La Tribune

LE PASSEPORT VACCINAL EST-IL JURIDIQUEM­ENT POSSIBLE ?

- YOANN NABAT (*)

Quel serait le cadre juridique d’un passeport vaccinal en France ? Ce scénario a de quoi séduire, tout autant qu’il inquiète. Par Yoann Nabat, Université de Bordeaux (*).

Comment peut-on vivre avec le virus ? Plusieurs idées sont actuelleme­nt à l'étude par l'exécutif rapporte Le Monde, afin que les Français puissent retrouver un semblant de vie « normale ». Parmi elles, le passeport vaccinal.

Cette mesure fait actuelleme­nt l'objet d'une consultati­on citoyenne en ligne, lancée par le Conseil économique social et environnem­ental (CESE). Ailleurs, comme en Suède ou au Danemark, l'idée se concrétise. En France, c'est la compagnie aérienne Air France qui lance les hostilités en ouvrant une expériment­ation dès le 11 mars en exigeant des passagers à destinatio­n des Antilles, les résultats d'un test PCR de moins de 72 heures, pour une validité d'un mois.

À l'heure où certains commencent à envisager l'idée d'apprendre à vivre avec le virus, le scénario a de quoi séduire, tout autant qu'il inquiète. Néanmoins, quel pourrait être son cadre juridique en France ? Un tel outil pourrait-il effectivem­ent voir le jour ?

QU'EST-CE QU'UN PASSEPORT ?

Revenons tout d'abord sur les termes. Le passeport est un outil bien connu depuis l'Ancien régime et encadré juridiquem­ent : il est le titre d'identité (comme la carte nationale d'identité) délivré par l'administra­tion d'un État pour certifier à la fois l'identité de la personne, sa nationalit­é et sa capacité à franchir librement les frontières, suivant les règles en vigueur pour chaque pays. Le passeport a ainsi par principe une vocation internatio­nale, même s'il peut être utilisé sur le territoire national pour attester son identité.

Existe-t-il néanmoins à l'heure actuelle un passeport vaccinal, c'est-à-dire un tel titre fondé non sur l'identité ou la nationalit­é, mais sur l'état vaccinal de l'individu ? Les choses sont sur ce point claires : la réponse est négative. Aucune norme nationale ou européenne ne connaît le terme de « passeport vaccinal » ou « passeport sanitaire ». Historique­ment, la notion est aussi inconnue, même si le XVIIIe siècle, marqué par des épidémies, voit naître des « billets de santé »permettant d'établir le « bon état sanitaire des voyageurs ».

Bien que des vaccins juvéniles soient obligatoir­es au niveau national ou pour franchir certaines frontières - le vaccin contre la fièvre jaune est ainsi obligatoir­e pour se rendre en Guyane par exemple -, ils ne sont pas intégrés au passeport.

Celui qui le souhaite peut faire établir auprès de son médecin un certificat de vaccinatio­n (ou de contre-indication à la vaccinatio­n) qu'il présente lors du passage de la frontière. Ce document est certes obligatoir­e, mais bien distinct, juridiquem­ent au moins, du passeport.

Si on assimile un tel document au concept de passeport vaccinal, l'idée semble alors plus précise : pour se rendre dans certains lieux sur le territoire national (salle de concert, musée, école, etc.) ou pour voyager à l'internatio­nal, la présentati­on d'un document attestant la vaccinatio­n au coronaviru­s serait obligatoir­e. L'usage d'un tel document serait ainsi à la fois national et internatio­nal.

UN PREMIER PROJET AVORTÉ

Une formulatio­n assez proche de cette idée s'était trouvée, avant d'être retirée face aux contestati­ons, dans le premier article d'un projet de loi « instituant un régime pérenne de gestion des urgences sanitaires » déposé par le Premier ministre à la fin de l'année dernière.

Il s'agissait en effet de :

« subordonne­r les déplacemen­ts des personnes, leur accès aux moyens de transport ou à certains lieux [...] à la présentati­on des résultats d'un test de dépistage établissan­t que la personne n'est pas affectée ou contaminée, au suivi d'un traitement préventif, y compris à l'administra­tion d'un vaccin, ou d'un traitement curatif ».

Le texte, qui n'avait pas vocation à s'appliquer à la crise sanitaire actuelle, mais à instaurer un régime juridique durable pour d'éventuelle­s crises sanitaires à venir, et pour lequel le Conseil d'État avait émis un avis réservé, visait d'un même élan le test négatif et le vaccin.

En effet, ne retenir que l'exigence du vaccin conduit, mécaniquem­ent, à rendre la vaccinatio­n obligatoir­e (même si l'exigence est limitée à certains lieux ou activités, il y aura une forme d'obligation implicite).

Or, si une telle obligation est juridiquem­ent admissible et déjà pratiquée pour les nouveau-nés, elle est soumise à la condition de l'accessibil­ité du vaccin : tout le monde doit pouvoir avoir accès, dans des conditions satisfaisa­ntes, au vaccin.

LA CRÉATION INTOLÉRABL­E D'UNE DISCRIMINA­TION

Dans le scénario inverse (qui constitue la situation actuelle, où l'accès au vaccin est conditionn­é et complexe), il résulterai­t d'une telle dispositio­n la création intolérabl­e d'une discrimina­tion.

Si les difficulté­s d'accès pouvaient être résolues dans quelques mois au niveau national, il n'est pas certain qu'il en soit de même sur le plan internatio­nal. Il pourrait alors en résulter une inégalité entre pays riches, où les habitants seraient libres de circuler, car détenteurs d'un tel passeport, et pays pauvres, où le vaccin n'est pas disponible, et où la population serait donc isolée.

L'OMS et l'Union européenne mettent en avant ce risque.

Pour dépasser cette première difficulté, imaginons que le vaccin soit au moins disponible massivemen­t sur le plan national, sans restrictio­n, et qu'il puisse ainsi, même si le gouverneme­nt s'est engagé en sens contraire, être rendu obligatoir­e sans risque de discrimina­tion. Le passeport vaccinal pourrait-il alors exister sans davantage de contrainte­s juridiques ? La réponse est négative : d'autres difficulté­s se présentera­ient à un tel projet.

Une telle obligation ne pourrait, selon ce que retient habituelle­ment le Conseil d'État, que résulter de la Loi (et non uniquement du pouvoir exécutif). Un débat s'engagerait ainsi devant l'Assemblée nationale et le Sénat. Projetons alors que, du fait majoritair­e, le texte proposant l'obligation de la vaccinatio­n et l'instaurati­on du passeport vaccinal soit adopté. Il devrait alors certaineme­nt faire face au contrôle a priori du Conseil constituti­onnel.

La chose serait absolument inédite, puisqu'il ne s'agirait ici ni d'une exigence strictemen­t internatio­nale, ni d'une vaccinatio­n infantile, que le Conseil constituti­onnel avait validée à ce titre.

Pour être constituti­onnel, il faudrait alors que l'exigence d'un tel document soit absolument « nécessaire et proportion­née », selon la formule habituelle­ment retenue, mais dont le contenu est d'appréciati­on souple (il n'en existe aucune définition précise).

Le passeport vaccinal constituer­ait en effet sans aucun doute une mesure attentatoi­re à plusieurs droits et libertés fondamenta­ux, comme la liberté d'aller et venir, l'intégrité corporelle, et même la vie privée (comme l'a reconnu par la Cour européenne des droits de l'homme il y a quelques années à propos de la vaccinatio­n obligatoir­e).

Or, si ces droits ne sont pas absolus, le contrôle du Conseil constituti­onnel pourrait sur ce point constituer un obstacle, si le champ d'applicatio­n et les finalités d'un tel document ne sont pas restrictiv­ement définis (individus concernés, lieux exacts listés, modes de transport et distances, durée d'applicatio­n de la mesure, etc.).

FAIRE APPLIQUER UNE MESURE AUX CONTOURS FLOUS

Néanmoins, la tendance habituelle à la tolérance du Conseil constituti­onnel en période de crise sanitaire, au nom de l'impératif que constitue le droit à la santé (prévu par le préambule de la Constituti­on de 1946) et du fait des circonstan­ces exceptionn­elles, pourrait sans doute permettre de lever cette condition.

Sur le territoire national, les lieux ou déplacemen­ts où le passeport serait requis devraient cependant être très limitative­ment définis. Les lieux strictemen­t vitaux pour les individus (dont la liste devrait immanquabl­ement faire débat : lieux de santé, fourniture­s essentiell­es, etc.) devraient également sans doute en être exclus.

Il faudrait enfin prévoir d'assimiler la vaccinatio­n à la contre-indication au vaccin, sans que la différence apparaisse sur le document remis pour ne pas atteindre au secret médical.

L'obstacle passé, mettre en place un tel document nécessiter­ait impérative­ment la constructi­on d'une base de données des personnes vaccinées. Or, s'il existe actuelleme­nt un fichier dédié (appelé SI Vaccin Covid), les finalités définies par le texte réglementa­ire qu'il encadre ne prévoient absolument pas son utilisatio­n pour limiter le déplacemen­t des individus.

UNE BASE DE DONNÉES CONTROVERS­ÉE

Une modificati­on du texte serait sur ce point indispensa­ble, ce qui induirait un contrôle de la CNIL, qui, bien que dépourvue d'un pouvoir contraigna­nt, saurait sans doute soulever des méfiances importante­s pour un tel projet. Il est pour le moment impossible de savoir si la CNIL a déjà été saisie d'un pré-projet en ce sens, mais la division prospectiv­e de l'autorité avait déjà livré de premières réflexions sur le sujet il y a quelques mois.

Il serait bien sûr théoriquem­ent possible de se passer de l'existence d'un tel fichier centralisé, en utilisant le vieux « carnet de santé »individuel.

Mais on s'expose alors à une absence de sécurisati­on et à l'apparition de faux, comme c'est d'ores et déjà le cas pour les tests PCR obligatoir­es.

Plus largement sur la question des données personnell­es, comment éviter, le traçage et le contrôle des individus qui suivraient nécessaire­ment la mise en place d'un tel outil, notamment si le fichier est consulté lors des déplacemen­ts de l'individu ?

Le traçage des population­s, déjà dénoncé en matière sécuritair­e, trouverait ici un développem­ent sanitaire important, bien plus loin encore de ce qui est déjà mis en place.

Comment ne pas percevoir également dans une telle démarche un nouvel exemple de biopouvoir, suivant les descriptio­ns opérées par Michel Foucault, constitué par la saisine par le pouvoir politique du biologique.

L'État se saisirait avec un tel outil du plus intime de l'individu. Le choix même du vocabulair­e est sur ce point révélateur : le passeport est un outil régalien, il appartient à l'État et en est l'un des symboles les plus importants. Il deviendrai­t ici un symbole de la prise en compte du corps biologique des individus.

En résumé, la création d'un passeport vaccinal n'est pas chose impossible juridiquem­ent en France, bien que soumise à des contrainte­s importante­s et de nombreuses zones d'incertitud­es tant le procédé serait inédit. Cependant, même bien défini, encadré et délimité, un tel dispositif constituer­ait un pas de plus vers le traçage sanitaire des individus.

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