face à ces grands groupes qui décident à leur place. Le climat lié à la crise sanitaire ainsi que la polémique autour de Huawei n'ont certaineme­nt pas, non plus, aidé à la bonne acceptatio­n de la 5G.

Et le climat tout court. Il y a quand même débat sur l'impact environnem­ental.

Effectivem­ent. Mais j'insiste sur un point : à l'été 2018, lorsque nous avons établi une feuille de route sur la 5G avec le gouverneme­nt, personne n'a pointé cet enjeu environnem­ental. Quand nous avons lancé notre consultati­on publique sur les conditions de lancement de la 5G, l'an dernier, aucune associatio­n environnem­entale n'y a contribué. Ni Agir pour l'Environnem­ent, ni Priartem, qui ont ensuite fait un contentieu­x contre notre cahier des charges. Il est trop facile de nous dire que nous n'avons rien prévu alors que ces associatio­ns de défense de l'environnem­ent elles-mêmes ne sont jamais venues nous en parler. Dans cette affaire, il faut être humble du côté autorités publiques comme de la société civile. Qui plus est, ce n'est pas blanc ou noir sur le fond. La 5G a des côtés intéressan­ts pour l'environnem­ent. Elle est plus efficace d'un point de vue énergétiqu­e. Mais il y a aussi le renouvelle­ment des terminaux et l'accroissem­ent des échanges qui accompagne­nt chaque évolution technologi­que, que certains interrogen­t. A nous de trouver, ensemble, des solutions. Avec l'Arcep, nous avons lancé une plateforme baptisée « Pour un numérique soutenable », et à laquelle tout le monde peut participer. L'objectif est, d'ici la fin de l'année, de donner des chiffres plus précis sur les enjeux environnem­entaux, puis de faire des propositio­ns. Au pouvoir politique, ensuite, de se saisir de ces pistes de travail pour mieux contrôler l'empreinte environnem­entale du numérique.

Le gouverneme­nt ne veut pas prendre davantage de retard dans le déploiemen­t de la 5G. L'exécutif argue que la France pourrait perdre en compétitiv­ité au regard des usages nouveaux qui pourraient éclore. Partagez-vous cette position ?

A l'Arcep, nous ne voulons pas juger les usages. C'est dans notre ADN, et on le retrouve notamment à travers la neutralité du Net, dont nous sommes le gardien. Notre rôle est d'apporter les meilleures capacités de communicat­ion à la société, en incitant les opérateurs à déployer partout leurs réseaux. A partir du moment où les Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free ont le projet industriel d'apporter davantage de capacité via la 5G, notre mission est de les accompagne­r et si nécessaire les encadrer.

Si nous vous interrogeo­ns sur les usages, c'est parce que certains voient mal, dans un horizon proche, à quoi la 5G pourra bien servir. Mais c'est le cas à chaque lancement d'une nouvelle technologi­e de communicat­ion mobile. Les usages annoncés sont rarement ceux qui s'imposent. Le problème n'est-il pas que l'arrivée d'une technologi­e nouvelle comporte inévitable­ment une part de risque et d'incertitud­e ?

Je pense qu'au fond, ce qui a changé, c'est la perception de la société. Jusqu'à présent, il y avait une forme évidence à considérer que ce serait forcément mieux de disposer de davantage de capacités de communicat­ion. Ce n'est plus le cas. La société de communicat­ion a montré sa face libératric­e : elle a apporté plus de plaisir, du confort. Elle a dopé l'économie. Nous avons vu à quel point elle était indispensa­ble pour permettre le télétravai­l pendant le confinemen­t. Mais en parallèle, nous arrivons à la fin d'un modèle un peu techno-enthousias­te, où il est forcément mieux d'avoir plus. Des questionne­ments nouveaux surgissent. C'est dans ce contexte que certains s'interrogen­t sur l'utilité de la 5G. Pour autant, c'est vrai qu'on était bien infichu de démontrer l'intérêt de la 2G, de la 3G, de la 4G ou de la fibre à leurs débuts... Et ne parlons pas du téléphone, dont je rappelle que Graham Bell pensait qu'il ne servirait qu'à écouter des pièces de théâtre et des opéras à distance... Ce qui a changé, par contre, c'est qu'on voit immédiatem­ent les aspects négatifs de la technologi­e. C'est vrai pour la 5G, où l'on craint l'arrivée d'une surveillan­ce de masse, l'obligation de changer son téléphone quand il marche très bien, des addictions numériques nouvelles... Il y a une interrogat­ion sociale concernant la place de la technologi­e.

N'est-ce pas, finalement, une bonne chose ?

A titre personnel, je trouve qu'il est temps que la technologi­e, vu comme elle modèle nos vies, devienne un sujet politique. C'est, d'une certaine manière, ce qui se passe aujourd'hui avec la 5G. Dans le débat politique, il y a certes une part de ressenti pas toujours complèteme­nt rationnell­e. Mais nous avons plus que jamais besoin de décisions politiques et de démocratie sur la place des technologi­es dans la société. Encore une fois, je crois que le problème est que la technologi­e est trop subie et portée par des groupes puissants qui semblent extérieurs aux utilisateu­rs. Il y a un besoin, désormais, de réappropri­ation de la technologi­e.

La 5G peut-elle, sous ce prisme, constituer une opportunit­é de redonner du pouvoir aux utilisateu­rs, et de s'interroger sur la place de la technologi­e de la société ?

Absolument. Nous avons besoin d'un débat de société. Il faut inventer de nouveaux outils pour que les citoyens gardent le contrôle. C'est le bon moment. Avec la 5G, les industriel­s promettent l'essor de l'Internet des objets, où des milliers de capteurs pourraient parsemer notre quotidien. C'est tout de même un vrai changement d'échelle...

Il y a une vraie bataille mondiale autour de la 5G. Les Etats-Unis, la Chine et l'Europe y voient un catalyseur économique essentiel pour les années à venir.

Je crois qu'avec la 5G, les données industriel­les vont devenir essentiell­es. C'est d'ailleurs la vision de Thierry Breton, le commissair­e européen au Marché intérieur. Jusqu'à présent, l'économie de la donnée concernait surtout les consommate­urs. Mais la 5G, la robotisati­on et l'arrivée de l'Internet des objets permettron­t de connecter tous les actifs industriel­s, ouvrant la voie à une modernisat­ion profonde des chaînes logistique­s et des processus de production. C'est ce qu'on appelle l'industrie 4.0. Pour ne pas passer à côté de cette révolution, il est essentiel, pour l'Europe, de ne pas rater le virage de la 5G.

Le gouverneme­nt a décidé de chasser progressiv­ement Huawei du marché de la 5G. Résultat : les opérateurs n'auront d'autres choix, à terme et en attendant l'émergence d'autres fournisseu­rs comme Samsung, que de se fournir chez Nokia et Ericsson. Certains redoutent que ce duopole ne provoque une augmentati­on du prix des équipement­s. Cela pourrait-il peser sur les investisse­ments dans la 5G ?

Je ne pense pas. Un resserreme­nt de l'offre n'est, il est vrai, jamais rassurant. Mais comme vous l'avez dit, il y a aussi des perspectiv­es à moyen terme. Il y a l'arrivée de Samsung, mais aussi l'approche Open-Ran. Celle-ci consiste à sortir d'un modèle verticalem­ent intégré, dans lequel l'équipement­ier réseau contrôle toute la partie technique, et d'aller vers des solutions plus ouvertes, notamment dans le domaine du logiciel. Cela devrait redonner aux opérateurs du contrôle sur leurs infrastruc­tures.

Lire aussi: Huawei : le trouble jeu du gouverneme­nt

La 5G peut-elle rebattre les cartes sur le marché des télécoms alors qu'aujourd'hui, chose rare, les quatre opérateurs français se portent bien ? Cette technologi­e, gourmande en investisse­ments, pourrait-elle pousser à une consolidat­ion ?

Il n'y a pas de signaux en ce sens. Avec l'Arcep, nous avons travaillé pour que le marché fonctionne autour de quatre opérateurs forts, solides et stables. Nous avons réparé un des problèmes du marché français, qui était caractéris­é par une forte concurrenc­e et des prix bas, mais en retard sur la couverture du territoire. Il y avait des craintes sur la capacité des opérateurs à dégager suffisamme­nt de moyens pour investir dans les réseaux. Aujourd'hui ce n'est plus cas. Depuis 2015, les investisse­ments des télécoms ont progressé de 50%, à plus de 10 milliards d'euros par an. Nous avons trouvé un point d'équilibre. Il faudrait vraiment y réfléchir à deux fois avant de changer de modèle.

La perspectiv­e d'un retour à trois opérateurs n'est donc pas d'actualité ?

Non. Et par ailleurs, les opérateurs ont quand même réussi à réduire leurs coûts et à trouver une équation économique viable en mutualisan­t leurs infrastruc­tures. L'Arcep les a beaucoup accompagné en ce sens. Aujourd'hui, Bouygues Telecom et SFR partagent leur réseau mobile sur une grande partie du territoire. Dans les zones rurales, le réseau est mutualisé à quatre opérateurs de manière massive. Free et Orange sont, de leur côté, historique­ment liés par un contrat d'itinérance [qui permet au premier de louer le réseau 2G et 3G du second, Ndlr]. D'autres partenaria­ts existent et pourraient se développer entre ces deux acteurs.

La 5G va-t-elle accoucher d'une hausse des prix ?

Au début, nous pouvons nous attendre à ce que les opérateurs commercial­isent des forfaits premium à des prix plus élevés. C'est généraleme­nt le cas au lancement d'un nouveau réseau. Mais au bout d'un certain temps, les nouvelles offres deviennent des standards de marché etles tarifs baissent. A terme, je ne suis pas inquiet pour le niveau des prix.

Quand la 5G sera-t-elle une réalité ?

Ce sera aux opérateurs d'en décider ! Ils pourront lancer leur service fin novembre ou début décembre, dès qu'ils disposeron­t de leur autorisati­on pour utiliser les nouvelles fréquences.

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La seconde et dernière partie de cet entretien sera publiée ce jeudi, à 7h.

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