La Tribune

« IL NE FAUT PAS SOUS-ESTIMER LES ENJEUX D'UNE OUVERTURE DU RSA A 18 ANS »

- GREGOIRE NORMAND

ENTRETIEN. Sociologue à l'université Paris 8, Nicolas Duvoux plaide pour un renforceme­nt des aides à l'égard des plus pauvres et des jeunes. Il explique que les minimas sociaux ne désinciten­t pas à la recherche d'emploi et sont un atout pour le travail. Il été récemment nommé président du comité scientifiq­ue du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté (CNLE), en charge d'une mission confiée par le Premier ministre Jean Castex.

LA TRIBUNE - Quelles sont les répercussi­ons de la pandémie sur la pauvreté chez les jeunes ?

NICOLAS DUVOUX - La pandémie a provoqué une très forte aggravatio­n de la situation des jeunes. Beaucoup d'entre eux ont subi une baisse importante de leurs ressources comme les petits boulots déclarés ou non. L'isolement chez les jeunes est particuliè­rement mal vécu. Ces phénomènes ont entraîné des difficulté­s matérielle­s, financière­s, sociales et relationne­lles. Ces problèmes peuvent s'observer à travers les aides accordées par les Crous, les université­s notamment en matière d'aide alimentair­e.

Quelle était leur situation avant la crise ?

La crise a mis en lumière un phénomène de rajeunisse­ment de la pauvreté. Entre la fin de la Seconde guerre mondiale et jusqu'aux années 70 dans la plupart des économies développée­s, la pauvreté concernait principale­ment des personnes âgées. Les systèmes de retraite ont permis de sortir ces personnes de la pauvreté progressiv­ement. A partir des années 70-80, sous l'effet du chômage, il y a eu un déplacemen­t de la pauvreté. Elle s'est concentrée sur les jeunes d'âge actif et leurs enfants, en particulie­r les familles monoparent­ales. La crise a aggravé une situation déjà très défavorabl­e aux jeunes.

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Des syndicats, associatio­ns et partis politiques appellent à une extension du RSA aux jeunes de moins de 25 ans. Le gouverneme­nt et une grande partie de la droite s'y opposent. Comment expliquez-vous un tel refus ?

Les minimas sociaux comme le RSA et son prédécesse­ur le RMI reposent sur des barrières d'âge. Derrière ce refus, il y a une crainte et des suspicions à l'égard du comporteme­nt des jeunes. Les opposants avancent souvent l'argument de l'assistanat. Il y a clairement des enjeux politiques, qui témoignent de l'ampleur des préjugés envers les pauvres, soupçonnés de profiter du système, préjugés particuliè­rement marqués à l'égard des jeunes. Il ne faut pas sous-estimer non plus les enjeux d'une ouverture du RSA à 18 ans, celui-ci renforcera­it le basculemen­t - déjà largement engagé - d'un système de protection sociale à dominante assurantie­lle (la protection est issue de la participat­ion au marché du travail à travers les cotisation­s sociales) à une logique plus universali­ste, centrée sur la citoyennet­é. La logique d'une ouverture à 18 ans serait de faire coïncider citoyennet­é politique et sociale.

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Le RSA et les minimas sociaux ont-ils un effet désincitat­if sur le travail ?

Je ne pense pas. Il y a une incompréhe­nsion de la situation vécue par ces personnes qui touchent les minimas sociaux. Par exemple, les allocatair­es du RSA peuvent être perçus comme une population très homogène. En réalité, un tiers des allocatair­es en sortent chaque année environ. Le souhait fondamenta­l de la majorité des gens est de pouvoir travailler et de gagner leur vie par leurs propres moyens. En outre, ils sont soumis à des injonction­s paradoxale­s. On leur demande d'aller chercher du travail et en même temps, les aides pour le faire sont limitées et les emplois encore plus, surtout en période de crise. Le système est conçu pour prévoir des "pénalités" à la reprise d'emploi. Avec le mécanisme de la déclaratio­n trimestrie­lle de ressources dans le cadre d'une prestation différenti­elle (le montant du RSA est un plancher), les revenus issus des minimas sociaux d'une personne qui travaille à temps partiel vont être amputés au trimestre suivant. Les prestation­s sont une aide indispensa­ble et un atout pour travailler plus tard. Ces faits sont mis en avant dans de nombreuses études et soutenus par la récente prix Nobel Esther Duflo.

Quels seraient les leviers pour financer un tel dispositif ?

Beaucoup de propositio­ns ont émané sur le financemen­t d'une telle extension du RSA ou la mise en oeuvre d'un revenu garanti pour les jeunes. L'économiste Thomas Piketty a fait une propositio­n sur la fiscalité des succession­s. La France fait un blocage pour plusieurs raisons. Le mécanisme du quotient familial permet de réduire la fiscalité des parents d'enfants âgés de moins de 25 ans. Il y a un choix à faire entre des aides directes aux individus et des aides indirectes qui passent par la solidarité familiale. Il y a un enjeu de financemen­t et de choix d'instrument­s. La redistribu­tion à travers le quotient familial va toucher des familles assujettie­s à l'impôt sur le revenu. La mise en place d'un tel instrument (le RSA à 18 ans) signifie qu'il favorisera­it d'abord les catégories modestes avant les classes moyennes. Derrière cette question, il s'agit de réfléchir à la population ciblée.

Quel regard portez-vous sur la garantie jeune annoncée par le gouverneme­nt ?

La Garantie jeune est une mesure utile. Elle a contribué à combler un déficit qui devenait béant dans la société française. Elle existait déjà avant. Simplement, ce dispositif est contingent­é. Ce n'est pas un droit ouvert comme le RSA. Il y a là une différence fondamenta­le entre un dispositif et un droit. En renforçant la Garantie jeune, le gouverneme­nt gonfle les voiles des dispositif­s où le revenu est lié à un accompagne­ment collectif spécifique. Un autre problème est que la Garantie jeune est un dispositif temporaire, alors que la crise - et les situations difficiles - risquent de s'installer dans la durée.

Les aides ponctuelle­s vous paraissent-elles à la hauteur ?

Ces aides sont importante­s pour les gens qui les touchent. En revanche, et comme indiqué précédemme­nt au sujet des aides aux jeunes, il y a un hiatus entre le caractère structurel de la crise et la logique d'une réponse ponctuelle. La crise est amenée à durer. Il y a un décalage entre le montant des prestation­s et les besoins des jeunes.

Pourquoi la France est-elle l'un des derniers pays à ne pas vouloir accorder des minimas sociaux aux jeunes ?

Le familialis­me demeure très puissant en France. L'idée que la famille soit considérée comme un cocon protecteur pour les jeunes jusqu'à un âge avancé reste très structuran­te dans la société française. Le problème est que cette idée est prise en défaut par la réalité sociale vécue par de nombreux jeunes qui n'ont pas accès à cette solidarité familiale qui leur permet de construire leur vie sereinemen­t. L'autre difficulté est que cette résistance française apparaît comme une exception de moins en moins justifiabl­e. La France est vraiment en retard sur cette question. Le risque est que cette crise se transforme en occasion manquée si le débat politique se ferme.

Vous êtes président du comité scientifiq­ue du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale. Quel est le rôle de cette organisati­on ?

Le Conseil a été mandaté pour contribuer à l'améliorati­on de la connaissan­ce de la pauvreté par le Premier ministre. L'idée est d'actualiser cette connaissan­ce de la pauvreté dans notre société alors que les indicateur­s usuels (tels que le seuil de pauvreté à 60% du niveau de vie médian des ménages) pourraient être mis en défaut par la crise : si le niveau de vie médian baissait, le taux de pauvreté baisserait alors que la société se paupérise massivemen­t. Il faut travailler avec une pluralité d'indicateur­s et de sources et dans le sens d'une plus grande réactivité. Nous avons reçu une lettre de mission du Premier ministre en janvier pour apporter des éléments qualitatif­s à l'étude de l'évolution de la pauvreté et nous travaillon­s actuelleme­nt sur ce thème.

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