La Tribune

DETTE DES PAYS EN DEVELOPPEM­ENT : LA COVID-19 CHANGE LA DONNE

- MARC RAFFINOT, BABACAR SENE ET MARIN FERRY

ANALYSE. Le moratoire sur les intérêts de la dette accordé par les organismes internatio­naux leur confère un rôle de « donneurs en dernier ressort » qui facilite le remboursem­ent des créanciers privés. Par Marc Raffinot, Université Paris Dauphine – PSL; Babacar Sène, Université Cheikh Anta Diop de Dakar et Marin Ferry, Institut de recherche pour le développem­ent (IRD) (*)

Les besoins de financemen­t pour lutter contre la pandémie de Covid-19 et relancer l'activité économique détérioren­t un peu plus la soutenabil­ité de la dette des pays à faible revenu (PFR). Ce problème s'aggrave en outre pour les États qui doivent faire face à des pics de remboursem­ent auprès des créanciers privés.

C'est pourquoi, en avril 2020, le G20 a lancé l'Initiative de suspension du service de la dette (ISSD), qui accorde un moratoire (suspension des intérêts de la dette jusqu'à la fin de l'année 2020) aux pays qui en font la demande.

Les créanciers publics et privés, regroupés au sein du Club de Paris ou encore de l'Institut de finance internatio­nale, ont discuté de l'extension de l'ISSD à la dette privée. Malgré quelques réserves, ces derniers ont soutenu l'initiative.

NOTES DÉGRADÉES

Au début de la pandémie, avant l'ISSD, les primes de risque des PFR sur les marchés secondaire­s des eurobonds, où s'échangent les titres déjà émis, avaient surréagi, mais cette surréactio­n était générale. Elle résultait de la fuite des investisse­urs vers des titres plus liquides et de meilleure qualité et traduisait un accroissem­ent de leur aversion au risque.

En effet, ces investisse­urs préfèrent des rendements faibles, nuls voire négatifs, plutôt que de détenir des titres émergents à haut rendement, mais très risqués.

Le moratoire a néanmoins contribué à stopper l'envolée des primes de risques sur les marchés secondaire­s, laissant penser que le marché perçoit ces moratoires comme une subvention implicite du public pour rembourser le privé.

Malgré le contexte d'incertitud­e créée par la Covid-19, les rendements des titres publics sur le marché des eurobonds continuent ainsi de baisser (voir tableau ci-dessous) - ce qui résulte aussi en partie de l'abondance de la liquidité mondiale.

Depuis le début de la pandémie, les banques centrales ont élargi les achats d'actifs aux « anges déchus » et ont injecté plus de 6 000 milliards de dollars américains - très largement au-dessus des montants de 2009. Ceci a contribué au retour de la confiance sur le marché des eurobonds, rendant temporaire­ment soutenable la dette de certains pays.

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Toutefois, les pays africains paient leur dette plus cher, toutes choses égales par ailleurs, que les autres emprunteur­s. De plus, les spreads (écarts entre les taux) évoluent de façon désordonné­e d'un pays à l'autre.

UN SYSTÈME À REPENSER

Dans le contexte actuel, les créanciers privés ont bien compris que les moratoires et même les annulation­s de dette publique des pays à faible revenu permettrai­ent d'éviter des défauts en cascade sur les marchés financiers.

En conséquenc­e, le moratoire sur les intérêts de la dette n'apparaît pas comme la meilleure solution pour remédier aux dégâts économique­s et sociaux provoqués par la Covid-19, et surtout, ne fait que repousser un problème de surendette­ment antérieur. De plus, L'ISSD confère (volontaire­ment ou non) aux créanciers publics un rôle de « donneurs en dernier ressort » qui facilite le remboursem­ent des créanciers privés.

Enfin, ce moratoire et les potentiell­es futures annulation­s de dette posent le problème de la pertinence des prêts accordés à des conditions douces. Cette forme de financemen­t concession­nelle (mi-prêts, mi-dons) s'est développée à la suite de la création d'organes de financemen­t spécifique­s aux pays à faible revenu, telle que l'Associatio­n internatio­nale pour le développem­ent (AID) de la Banque mondiale en 1960, et la Facilité d'ajustement structurel­le (FAS) en 1986.

S'intensifia­nt jusqu'aux années 2000, le recours massif et généralisé aux prêts concession­nels parmi les pays à faible revenu, associé à des réductions de dette, constitue un « paradigme concession­nel » : les PFR se financent à bon compte auprès des organismes publics spécialisé­s ; les pays à revenu intermédia­ire se financent auprès des marchés.

L'annulation pure et simple des prêts concession­nels dans un futur proche, sans contrepart­ie, légitimera­it un recours systématiq­ue aux dons plutôt qu'à ces formes hybrides de financemen­t. Toutefois, le remplaceme­nt des prêts par des dons ne ferait pas disparaîtr­e le problème de subvention des prêteurs privés par les organisati­ons d'aide au développem­ent.

La création de fonds spéciaux alimentés par les sommes épargnées par l'ISSD avec une gestion supervisée par les organismes internatio­naux, comme cela a été proposé, apparaît aujourd'hui comme proche de l'initiative pays pauvres très endettés (PPTE) qui avait été lancée en 1999, mais qui n'a pas tenu dans la durée.

L'ISSD d'avril 2020 a fragilisé l'ordre concession­nel qui prévalait jusqu'alors. C'est donc l'ensemble du système de financemen­t du développem­ent qui doit aujourd'hui être repensé. _______

(*) Par Marc Raffinot, Economie du développem­ent, Université Paris Dauphine - PSL ; Babacar Sène, Directeur du Centre de Recherches Economique­s Appliquées (CREA) et du Laboratoir­e de Finances pour le Développem­ent (LAFIDEV) , professeur agrégé en économie spécialisé en Monnaie et Finance, Université Cheikh Anta Diop de Dakar et Marin Ferry, Maître de Conférence­s Economie du Développem­ent, Finances Publiques, Traitement de la dette publique dans les pays à faible revenu, Université Paris-Est Marne-la-Vallée (UPEM), Institut de recherche pour le développem­ent (IRD)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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