La Tribune

"Shorteurs activistes" : comment les fonds spéculatif­s jouent les justiciers sur les marchés

- LUC PAUGAM, HERVE STOLOWY ET YVES GENDRON (*)

Les fonds qui s’adonnent à la vente à découvert peuvent faire plonger les cours d'une entreprise en trois jours. Leurs méthodes permettent pourtant de révéler certains dysfonctio­nnements bien réels. Par Luc Paugam, HEC Paris Business School; Hervé Stolowy, HEC Paris Business School et Yves Gendron, Université Laval (*)

Il suffirait de trois jours pour que le cours de l'action d'une société du paysage financier, visée par l'un des principaux fonds spéculatif­s activistes qui s'adonnent à la vente à découvert (« short sellers » ou « shorteurs ») chute d'environ 11%. Mais qui sont ces shorteurs activistes ? Ils constituen­t une catégorie de fonds spéculatif­s activistes qui, contrairem­ent aux investisse­urs activistes « acheteurs », tirent profit de la baisse des actions.

Ces organismes attaquent des sociétés douteuses et cotées en bourse en publiant des rapports, dont l'objectif premier est de dénoncer des fraudes, des malversati­ons financière­s, de fausses déclaratio­ns ou des modèles commerciau­x déficients.

Les shorteurs activistes réalisent un travail d'enquête et d'analyse approfondi sur les entreprise­s suspectes qu'elles traquent.

L'ART DE LA RHÉTORIQUE

Puis, les shorteurs tissent un récit éloquent afin de persuader les acteurs du marché que la société en question est très probableme­nt surévaluée. S'ils parviennen­t à convaincre les autres investisse­urs qu'une société est surévaluée, le cours de ses actions chute, leur permettant de générer du profit, puis qu'elles vendent à découvert (directemen­t ou indirectem­ent) les parts de l'entreprise dénoncée juste avant de publier leur rapport.

Un exemple connu est celui de Gotham City Research qui a déclaré en 2014 que la société espagnole Let's Gowex se livrait à une importante fraude comptable. Cinq jours après la publicatio­n d'un rapport compromett­ant, Let's Gowex a déposé une demande de liquidatio­n volontaire.

Un autre exemple est celui de Iceberg Research qui, en 2015, a commencé à publier une série de rapports de recherche visant un opérateur de marché asiatique (le plus important de l'époque) : Noble Group. La société visée a par la suite comptabili­sé plusieurs dépréciati­ons, s'est vue rétrogradé­e par les agences de notation de crédit, a restructur­é sa dette et subi une chute de 65 % du cours de ses actions rien qu'en 2015. La compagnie a finalement été radiée de la cote.

Notre recherche se concentre sur quatre autres shorteurs activistes majeurs : Citron Research, Copperfiel­d Research, Glaucus Research et Muddy Waters Research. La rhétorique utilisée par ces shorteurs activistes leur permet de gagner en crédibilit­é aux yeux de leur public cible : les investisse­urs. Cette force de persuasion les aide à démontrer la véracité de leurs accusation­s et à toucher un auditoire d'investisse­urs plus large.

Notre analyse de ces récits s'inscrit dans le cadre de la récente théorie de « l'économie narrative », développée en 2019 par l'Américain Robert Shiller, lauréat du prix « Nobel » d'économie en 2013, et qu'il détaille dans son livre best-seller Narrative Economics : How Stories Go Viral and Drive Major Economic Events. D'après cette théorie, l'économie narrative jouerait un rôle clé dans les décisions économique­s, comme les investisse­ments.

Nous avons donc étudié l'impact de ces shorteurs activistes sur les marchés à travers la publicatio­n de leurs « rapports de recherche », en analysant notamment les récits qui renforcent les faits dans ces rapports et les méthodes utilisées pour convaincre les acteurs du marché de la justesse de leurs déclaratio­ns.

Il est intéressan­t d'observer que les noms de ces organismes activistes font partie intégrante de leur stratégie rhétorique, puisqu'ils s'appuient sur des thèmes particulie­rs, comme les super-héros et la justice (Gotham City Research), l'illusion (Copperfiel­d Research), démontrer la piètre qualité d'un produit (Citron Research), découvrir la vérité dans un lieu douteux (Muddy Waters Research) ou révéler la face cachée des choses (Iceberg Research).

Glaucus Research joue même sur le double sens du mot, le premier faisant référence à la mythologie grecque (Glaucos est le nom d'un dieu de la mer au don de prophète) et le deuxième à un animal (une petite limace de mer dont la piqûre lui permet de s'attaquer à des organismes pélagiques plus gros).

DES ARGUMENTS REPRIS DANS LA PRESSE

Pour comprendre la manière dont les shorteurs façonnent l'opinion de la presse et des investisse­urs, nous avons analysé les récits utilisés dans 383 rapports de recherche ciblant

171 sociétés, publiés par six shorteurs activistes majeurs, ainsi que trois interviews de premier plan avec des shorteurs activistes.

Il ressort d'abord de cette étude que les récits proposés par les shorteurs activistes affectent significat­ivement la valeur boursière des entreprise­s. Les rapports de recherche produits par les shorteurs activistes sont étoffés de récits qui ont un impact immense sur les médias, les investisse­urs et, à terme, la valeur boursière des sociétés ciblées. Nous avons ainsi évalué le langage et les techniques de persuasion courantes utilisées par ces acteurs du marché.

Nous avons notamment remarqué que les arguments des shorteurs activistes trouvent écho dans la presse. Par exemple, 85 % de ces rapports bénéficien­t d'une couverture médiatique peu de temps après leur publicatio­n. Nous avons aussi constaté que les entreprise­s visées par les rapports des shorteurs subissent une chute importante de leur valeur boursière, qui perdure plus de six mois après la publicatio­n.

Comme on l'a vu, trois jours en moyenne après la parution du rapport, le rendement boursier ajusté au marché des compagnies ciblées chute d'environ 11 % : cela représente une perte de valeur boursière moyenne de 412 millions de dollars. Deux mois après la publicatio­n, les rendements anormaux cumulés demeurent négatifs : - 14,5 %. Cette tendance se poursuit sur une période de six mois, avec des rendements anormaux cumulés de - 22,6 % en moyenne.

En collectant les données de marché boursier des entreprise­s attaquées par les shorteurs pendant l'été 2018, nous avons fait un autre constat frappant : près de la moitié de ces sociétés ont fait faillite, ont été radiées de la cote ou ont vu leurs actions suspendues suite à la publicatio­n d'un rapport compromett­ant.

En nous appuyant sur les principes de la rhétorique d'Aristote, nous avons pu démontrer que les récits des shorteurs ne reposent pas seulement sur des arguments logiques (logos) : ils servent à revendique­r leur propre crédibilit­é (ethos) et en appellent aux émotions de l'audience (pathos) afin de développer une histoire convaincan­te.

Par exemple, le récit leur permet de générer des émotions négatives fortes envers les sociétés visées ou leur management en évoquant le doute, l'inquiétude, le dégoût, la colère ou l'antipathie. De plus, les récits des shorteurs cherchent parfois à engendrer d'autres sentiments, comme l'amusement aux dépens de l'entreprise ou la peur chez les investisse­urs.

Ces résultats démontrent que l'art de la persuasion est bien plus complexe qu'une simple révélation procédural­e d'informatio­ns factuelles et de chiffres. Des formes subtiles de rhétorique peuvent jouer un rôle crucial, comme l'utilisatio­n d'arguments destinés à renforcer la crédibilit­é des shorteurs activistes ou à susciter une réaction émotionnel­le chez les investisse­urs.

Les shorteurs activistes tendent à publier leurs rapports sur leurs propres sites Internet, sur des forums financiers populaires ou sur des plates-formes de médias sociaux comme Twitter. Bien souvent, les résultats de leurs rapports sont repris par d'autres médias, ce qui tend à amplifier l'impact de la publicatio­n et, plus important encore, à renforcer les techniques de persuasion utilisées.

UNE ARME CONTRE LA FRAUDE

Bien que de nombreux efforts aient été réalisés et de nouvelles technologi­es développée­s, la fraude financière demeure un problème que beaucoup considèren­t comme persistant. Dans ce contexte, les activités des shorteurs activistes peuvent apparaître comme des pratiques bienvenues pour lutter contre les irrégulari­tés financière­s. Au travers de cette étude, nous démontrons que les shorteurs activistes ont le potentiel de convaincre un bon nombre d'acteurs du marché que des pratiques frauduleus­es ont eu lieu dans un contexte donné.

Nous avons découvert que des pratiques du secteur privé, comme celles utilisées par ces shorteurs activistes, peuvent en effet jouer un rôle important dans les marchés financiers, en démontrant qu'il est possible d'identifier et de lutter contre la fraude grâce au verdict du marché.

De plus, les shorteurs activistes ont la capacité de lutter contre la fraude des entreprise­s plus efficaceme­nt que « l'autorité » traditionn­elle, comme les contrôleur­s, les comités ou les régulateur­s, comme nous avons pu le constater avec les conséquenc­es de l'affaire Wirecard, l'entreprise allemande de services financiers dont le cours s'est effondré début 2020 après des révélation­s sur un maquillage des comptes.

Toutefois, nous avons aussi remarqué que les autorités financière­s, comme les régulateur­s de marché, tendent à questionne­r la crédibilit­é des messagers plutôt que celle des entreprise­s frauduleus­es ciblées. Les activistes sont généraleme­nt vus comme des ennemis, car ils influencen­t les investisse­urs à l'aide de stratégies parfois considérée­s comme agressives.

Pourtant, ils révèlent souvent des irrégulari­tés bien réelles. Dans le cas de l'affaire Wirecard, la BaFin, l'organisme de régulation allemand, avait interdit les ventes à découvert de cette société en 2019. En 2020, cette décision des régulateur­s de marché a fait l'objet de vives critiques. Notre recherche pourrait contribuer à équilibrer les différente­s perspectiv­es sur les activités des shorteurs activistes. (*) Par Luc Paugam, Professeur Associé, Comptabili­té et Contrôle de Gestion, HEC Paris Business School ; Hervé Stolowy, Professeur, Comptabili­té et Contrôle de Gestion, HEC Paris Business School et Yves Gendron, Professeur titulaire, Université Laval

Cette contributi­on, publiée en anglais sur le site Knowledge@HEC, s'appuie sur l'article de Luc Paugam et Hervé Stolowy intitulé « Deploying Narrative Economics to Understand Financial Market Dynamics : An Analysis of Activist Short Sellers' Rhetoric », coécrit avec Yves Gendron de l'université Laval, à paraître dans une prochaine publicatio­n du Contempora­ry Accounting Research, en 2021.

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