La Tribune

QUEL EST LE POIDS DE L'INGERENCE RUSSE DANS LA PRESIDENTI­ELLE AMERICAINE?

- SOPHIE MARINEAU (*)

FACK CHECKING. L’ingérence russe a profondéme­nt marqué l’élection présidenti­elle américaine de 2016. Quatre ans plus tard, analysons la forme et l’impact de la désinforma­tion en provenance de Russie. Par Sophie Marineau, Université catholique de Louvain (*)

Accusation­s et rumeurs vont bon train : la Russie, mais aussi la Chine et l'Iran, tenteraien­t d'influencer la campagne présidenti­elle américaine. L'élection de 2016, fortement marquée par l'ingérence russe, a créé un tel précédent que l'inquiétude est justifiée. D'autant que des bots d'origine russe ont été déjoués ces dernières semaines.

Le contexte actuel est cependant distinct en cela que le président américain lui-même est un grand pourvoyeur de fake news. Dans ce climat propice à la désinforma­tion, la Russie n'est pas forcément celle qui allume l'incendie mais celle qui jette de l'huile sur le feu, attisant toujours un peu plus encore les tensions américaine­s. Quels sont les outils de la désinforma­tion russe en 2020 et que cela signifie-t-il pour le scrutin américain du 3 novembre prochain ?

EN 2016, DES MILLIERS DE FAUX COMPTES RUSSES

Revenons sur le cycle électoral de 2016, crucial pour comprendre les inquiétude­s qui planent sur 2020. Dès janvier 2017, un rapport conjoint de la CIA, du FBI et de la NSA confirme l'ingérence russe dans l'élection présidenti­elle de 2016.

L'objectif de la Russie était, selon ce document, de miner la confiance des Américains en leur système électoral et de dénigrer Hillary Clinton. À l'approche du scrutin du 3 novembre

2020, William Evanina, directeur du National Counterint­elligence and Security Center, pointe cette fois-ci la menace que représente­raient la Chine, l'Iran et la Russie. Selon lui, la Russie tente clairement de dénigrer Joe Biden, alors que la Chine ne souhaite pas que Donald Trump soit réélu car pour Pékin, le président actuel est imprévisib­le et pas fiable. À cet effet, une façon efficace de s'ingérer dans le processus électoral américain est de contrôler les informatio­ns circulant sur Internet au sujet de la campagne. Un art dans lequel les Russes sont devenus experts.

Entre janvier 2015 et août 2017, Facebook a relié 80 000 publicatio­ns à l'entreprise russe Internet Research Agency, à travers plus de 470 comptes différents. Un total de 50 258 comptes Twitter ont parallèlem­ent été reliés à des bots - des faux comptes programmés pour partager les fausses nouvelles - russes pendant la période électorale de 2016. Les bots sont responsabl­es de plus de 3,8 millions de tweets, soit environ 19 % du total des tweets concernant l'élection présidenti­elle américaine de 2016. Environ 80 % de ces bots étaient en faveur de Donald Trump, utilisant majoritair­ement les hashtags #donaldtrum­p, #trump2016, #neverhilla­ry, #trumppence­16 et #trump.

Pourquoi un tel biais en faveur du candidat républicai­n ? L'une des hypothèses pour expliquer le mépris de Vladimir Poutine envers Hillary Clinton remonte à décembre 2011, lorsque des émeutes ont eu lieu à Moscou à la suite de l'annonce de la candidatur­e de Poutine à la présidence russe en mars 2012. Le Kremlin accuse Hillary Clinton, alors secrétaire d'État, d'avoir encouragé les manifestat­ions et de s'être ingérée dans le processus électoral russe.

Pour l'élection de 2020, la Russie semble favoriser une fois de plus l'élection de Donald Trump face à Joe Biden et à l'establishm­ent démocrate, perçu comme largement antirusse. Rappelons que comme vice-président, Joe Biden a joué un rôle dans la politique des sanctions contre la Russie en 2014 à la suite de l'annexion de la Crimée.

LA MENACE DES BOTS EN 2020

À la lumière de ces informatio­ns, qu'est-ce qui attend les États-Unis au cours de ce nouveau cycle électoral ? Facebook a déjà démantelé à la fin du mois d'août 2020 trois réseaux de bots propageant de fausses informatio­ns. Deux d'entre eux étaient d'origine russe, l'un d'origine pakistanai­se. Depuis 2017, Facebook a supprimé une douzaine de ces réseaux lié à l'Internet Research Agency qui a récemment créé un nouveau site, Peace Data, se voulant une organisati­on de presse mondiale. Sur son site on retrouve de fausses informatio­ns autant sur Joe Biden que sur Donald Trump, l'objectif principal étant de diviser encore davantage les Américains.

Twitter a, pour sa part, annoncé que Peace Data serait banni de sa plate-forme en plus de fermer 5 comptes reliés à la Russie. Le 10 septembre, Microsoft a en outre alerté la campagne de Joe Biden que des hackers russes ont tenté d'accéder aux serveurs de l'agence de communicat­ion américaine SKDKnicker­bocker, engagée par de nombreux candidats démocrates. C'est par un stratagème similaire que les e-mails d'Hillary Clinton avaient été rendus publics lors de la campagne de 2016. Mais pendant que les Démocrates pressent la Maison Blanche de reconnaîtr­e l'ingérence russe et d'imposer des sanctions, le président Trump se détourne du problème et accuse les Chinois d'encourager les manifestat­ions et les divisions raciales.

Si nous ne disposons pas encore des données et du recul suffisants pour analyser entièremen­t cette campagne présidenti­elle, il faut sérieuseme­nt considérer la menace que représente­nt les bots. Selon la sociologue diplômée d'Harvard Kathleen M. Carley, une fausse nouvelle voyage six fois plus rapidement sur les médias sociaux qu'une informatio­n vérifiée. Les fausses nouvelles sont ainsi partagées rapidement et continuell­ement par un réseau de faux comptes programmés à cet effet. La quantité importe plus que la qualité du message véhiculé, car l'un des objectifs est de noyer les vraies nouvelles sous un flot constant de fausses nouvelles.

Si une fausse nouvelle est mise à jour, si elle est supprimée, les bots cessent de la faire circuler au profit d'une autre. Parallèlem­ent, si un compte est désactivé, un autre sera créé pour le remplacer. Il s'agit donc d'un mouvement endémique qui se régénère de lui-même alors même que les platesform­es tentent de les éradiquer. Dans le contexte politique actuel, où le président Trump est luimême un grand pourvoyeur de fake news, le travail des bots est facilité. Comme l'explique Joshua Yaffa, les bots russes n'ont pas eu besoin de créer la polémique entourant le vote par la poste ou les manifestat­ions liées au mouvement Black Lives Matter : ils n'ont eu qu'à partager massivemen­t les nouvelles exacerbant des tensions créées par les Américains mêmes.

En avril 2018, le site de discussion Reddit a ainsi banni près de 1 000 bots russes. Le Hamilton 68 Project, a quant à lui été mis en place pour repérer et répertorie­r les bots et les faux comptes, et pour apprendre aux citoyens à repérer ces faux comptes. Les thèmes habituelle­ment abordés par les bots russes y sont listés afin que le grand public comprenne mieux leur fonctionne­ment.

LES MULTIPLES RELAIS DE LA DÉSINFORMA­TION

Cependant, les bots ne se limitent pas aux discussion­s sur les médias sociaux. Les vidéos YouTube peuvent également servir de vecteurs de propagatio­n, ainsi que les images humoristiq­ues communémen­t appelées memes.

En 2018, la Russie a été plus loin encore lors de l'élection présidenti­elle à Madagascar. Des agents russes y ont créé un nouveau journal et ont engagé des étudiants pour écrire des articles en faveur du président sortant. Ils ont acheté des encarts publicitai­res, rémunéré des gens pour aller manifester ou encore des journalist­es pour couvrir les manifestat­ions.

Actuelleme­nt, rien ne prouve que ces méthodes plus poussées soient utilisées aux États-Unis. Il est en revanche avéré que les Russes sont passés maîtres dans l'art de créer des bots dédiés à la propagatio­n de fausses informatio­ns.

De cette manière, l'ingérence russe continue d'attiser les tensions entre les Américains, d'ajouter de l'incertitud­e et de miner la confiance de l'opinion publique envers le processus électoral démocratiq­ue.

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Par Sophie Marineau, Doctorante en histoire des relations internatio­nales / phD candidate History, Internatio­nal relations, Université catholique de Louvain

La rubrique Fact check US a reçu le soutien de Craig Newmark Philanthro­pies, une fondation américaine qui lutte contre la désinforma­tion. La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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