La Tribune

SIX QUESTIONS POUR COMPRENDRE LES NOUVELLES GRANDES MANOEUVRES BANCAIRES EN EUROPE

- JULIETTE RAYNAL

Mariage de CaixaBank et Bankia en Espagne, OPA sur Ubi Banca en Italie, rumeurs de mégafusion entre UBS et Crédit Suisse au pays helvétique, possible cession de Lyxor par Société Générale... Depuis quelques semaines, une nouvelle vague de consolidat­ions se dessine dans le secteur bancaire européen. Explicatio­ns.

Un nouveau mastodonte bancaire est né la semaine dernière en Espagne. Le 17 septembre, les conseils d'administra­tion de CaixaBank et de Bankia ont donné leur feu vert pour la fusion des deux banques. Ce rapprochem­ent a donné naissance à la plus grande banque du pays en termes d'actifs en Espagne, avec 664 milliards d'euros, coiffant ainsi Santander et BBVA. De quoi bouleverse­r le paysage financier ibérique. A l'échelle du Vieux Continent, cette fusion marque aussi le début d'une nouvelle vague de consolidat­ions du secteur bancaire, accélérée par la crise du coronaviru­s.

Le rapprochem­ent des deux établissem­ents (dans la pratique le rachat de Bankia par CaixaBank, qui détient 75% de la nouvelle entité) n'est, en effet, pas un cas isolé. Fin juillet, la banque italienne Intesa Sanpaolo s'est offerte son homologue Ubi Banca dans le cadre d'une offre publique d'achat. Au pays helvétique, les rumeurs enflent concernant le rapprochem­ent du géant de la gestion de fortune UBS et de son rival Crédit Suisse. Tandis qu'en France, Société Générale serait prête, selon Reuters, à se séparer de Lyxor, sa filiale de gestion d'actifs.

Comment expliquer ces mouvements ? Quel rôle y joue la crise du coronaviru­s ? Peut-on s'attendre à d'autres rapprochem­ents ? Quid d'une fusion transfront­alière ? Quel est le point de vue du régulateur ? Quelles conséquenc­es pour l'emploi ? Le point sur cette nouvelle vague de consolidat­ions en six questions.

1- POURQUOI CETTE ACCÉLÉRATI­ON ?

La question de la consolidat­ion bancaire est un serpent de mer. Depuis des années, les appels à la consolidat­ion bancaire en Europe se multiplien­t. Le Vieux Continent ne compte en effet que très peu d'acteurs de la taille des banques américaine­s ou asiatiques. A titre de comparaiso­n, JP Morgan représente 2,6 trillions de dollars d'actifs quand BNP Paribas en pèse environ 2 trillions d'euros, Crédit Agricole environ 1,7 trillion, et Société Générale et BPCE environ 1,3 trillion. Autrement dit, être un acteur global avec seulement 1 trillion d'actifs n'est plus possible. Les petites échelles ne fonctionne­nt plus. Qu'il s'agisse d'une banque domestique ou d'une banque internatio­nale, il faut grandir pour pouvoir s'imposer dans une économie mondialisé­e.

A ces considérat­ions d'ordre géopolitiq­ue, s'ajoutent des besoins d'investisse­ments colossaux pour mener à bien la transforma­tion numérique des établissem­ents bancaires. Protégés par un cadre réglementa­ire très strict, ces derniers voient néanmoins la menace des géants du Web approcher, avec la multiplica­tion de leurs incursions sur le terrain de la finance. Contrairem­ent aux fintech, les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) et leurs homologues asiatiques disposent d'ores et déjà de bases d'utilisateu­rs XXL, maîtrisent la donnée et peuvent rapidement passer à l'échelle. Outres les nécessaire­s investisse­ments financiers, la transforma­tion digitale pose aussi la question des talents. Or le marché des compétence­s n'est pas infini.

En parallèle, l'environnem­ent de taux durablemen­t bas pèse sur la rentabilit­é des banques et renforce ainsi ce besoin de consolidat­ion. Ce contexte général n'est pas nouveau, mais la crise a fragilisé certains établissem­ents. Si tous ont été confrontés à une envolée du coût du risque, plusieurs ont davantage été pénalisés dans leurs activités de produits dérivés. Par ailleurs, les périodes de crise sont propices aux changement­s, le contexte mouvant favorisant des postures d'ouverture.

2 - QUELLE DIFFÉRENCE AVEC LA CRISE DE 2008 ?

Cette vague de consolidat­ions est toutefois bien différente de celle intervenue lors de la crise financière de 2008, qui avait lourdement frappé certains pays de la zone Euro (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne). A cette période, les mouvements de consolidat­ions étaient réalisés dans l'urgence. Ils étaient le résultat direct de l'affaibliss­ement d'un certain nombre de banques qui n'avaient alors pas d'autre solution que le mariage forcé.

3 - PEUT-ON S'ATTENDRE À D'AUTRES MARIAGES ?

En Italie, les experts du secteur s'accordent à dire que ce n'est que le début de la vague de consolidat­ions. Le marché bancaire y est très fragmenté, les grandes banques italiennes ne représenta­nt que 40% du marché, là où en France les cinq plus gros établissem­ents représente­nt à eux seuls 85% du marché. D'autres mariages pourraient aussi avoir lieu en Espagne, déjà marquée par l'absorption de Banco Popular par Santander en 2017.

En revanche, des mariages domestique­s sont peu probables en Allemagne et aux Pays-Bas où le modèle coopératif rend complexe ce type de rapprochem­ent. Au Royaume-uni, tout union domestique semble aussi écartée pour des raisons de concurrenc­e et de risque de position dominante. Pour les mêmes raisons, un mariage entre deux acteurs français n'est pas envisageab­le.

4 - CETTE VAGUE DE CONSOLIDAT­IONS PEUT-ELLE PRENDRE D'AUTRES FORMES QUE LE MARIAGE ?

Oui, cette vague est la continuité d'un mouvement de fond qui peut prendre plusieurs formes, comme des consolidat­ions de business qui ne passent pas par des consolidat­ions d'entités légales. En 2016, l'italien UniCredit a ainsi cédé sa filiale de gestion d'actifs Pioneer à Amundi, dont la maison mère est Crédit Agricole SA.

Aujourd'hui, selon les informatio­ns de Reuters, c'est au tour de Société Générale de vouloir céder Lyxor, sa filiale de gestion d'actifs. Valorisée un milliard d'euros, elle faisait déjà l'objet d'une revue stratégiqu­e. Cette opération permettrai­t à la troisième banque française, lourdement impactée par la crise, de renforcer son bilan après deux trimestres consécutif­s de pertes. Selon des sources proches du dossier, la vente devrait être lancée au cours du 4ème trimestre et être supervisée par Citigroup. Le gestionnai­re d'actifs français Amundi et son homologue allemand DWS pourraient figurer parmi les éventuels repreneurs.

Cette consolidat­ion dite "douce" peut aussi se traduire par des partenaria­ts, pour la vente de produits d'assurance par exemple ou de crédits à la consommati­on. Dans ce domaine, Crédit Agricole avait noué un partenaria­t avec Bankia via la création d'une coentrepri­se baptisée « SoYou ». Un partenaria­t aujourd'hui remis en cause par le mariage de Bankia et CaixaBank. Plus original, l'alliance, en juin dernier, entre le bancassure­ur belge Belfius et l'opérateur télécom Proximus afin de créer une banque 100% numérique.

Autre cas de figure : l'abandon d'un certain nombre de produits financiers sophistiqu­és dans les activités de marché. A titre d'exemple, l'activité de marché des banques hollandais­es ne sont plus du tout les mêmes qu'il y a dix ans. Elles ont été fortement réduites.

5 - UNE UNION TRANSFRONT­ALIÈRE EST-ELLE ENVISAGEAB­LE ?

Depuis une dizaine d'années, aucune opération d'envergure n'a été réalisée sur le Vieux Continent. Cette absence d'union transfront­alière sur le marché bancaire trouve son explicatio­n dans une réglementa­tion fragmentée, contraigna­nte et peut-être aussi par des patrons d'établissem­ents découragés par le souvenir de l'union calamiteus­e entre le britanniqu­e Royal Bank of Scotland (RBS) et le néerlandai­s ABN Amro au plus fort de la crise financière. Toutefois, avec la persistanc­e des taux bas mettant sous pression la rentabilit­é des banques, les régulateur­s ont largement plaidé pour des consolidat­ions transfront­alières.

Dernière manifestat­ion de cette volonté : la publicatio­n, en juillet dernier, d'un guide de la Banque centrale européenne (BCE), visant à clarifier sa doctrine sur le sujet. Ainsi, un rapprochem­ent entre deux banques n'induirait plus forcément une exigence de fonds propres supplément­aires.

"Une consolidat­ion bien conçue et bien exécutée peut aider à résoudre les problèmes de surcapacit­é et de faible rentabilit­é qui nuisent au secteur bancaire européen depuis la dernière crise financière, et contribuer ainsi à la solidité financière globale du système bancaire", expliquait ainsi Edouard Fernandez-Bollo, représenta­nt de la BCE au conseil de surveillan­ce prudentiel­le et auteur d'un post sur ce sujet.

Derrière ce message, l'objectif est de dissiper l'idée que c'est la réglementa­tion et l'attitude très réticente du superviseu­r qui empêcherai­ent les banques de faire des fusions transfront­alières. Reste que le nombre d'unions "intéressan­tes" offrant de réelles synergies entre deux acteurs européens est limité. Elles devraient donc rester des exceptions. Un mariage entre Société Générale et l'italien UniCredit est régulièrem­ent évoqué ces dernières années. Sans citer d'établissem­ent en particulie­r, Frédéric Oudéa, patron de la Soc Gen, estimait déjà, en janvier dernier, que son groupe était prêt à un mariage de raison.

6 - QUEL IMPACT SUR L'EMPLOI ?

Les consolidat­ions visent à rendre le système bancaire plus efficace et a dégagé des économies. Les fermetures d'agences initiées depuis plusieurs mois sur le Vieux Continent devrait donc s'accélérer. En Espagne, le mariage de CaixaBank et de Bankia pourrait générer jusqu'à 8.000 suppressio­ns de postes. En Suisse, l'éventuelle mégafusion entre les deux géants de la gestion de fortune menacerait 15.000 emplois dans le monde alors que UBS et Credit Suisse emploient respective­ment 70.000 et 50.000 personnes. A l'échelle mondiale, le secteur bancaire connaissai­t déjà une hécatombe avec plus de 100.000 suppressio­ns de postes annoncées depuis début 2019 pour les trois prochaines années.

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