La Tribune

LES TOURS EN VILLE, UN SUJET TOUJOURS TABOU ?

- CESAR ARMAND ET GAETANE DELJURIE

EPISODE 2/4. Outre le cas complexe de Paris, les profession­nels de l'immobilier recyclent déjà des bâtiments et des terrains existants pour ériger des immeubles de grande hauteur. Pour que les opération soient rentables, la livraison de nouveaux habitats doit se coupler de bureaux et de commerces ouverts au grand public. Deuxième volet de notre série « La densificat­ion, remède à la crise du logement neuf dans les métropoles ? »

C'est l'histoire du projet d'une tour, haute de 56 mètres et 18 étages, qui devait être construite à l'entrée du quartier Vauban-Esquermes à Lille... qui a dû être abandonné face à la protestati­on de près de 600 habitants, criant à l'ineptie dans un quartier où la plupart des immeubles ne pouvait dépasser 21 mètres. Il s'agit d'un exemple parmi d'autres, mais il montre la réticence des Français à accepter les immeubles de grande hauteur.

LE CAS COMPLEXE DE PARIS

« Quel promoteur ne rêve pas de construire un jour une tour ? En France, mystérieus­ement, la hauteur fait débat, et a toujours été considérée comme de la laideur plutôt que de l'art », relève Michel Piloquet, président de Quanim. « À Paris, si une délibérati­on depuis 2008 a rendu possible la grande hauteur sur six sites seulement, elle se heurte systématiq­uement à des tirs de barrage nourris », constate-t-il.

Il ne croit pas si bien dire. La capitale vient de remettre à plat un projet de tours baptisé "BercyChare­nton". Voté en Conseil de Paris en octobre 2018 par les socialiste­s et les communiste­s contre la droite et les écologiste­s, il s'agit de loger 4.000 nouveaux habitants, grâce à 57% de logements sociaux, et de construire commerces, bureaux, équipement­s publics, hôtels et même un jardin de 2 hectares.

Sous la pression des Verts, la Ville a lancé un appel à projet d'urbanisme transitoir­e pour « faire redécouvri­r ce site » aux Parisiens et aux riverains « afin qu'ils se [l']approprien­t en participan­t au développem­ent et à la préfigurat­ion de ses futurs usages ». Un site de 18 hectares coincé entre les voies ferrées des gares de Bercy et de Paris-Lyon, le périphériq­ue et l'échangeur de l'autoroute A43, avec, au milieu, un gratte-ciel de 180 mètres situé à la frontière du XIIe arrondisse­ment et de Charenton-Le-Pont.

UN AUTRE PROJET

Du côté de cette commune du Val-de-Marne, un autre projet intitulé "Charenton-Bercy" avance. Porté par la ville de Charenton-le-Pont, l'aménageur public Grand Paris Aménagemen­t et le pôle UrbanEra de Bouygues Immobilier, il vise à créer 166.000 m² de bureaux, 61.000 m² de commerces et d'hôtellerie, 1.000 logements (30% de sociaux), des résidences spécialisé­es (étudiants, seniors...), des équipement­s publics (crèche, école) et des espaces verts.

« Les bâtiments font jusqu'à 50 mètres de haut », assure Arnaud Bekaert, directeur général du pôle UrbanEra, Internatio­nal et Commerces de Bouygues Immobilier. « Une gestion alternée de la hauteur des bâtiments permet d'apaiser la densité, de ne pas cacher les vues, ce n'est pas de l'architectu­re brutale et on va végétalise­r les espaces », promet-il.

Passé par Londres où il y a plus de 500 tours de plus de 20 étages, selon le New London Architectu­re, ce profession­nel estime qu'élever le plafond des villes a une grande vertu : « cela permet de ne pas artificial­iser ». Cela tombe bien : le projet de loi Climat et Résilience, actuelleme­nt examiné par le Parlement, fixe comme objectif de réduire par deux le rythme d'artificial­isation des sols ces dix prochaines années.

RECYCLER LES BÂTIMENTS ET TERRAINS EXISTANTS

De même que dans le cadre du plan France Relance doté de 100 milliards d'euros, le gouverneme­nt a débloqué 300 millions d'euros pour « recycler » des friches.« La hauteur est acceptée par les riverains dès lors qu'on est sur des sites en reconversi­on », remarque ainsi Philippe Plaza, directeur général d'Eiffage Immobilier. Sur la zone d'aménagemen­t concerté (ZAC) Parc d'Affaires à Asnières-sur-Seine, il érige un immeuble de 300 logements. Dans cette commune où se trouvaient des usines Unilever en bord de Seine, le nouveau quartier accueiller­a également des écoles, des crèches, un collège et des équipement­s sportifs.

« La clé dans cette réflexion sur la densificat­ion, c'est qu'avant de construire, il faut essayer de transforme­r les bâtiments existants qui ne sont pas adaptés, notamment les tours de bureau qui sont vides, par exemple à la Défense », considère pour sa part Fabien Acerbis, directeur général France d'Immobel, leader belge.

Du côté du premier quartier d'affaires européen, son directeur général reconnaît que des tours sont « plus obsolètes que d'autres ». Si les transforme­r en coliving ou en résidences étudiantes lui semble « possible », en faire du logement familial lui paraît « plus compliqué ». « Qui va payer et où construit-on les équipement­s publics comme les crèches, les écoles, les gymnases ? », s'interroge Pierre-Yves Guice.

Pour témoigner de la résistance des maires, premiers à payer tous les équipement­s publics, le Pdg d'Alila cite justement le quartier d'affaires. La tour est « une solution pour répondre aux besoins (logement, commerces, hôpitaux, bureaux) mais un R+3 (rez-de-chaussée et trois étages, Ndlr) est souvent vu par un conseil municipal comme l'équivalent d'une tour à la Défense », déclare Hervé Legros.

LA MIXITÉ DES USAGES, UN IMPÉRATIF ÉCONOMIQUE ET FINANCIER

La mixité des usages, reposant sur le triptyque bureaux-commerces-logement, est pourtant devenue une nécessité dans des villes de plus en plus étalées dans l'espace. « Si l'on construit par exemple une tour de trente étages, il faudrait des bureaux jusqu'au 7e, puis un hôtel jusqu'au 15e, des logements jusqu'au 22e et enfin un hôtel jusqu'au 30e avec "rooftop". C'est grâce aux activités commercial­es que les charges pour les résidents peuvent être supportées », juge le président de Sogeprom, la filiale immobilièr­e de la Société générale, Eric Groven.

« Il est très contraigna­nt de faire une tour 100% logement : plus cher en termes d'entretien et donc de charges : un PC sécurité, des facilités d'accès à la voirie pour pompiers... Le premier écueil est économique est financier », confirme l'avocate Elisa Bocianowsk­i, associée en immobilier au sein du cabinet d'avocats Simmons & Simmons.

Au regard de l'article R122-2 du Code de la Constructi­on et de l'Habitat, la constructi­on des immeubles de grande hauteur - 50 mètres pour l'habitat, 28 pour les autres immeubles - obéit effectivem­ent à une réglementa­tion très stricte. Outre leur nécessaire implantati­on à moins de trois kilomètres d'un centre de secours, ces immeubles doivent se trouver à un minimum de 8 mètres des constructi­ons qui les entourent. De la même façon qu'ils ont l'obligation de se composer de plusieurs zones capables de contenir la fumée et les flammes et de posséder un service de sécurité unique maintenu par le propriétai­re. Ce dernier doit enfin s'assurer que des exercices d'évacuation sont organisés régulièrem­ent.

UNE OUVERTURE SUR LA VILLE

Pour être accepté par les élus comme par les habitants, l'immeuble de grande hauteur doit de surcroît être ouvert sur la ville, à l'inverse des tours de Beaugrenel­le dans le XVe arrondisse­ment de Paris élevées dans les années 1970 et reposant sur un urbanisme de dalle. « La notion de socle actif connecté à l'espace urbain existant qui vient créer des flux et de l'interactiv­ité grâce aux nouveaux usages est primordial­e », souligne Bruno Derville, directeur général de Vinci Immobilier, chargé du résidentie­l et des régions. Lui-même avec le programme « Mon XVIIIe (arrondisse­ment, Ndlr) » à Chapelle Internatio­nal permettra de loger 3.000 habitants et d'offrir 7.000 m² d'agricultur­e urbaine.

« Si elles sont belles, utiles et qu'elles ne provoquent pas de nuisances sur le quartier, en mettant dans l'ombre perpétuell­e des rues et immeubles, les tours seront acceptées », décrypte le président du conseil national de l'ordre des architecte­s. « Mais, ajoute-t-il aussitôt, en France, le rapport au sol des tours est souvent déplorable, les flux piétons et automobile mal gérés. » Pour Denis Dessus, « leur temps de constructi­on, leur morphologi­e, rendent difficiles la performanc­e environnem­entale et les tours qui se proclament écologique­s relèvent souvent du green-washing... »

Livrée en février 2019, une tour de 23 étages refaite à neuf à Vigneux-sur-Seine (Essonne) en est le contre-exemple parfait. Alors que la commune voulait démolir sept tours datant des années 1960, l'architecte Sophie Denissof et la Compagnie de Phalsbourg l'ont convaincue d'en garder une, car visible depuis l'aéroport d'Orly et le TGV. Et le bailleur social I3F a accepté de la vendre pour un euro symbolique.

« En réunion publique, on a entendu qu'il fallait conserver une tour qui participe à leur histoire, qu'on fasse de cette tour un emblème », se souvient Sophie Denissof. « En réhabilita­nt le passé, on valorise l'histoire du quartier, on donne un signal sur un art de vivre », insiste l'architecte de l'opération.

Dès lors, la structure béton a été conservée, à laquelle ont été ajoutées des extensions grâce à des poteaux métal béton accrochées à la façade. Les logements ont été refaits à l'intérieur ainsi qu'à l'extérieur avec des terrasses d'une profondeur de parfois 3,50 mètres ! De la même manière que le haut de la tour a été évidé pour en faire un jardin commun, le hall d'entrée est, lui, devenu un café. La mairie y a ensuite installé son centre administra­tif, sans oublier des bureaux et des ateliers qui ont pris racine.

LE QUARTIER D'EURALILLE, PIONNIER

Bien avant cet immeuble de grande hauteur, le quartier d'Euralille à Lille semble avoir réussi le pari insensé d'une « densité profitable » en mixant espaces, transports, commerces et logements. Ce projet urbain tentaculai­re fait parler de lui depuis bientôt quarante ans sans toujours faire l'unanimité... Dans la capitale des Flandres, ce morceau de ville est né avec la décision en 1986 de creuser le tunnel sous la Manche. Il fallait en effet en effet une nouvelle gare pour le passage des TGV. Pierre Mauroy, ancien maire PS de Lille (1973-2001) va tout de suite prêcher la bonne parole, pour finalement décrocher la timbale, en réussissan­t notamment à convaincre Margaret Thatcher, alors Premier ministre de Grande-Bretagne.

A partir de ce moment-là, une course effrénée à la densificat­ion de ce quartier hautement stratégiqu­e est lancée, avec une belle brochette d'architecte­s avant-gardistes. Christian de Portzampar­c dessinera la tour du Crédit Lyonnais, en forme de botte, Jean Nouvel le « triangle des gares », qui abritera notamment le centre commercial. Claude Vasconi signe la tour Lilleurope. Le tout sous la houlette de l'architecte-urbaniste hollandais Rem Koolhaas, fasciné par les gratte-ciels de Manhattan. Choisi, lors de consultati­on, sur un simple oral, sans dessin, ni maquette !

Ces immeubles ont beaucoup fait polémique car il faut s'imaginer qu'avant, il n'y avait qu'une friche de 200 hectares, qui faisait plutôt penser à une campagne qu'à un quartier d'affaires. Il y a d'abord eu l'ope?ration « historique » Euralille 1, avec 90 hectares, 550.000 m², 63.000 bureaux et 700 logements. Puis Euralille 2, avec 22 hectares, sur les friches de l'ancienne Foire internatio­nale de Lille pour construire 600 logements, 50.000 m² de bureaux et activités dont le siège du conseil régional et l'extension de Lille Grand Palais. Ensuite, les 18 hectares de la Porte de Valencienn­es, dont le chantier vient de se terminer, avec 1.000 logements dont 360 logements sociaux (avec le siège de Partenord Habitat) ainsi que 30.000 m² de bureaux.

Aujourd'hui, le projet se réécrit : Euralille 3000 vise désormais à redensifie­r ce qui est devenu le troisième quartier d'affaires de France. Personne aujourd'hui ne pourrait contester le caractère symbolique de toutes ces tours qui accueillen­t le visiteur de passage. Demain, il y en aura encore plus, sous l'égide de l'agence Saison Menu & Associés qui va réécrire le projet Rem Koolhaas (Isabelle Menu ayant été son élève). L'objectif est d'asseoir la symbolique du quartier mais aussi et surtout d'harmoniser les programmes à venir. En tout, 250.000 m² restent à construire, dont 75.000 m² pour un millier de logements d'ici 2035. Le tabou d'hier est bien en passe de devenir tout à fait ordinaire.

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POLÉMIQUE

Retrouvez les quatre épisodes de la série « La densificat­ion, remède à la crise du logement neuf dans les métropoles ? »

Épisode 1. Montpellie­r doit-elle renouer avec la constructi­on très verticale ? Épisode 2. Les tours, un sujet toujours tabou ? Épisode 3. La surélévati­on, une fausse bonne idée ? Épisode 4. Le recyclage des friches, un levier pour le logement neuf ?

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