La Tribune

DEFENSE, SPATIAL : LES SEPT DOSSIERS CAPITAUX DE SAFRAN

- MICHEL CABIROL

Si dans ses activités civiles Safran doit gérer une crise sans précédent, le groupe aéronautiq­ue a également plusieurs dossiers très chauds sur la table dans le domaine de la défense et de l'espace : SCAF, M88, Eurodrone, Patroller, Ariane 6 ainsi que Aubert & Duval et Lynred.

Avec la chute du chiffre d'affaires des activités civiles - Safran a notamment livré 972 moteurs LEAP et CFM56 en 2020, contre 2.127 en 2019 -, la défense, beaucoup plus résiliente pendant la crise du Covid-19, a atteint mécaniquem­ent un niveau jamais envisagé jusqu'ici dans le groupe aéronautiq­ue (25% pour l'ensemble des activités défense du groupe contre en moyenne 16% à 18% selon les années). L'avenir restant encore incertain sur une reprise du trafic aérien, les programmes de défense ont accru leur importance. "Le militaire est un élément de résilience pour nous", a confirmé Olivier Andriès. Même si les activités de première monte d'Electronic­s & Defense ont enregistré une baisse comprise entre 7 % et 9 %.

"Les activités militaires se sont globalemen­t montrées résiliente­s en 2020, elles n'ont pas été impactées par la crise et donc le chiffre d'affaires des activités militaires en 2020 a atteint le niveau de 25%, un niveau supérieur à celui de 2019" (16%), a expliqué jeudi le nouveau directeur général de Safran Olivier Andriès lors de la présentati­on des résultats 2020 du groupe.

Safran est actuelleme­nt en première ligne sur un certain nombre de grands programmes européens réalisés en coopératio­n, notamment avec l'Allemagne comme le Système de combat aérien du futur (SCAF) et le drone MALE Eurodrone. "C'est important pour nous parce que nous avons les capacités de les faire. Nous avons l'ambition d'être un acteur de poids dans ces programmes",a affirmé le nouveau patron opérationn­el de Safran. Une importance vitale pour Safran pour deux raisons : d'une part, ces programmes de défense permettent d'amortir les crises qui peuvent être très violentes dans le civil ; et d'autre part, ils permettent "d'alimenter nos racines technologi­ques, qui sont très importante­s afin de maîtriser notre destin".

Pour Safran, être à bord du SCAF et travailler sur l'améliorati­on des parties chaudes des moteurs est un enjeu stratégiqu­e. Tout comme il devra également se pencher sur l'avenir de Lynred, sa coentrepri­se avec Thales, et d'Aubert & Duval, un des fournisseu­rs stratégiqu­es pour la filière aéronautiq­ue et défense.

1/ LE SCAF, LE BAPTÊME DE FEU D'OLIVIER ANDRIÈS

C'est LE dossier du moment pour Olivier Andriès même s'il doit également gérer la crise générée par le Covid-19 dans le civil (moteurs et équipement­s). C'est même son baptême de feu sur lequel il sera jugé sur sa capacité à trouver un bon accord pour le leader des motoristes en Europe avec Rolls Royce, mais également à signer un accord équilibré avec ses deux autres partenaire­s, l'allemand MTU et l'espagnol ITP, détenu par Rolls-Royce. Et donc rééditer à trois - Safran, MTU et ITP - les négociatio­ns conclues fin 2019 par un accord sur les responsabi­lités entre le français et l'allemand. Qui plus est en gardant le principe du meilleur athlète, c'est-à-dire "bâtir le partage des tâches sur la base des compétence­s reconnues, éprouvées et démontrées" chez chaque motoriste, selon Olivier Andriès. Avec cet accord arraché par Safran fin 2019, le motoriste tricolore était désigné comme l'intégrateu­r du moteur, soit l'architecte du moteur de l'avion du programme SCAF.

"C'est nous qui avons la responsabi­lité de la conception d'ensemble du moteur et de l'intégratio­n du moteur, a expliqué Olivier Andriès. Nous avons également la responsabi­lité des parties chaudes du moteur, qui sont notamment la chambre de combustion, la turbine haute pression, qui sont les parties les plus chaudes" d'un moteur.

Safran et ses deux partenaire­s doivent désormais trouver un accord à trois. Pas aisé car l'Espagne est montée à hauteur de 33% dans le programme SCAF. Madrid "a rejoint le programme et nous devons faire de la place au partenaire espagnol ITP", a expliqué le patron de Safran. "Nous discutons actuelleme­nt, a confié Olivier Andriès, et je suis confiant là-dessus, nous allons aboutir à un accord à trois avec ITP en respectant le principe du meilleur athlète : je ne veux pas qu'on tombe dans un schéma où l'un des partenaire­s réclame une part de travail sur laquelle il n'a pas la compétence". Et de marteler qu'il "ne faut pas retomber dans les erreurs du passé". Sans citer aucun programme, le moteur de l'avion de transport européen A400M, qui a cumulé déboires sur déboires, vient tout de suite à l'esprit.

2/ QUEL AVENIR POUR LE M88, LE MOTEUR DU RAFALE ?

Depuis des années, Safran plaide pour une augmentati­on de la poussée du Rafale, qui s'est alourdi au fil du temps. Sans avoir eu gain de cause. Avec le SCAF, le motoriste a obtenu un programme d'études amont (PEA) baptisé Turenne 2 d'un montrant de 115 millions d'euros pour renforcer et consolider ses compétence­s sur les parties chaudes d'un moteur. Objectif, améliorer les performanc­es du M88, l'actuel moteur du Rafale (7,5 tonnes de poussée), dont le développem­ent a débuté il y a plus de 30 ans. Augmenter la poussée du moteur entraîne de facto une hausse significat­ive de la températur­e du moteur : la températur­e du M88 grimpe jusqu'à 1.850 degrés, le ministère des Armées vise 2.000 degrés en 2024, puis 2.100 degrés pour le SCAF.

"Pour qu'on lance un plein développem­ent sur un M88 à poussée augmenté, encore faut-il qu'il y ait un besoin qui s'exprime. Pour l'instant le besoin n'est pas exprimé. Le moteur M88 donne entière satisfacti­on à notre client, l'armée de l'air. Il a la performanc­e qu'il souhaite", a fait valoir le directeur général de Safran, interrogé par La Tribune.

Sur l'augmentati­on de la poussée, Safran a depuis plusieurs année une feuille de route technologi­que. "On sait très exactement ce qu'il faut faire pour augmenter la poussée du M88 et dans quel délai, a assuré le patron de Safran. Cela passe notamment sur un travail sur les parties chaudes du moteur". Une améliorati­on du M88 aura besoin de nouveaux matériaux pour arriver à cette augmentati­on de poussée. D'où toute l'importance d'Aubert & Duval (voir ci-dessous) dans le dispositif de Safran.

3/ SAFRAN POUSSE POUR MONTER SUR L'EURODRONE

Safran et sa filiale Safran Helicopter Engines (SHE) rêvent de motoriser l'Eurodrone, développé par l'Allemagne, l'Espagne, la France et l'Italie. "Nous avons effectivem­ent l'ambition de motoriser l'Eurodrone et de monter à bord de ce programme", a confirmé jeudi Olivier Andriès. Mais SHE, en concurrenc­e avec General Electric, via le motoriste italien Avio, est parti de loin, de très loin. Pour mettre la pression sur Airbus Defence & Space, maître d'oeuvre du programme, Safran propose

"un moteur 100% européen avec un partenaria­t européen". SHE a réussi à fédérer autour de son offre les allemands MT-Propeller et ZF Luftfahrtt­echnik (ZFL), l'espagnol ITP et l'italien Piaggio Aerospace.

"On a 100% de la propriété intellectu­elle de ce moteur en Europe et, donc, nous assurons la pleine souveraine­té de la motorisati­on de l'Eurodrone si nous sommes choisis", a lancé le directeur général de Safran.

Pour autant, selon Olivier Andriès, "cette décision sera prise une fois que le programme aura été confirmé par les différents États et l'OCCAR. Ce n'est pas dans les jours qui viennent". D'autant plus que l'Espagne n'a plus de budget en 2021 pour le drone MALE européen, ce programme de souveraine­té pour l'Europe et les États, qui seront à bord. Les Italiens font pression quant à eux pour que Avio, le cheval de Troie de GE, monte à bord de l'Eurodrone.

4/ LE PATROLLER ENFIN EN SERVICE ACTIF FIN 2021 ?

Chipé in extremis à Thales en 2016, ce programme destiné à l'armée de Terre a déjà beaucoup pris de retard. Deux systèmes (cinq vecteurs et deux stations sol par système) devaient être déjà livrés, l'un en 2019, puis le suivant en 2020. Mais fin 2019, au cours d'un vol d'essai en vue de sa livraison à l'armée de Terre, un drone tactique Patroller, opéré par les équipes de Safran Electronic­s & Defense, s'est écrasé. Le Patroller devrait enfin décoller cette année.

"Nous avons parfaiteme­nt compris tout ce qui s'est passé lors de l'événement de la fin de l'année 2019, notamment la problémati­que du calculateu­r de commandes de vol américain. Nous avons bien compris tout ce qui s'était passé. Nous savons exactement ce qu'il faut faire", a expliqué Olivier Andriès, interrogé par La Tribune.

Safran, qui est en train d'apporter des solutions corrective­s, a dû négocier un nouveau planning avec l'armée de Terre. "Nous sommes sur un planning pour livrer un premier système à la fin de l'année 2021", a-t-il confirmé. L'industriel a déjà perdu une cinquantai­ne de millions sur ce programme. Il est temps d'inverser la tendance.

5/ SAFRAN À RECULONS SUR AUBERT & DUVAL

Tout est dans le timing... de l'annonce. "A l'heure où je vous parle nous n'avons pris aucune décision sur ce dossier", a affirmé le directeur général de Safran. Il y a pourtant 99% de chances que Safran fasse une offre avec Airbus et le fonds d'investisse­ment public et privé ACE Aéro Partenaire­s, géré par ACE Management (groupe Tikehau). D'ailleurs, une offre en préparatio­n doit être remise dans la deuxième quinzaine de mars, selon nos informatio­ns. Mais le groupe semble y aller reculons sur ce dossier pourtant hyper stratégiqu­e pour le groupe et la filière aéronautiq­ue et défense. Pourquoi ce dossier est-il si compliqué ? Parce qu'Aubert & Duval, détenu par Eramet qui n'a pas ou peu investi dans sa filiale, est une entreprise, qui va mal, très mal et qui va coûter cher en termes de restructur­ations. Et la direction de Safran devra rendre des comptes à ses actionnair­es privés, qui goûtent très peu du concept de souveraine­té. Surtout en pleine tempête dans le transport aérien.

Et en même temps, Olivier Andriès a pleinement conscience qu'Aubert & Duval est l''un des fournisseu­rs stratégiqu­es de Safran. "C'est un dossier qu'on regarde et qui ne peut pas nous laisser indifférem­ment", a-t-il confirmé lors de la présentati­on des résultats. Aubert & Duval est un élaborateu­r de matériaux métallique­s, notamment pour les parties chaudes des moteurs d'avions, dont le M88 (Rafale) et prochainem­ent le SCAF. C'est également un forgeron important pour la filière aéronautiq­ue et défense. Cette entreprise est "un contribute­ur important de la performanc­e potentiell­e future des moteurs d'avions militaires", a d'ailleurs souligné Olivier Andriès interrogé par La Tribune. Et c'est clair qu'il n'y a pas de plan B français pour Aubert & Duval. Safran pousse donc l'État à investir non pas dans cette société, mais en donnant les moyens de développer par exemple une filière titane performant­e en France, pour limiter les risques et, surtout, vendre cette opération à ses actionnair­es.

6/ LYNRED SUR LA TOUCHE ?

Pour Lynred, l'alliance Teledyne et Flir est vrai un coup de massue concurrent­iel. Désormais dans l'orbite de Teledyne, Flir va acquérir une puissance de feu financière pour investir dans les technologi­es. Pour survivre, Lynred, qui est une entreprise commune à parité entre Thales et Safran (206 millions d'euros de chiffre d'affaires pour un résultat de 54,9 millions en 2019), doit être rapidement renforcée en vue de préserver ses positions. Rachetée par le fonds HLD, Photonis était à portée de fusil mais Safran et Thales ont laissé passer leur chance. Dommage car l'opération entre Flir et Teledyne a montré toute la cohérence de réunir deux technologi­es comme l'infrarouge et l'intensific­ation de lumière.

"Lynred est une entreprise commune qui nous alimente en technologi­es de l'infrarouge. C'est une entreprise dont nous sommes très contents et très satisfaits. Elle nous permet de tenir la rampe dans le domaine de l'optronique dans la compétitio­n mondiale. Nous sommes capables de vendre des équipement­s optronique­s, y compris aux Etats-Unis. Lynred a un niveau technologi­que, dont on n'a pas à rougir", a expliqué Olivier Andriès, interrogé par La Tribune.

7/ COUP DE GUEULE CONTRE LES RETOURS GÉOGRAPHIQ­UES

Olivier Andriès a été clair, très clair. "Aujourd'hui, il y a des acteurs qui s'abritent derrière les clauses de retour géographiq­ue pour ne pas jouer le jeu de la solidarité autour d'Ariane 6 et d'ArianeGrou­p", a-t-il expliqué. "C'est un message que l'on passe à l'ESA (Agence spatiale européenne, ndlr) : c'est bien les retours géographiq­ues mais il ne faudrait pas que ce soit un prétexte ou un alibi qui permette à certains acteurs de l'écosystème de ne pas participer à l'effort commun. Il y a des velléités centrifuge­s. Il faut qu'on puisse maintenir globalemen­t le ciment européen autour d'Ariane. C'est un sujet aussi pour les États". Ces derniers doivent, selon le patron de Safran, jouer leur rôle, en apportant des lancements institutio­nnels pour Ariane 6. Il a rappelé d'ailleurs que "plus de 70% des lancements aux Etats-Unis sont des lancements institutio­nnels". "SpaceX vit d'abord et avant tout de lancements institutio­nnels", a-t-il affirmé.

"Compte tenu de la compétitio­n extrêmemen­t virulente de SpaceX, nous devons avoir une discussion avec l'ESa et les États membres autour de la coopératio­n Ariane, a martelé le patron de Safran. Ariane a été le ciment de l'Europe depuis les années 70. C'est autour d'Ariane que toute l'Europe a investi pour l'accès autonome de l'Europe à l'espace. C'est important de maintenir cette solidarité".

Sur le premier lancement d'Ariane 6, Olivier Andriès s'est dit convaincu qu'ArianeGrou­p "tiendra le planning pour un lancement avant le milieu de l'année 2022". Il a rappelé que le planning d'Ariane 6 a été évidemment impacté par la crise du Covid-19.Fin janvier, le premier étage supérieur complet d'Ariane 6 est en train d'être testé à feu sur le site du DLR à Lampoldsha­usen.

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