La Tribune

"LA REGULATION DU NUMERIQUE N'A PAS PROGRESSE D'UN POIL" (SEBASTIEN SORIANO, 2/2)

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MABILLE ET PIERRE MANIERE

Dans cette seconde partie d'un entretien à La Tribune, le président du régulateur des télécoms fait le point sur le marché de l'Internet fixe et sur celui, stratégiqu­e et en plein développem­ent, des entreprise­s. Alors que son mandat s'achève fin décembre, Sébastien Soriano dresse, aussi, le bilan de son action.

Dans l'Internet fixe, la crise du Covid-19 a provoqué davantage d'appétence des Français pour la fibre. Mais les déploiemen­ts de cette technologi­e ont fortement ralenti. L'objectif gouverneme­ntal du très haut débit pour tous en 2022 est-il menacé ?

Non. Le coronaviru­s et le ralentisse­ment économique n'ont pas mis à terre le plan de déploiemen­t de la fibre, qui s'est poursuivi. Le secteur a bien résisté. Il faut rendre hommage à Orange, qui joue son rôle de locomotive du secteur. Ils ont beaucoup investi dans la fibre, et ont permis, pendant la crise du Covid-19, d'éviter un démantèlem­ent de toute la chaîne de sous-traitants impliqués dans les déploiemen­ts. Je suis très optimiste sur la trajectoir­e globale. Nous serons aux rendez-vous du 8 mégabits pour tous en 2020, et du 30 mégabits pour tous fin 2022. Dans le cadre du plan de relance, le gouverneme­nt vient de décider d'aller au bout du chantier de la fibre, en apportant cette technologi­e à tous les Français d'ici 2025. C'est une grande nouvelle. Sur les cinq dernières années, le secteur a construit 16 millions de lignes. La moitié des foyers et des entreprise­s ont déjà été desservis par la fibre. Il reste 20 millions de lignes à construire, sachant que le secteur en réalise 4 à 5 millions par an. Cet objectif est tout à fait à notre portée.

L'Arcep s'inquiète des retards d'Orange concernant la couverture en fibre des zones moyennemen­t denses et périphérie­s des grandes agglomérat­ions. L'opérateur nous affirme qu'il ne sera pas au rendez-vous de ses engagement­s en 2020. Pourriez-vous le sanctionne­r ?

L'Arcep est très vigilante concernant les déploiemen­ts en zone moyennemen­t dense. Il y a un enjeu de retard, certes, mais nous sommes surtout préoccupés par d'éventuelle­s stratégies préemptive­s. Ce qui nous dérangerai­t, c'est qu'Orange n'achève pas les zones qu'il a commencé à couvrir pour se réserver, en quelque sorte, une partie du réseau plus grande que ce qu'il est capable de faire. Dans le cadre du plan France très haut débit, le choix a été fait de réserver le déploiemen­t de la fibre dans les zones moyennemen­t denses à Orange et SFR. Cette décision a été critiquée par les collectivi­tés locales. Elles sont contrainte­s de couvrir les territoire­s les moins peuplés et les moins rentables, ce qui complique leur équation économique. Sous ce prisme, l'enjeu, pour l'Arcep, est de vérifier qu'Orange n'a pas eu les yeux plus gros que le ventre. Quand l'opérateur commence à couvrir une zone, il doit aller jusqu'au bout. Il s'agit, finalement, d'un enjeu concurrent­iel et d'équilibre public-privé. Aujourd'hui, nous échangeons avec Orange : comme vous le dites, ils sont vraisembla­blement en retard concernant leurs engagement­s dans les zones moyennemen­t denses. Je leur tends la main : ce que je souhaite, c'est qu'Orange lance dans les meilleurs délais une offre dite de « raccordabl­e à la demande ». Elle permettrai­t aux clients de réclamer un abonnement à la fibre même si le réseau n'est pas entièremen­t terminé. Une fois cette demande faite, le raccordeme­nt prendrait quelques semaines ou quelques mois, en fonction des travaux à effectuer. Si Orange lançait rapidement cette offre sur les territoire­s concernés, l'Arcep pourrait en tenir compte dans son appréciati­on.

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Dans le cas contraire, vous pourriez les sanctionne­r ?

Absolument. Nous pourrions les sanctionne­r pour leur retard en toute hypothèse. Mais pas seulement. Il y a aussi une procédure plus ancienne, concernant l'obligation de complétude, sur laquelle l'Autorité a mis en demeure Orange il y a deux ans. Cette obligation impose aux opérateurs qui commencent à couvrir un quartier de le terminer dans un certain délai. Nous disposons, en clair, de deux champs de sanctions. Cela dit, il y a chez Orange une réflexion très active en ce moment et le gouverneme­nt suit aussi le dossier. Je suis confiant dans le fait qu'une sortie par le haut pourra être trouvée.

Les télécoms pour les entreprise­s demeurent archi-dominés par Orange. Certains acteurs estiment que l'Arcep n'en a pas assez fait. Que l'autorité aurait dû davantage réguler l'opérateur historique pour ouvrir le marché à la concurrenc­e. Qu'en dites-vous ?

Je reconnais que nous sommes au milieu du gué. En revanche, je veux nuancer les critiques envers l'Arcep. Parlons d'abord des PME. Notre objectif, c'est d'abord de leur permettre d'accéder à la fibre, à bon prix, sur tout le territoire. De ce point de vue, nous avons fait d'immenses progrès. Au début de mon mandat, en 2015, une PME devait débourser entre 500 et 1.000 euros voire plus pour avoir la fibre. Aujourd'hui, la fourchette se situe entre plus 100 et 200 euros. Le chantier de la démocratis­ation de la fibre pour les PME est largement engagé, et nous pouvons nous en féliciter. En revanche, nous ne sommes pas arrivés à rendre le marché des télécoms profession­nelles aussi concurrent­iel que nous le souhaition­s. Je ne veux pas faire de fétichisme sur les chiffres. Mais sur le marché grand public, Orange a une part de marché d'environ 40%, alors que plus de 60% des TPE/PME ont Orange comme opérateur. Sur ce plan, nous avons une différence de vision avec de nombreux acteurs qui arguent que nous n'en faisons pas assez. Ces entreprise­s sont des acteurs historique­s de la fibre. Ils travaillen­t sur des boucles dédiées, c'est-à-dire des réseaux de fibre spécialisé­s pour les entreprise­s installés à partir des années 1990. Or nous, notre stratégie repose sur la fibre mutualisée déployée via le plan France très haut débit. A nos yeux, cette infrastruc­ture peut devenir le cheval de Troie de la concurrenc­e dans les télécoms profession­nelles. Nous misons sur cette fibre mutualisée pour bousculer très fortement la position d'Orange. Cette stratégie n'est, par essence, pas celle des acteurs historique­s de la fibre. Ce qui peut expliquer des mécontente­ments. Mais cela ne signifie pas, pour autant, que la régulation est mauvaise.

Où en êtes-vous dans l'exécution de votre stratégie ?

Il y a des bonnes nouvelles, comme l'arrivée de Bouygues Telecom et de Free. A moyen terme, nous allons donc vers un marché avec les « big four » sur le B2B. Cela va secouer pour l'opérateur dominant. Ensuite, il y a l'arrivée de Kosc et de son modèle « wholesaleo­nly » [Kosc s'est lancé en 2016 avec le soutien de l'Arcep. Cet opérateur vend de la connectivi­té en gros aux opérateurs alternatif­s, Ndlr]. Kosc a rencontré des difficulté­s. Il ne s'est pas développé aussi vite qu'on aurait pu espérer. Mais aujourd'hui, le groupe Altitude reprend les choses en main, son offre est disponible sur une grande partie du territoire, et les clients sont là. Je suis confiant pour l'avenir de ce modèle.

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Votre mandat à la présidence de l'Arcep s'achève fin décembre. Après cinq années à la tête de l'autorité, de quoi êtes-vous le plus fier ?

Le principal objectif que je me suis fixé à mon arrivée était la conversion numérique. Je pense que nous l'avons bien enclenchée. Pendant 20 ans, la mission du régulateur a été d'ouvrir le marché des télécoms à la concurrenc­e. C'était sa principale tâche, et il s'en est bien acquitté. En 2015, j'ai souhaité élargir la régulation pour qu'elle serve l'ensemble de la société de l'économie numérique, et pas uniquement les télécoms. Ce changement de perspectiv­e s'est traduit par plusieurs actions. La première, c'est l'équipement du pays en réseaux. C'est la mission première de l'Arcep. Je ne dirai pas que nous l'avions perdu de vue. Mais l'institutio­n s'est longtemps concentrée sur la baisse prix et sur le fait d'avoir suffisamme­nt d'acteurs sur le marché, ce qui est normal. Reste qu'avec les déploiemen­ts de la 4G, de la fibre et demain de la 5G, il fallait retrouver cet ADN primitif du secteur. Le principal résultat de l'Arcep depuis 2015, c'est cette forte hausse des investisse­ments de 7 à plus de 10 milliards d'euros par an, qui permet au secteur de répondre présent sur la fibre, la 4G et demain la 5G. Le second mouvement de l'Arcep a été d'immerger les télécoms dans l'écosystème numérique. La chose la plus visible, ici, c'est que l'Arcep est devenu le gardien de la neutralité du Net - c'est-à-dire du fait que tous les acteurs d'Internet puissent accéder, de manière nondiscrim­inatoire, aux infrastruc­tures télécoms. Lorsque j'étais président du Berec [l'organe des régulateur­s européens, Ndlr], je me suis battu pour que l'Europe bénéficie d'un cadre stable en la matière. A l'internatio­nal, j'ai fait mon possible pour isoler les Etats-Unis qui remettaien­t en cause la neutralité du Net, via, entre autre, des alliances avec l'Inde et le Canada. Je suis également satisfait des travaux de l'Arcep sur la place des géants du Net. Nous avons fait avancer les choses. Il y a cinq ans, je devais être le seul, parmi les régulateur­s européens, à appeler à une régulation des Gafa... Il y a, enfin, tout le travail de l'Arcep sur la régulation par la data, à travers nos outils d'informatio­n des consommate­urs et d'alliance avec la multitude. Parmi eux, il y a Monréseaum­obile, qui permet au consommate­ur de comparer les réseaux. Il y a J'alerte l'Arcep, qui permet de signaler les problèmes rencontrés avec son opérateur. Ces plateforme­s constituen­t un changement de la philosophi­e de régulation en faisant du consommate­ur l'arbitre ultime du marché.

Avez-vous des regrets ?

J'ai une frustratio­n : c'est que la régulation du numérique n'a pas progressé d'un poil. En triant mes archives, chez-moi, je suis retombé sur une interview de Fleur Pellerin datant d'octobre 2013 [Avant l'Arcep, Sébastien Soriano était le conseiller spécial de Fleur Pellerin, alors ministre de la Culture, Ndlr]. Et il n'y a pas une ligne à changer ! L'interview dit, en clair, que les Gafa sont trop forts et qu'il faut les réguler sinon l'Europe n'aura pas de technologi­es... Rien n'a changé, c'est fou. Un vrai regret, c'est aussi celui d'avoir collective­ment sous-estimé l'enjeu de la 5G. Je regrette qu'on n'ait pas assez aidé les acteurs associatif­s, les citoyens, les territoire­s à s'emparer de cette technologi­e. Nous l'avons fait, mais tardivemen­t, à travers des fréquences libres, et de manière trop timide. Je pense qu'il faut accepter, désormais, que la technologi­e ait sa part de bazar à côté de la cathédrale.

Consacrée à la 5G, la première partie de l'entretien de Sébastien Soriano à La Tribune est disponible ici.

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