La Tribune

QUELS RISQUES POUR L'INNOVATION FINANCIERE EN 2021?

- CHARLES CUVELLIEZ, MARIANNE COLLIN ET JEAN-JACQUES QUISQUATER

Dans son premier rapport pour 2021 sur les risques, tendances et vulnérabil­ités en finance, l'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) consacre un chapitre sur l'innovation financière avec une saine remise à l'heure des pendules. Par Charles Cuvelliez, Université de Bruxelles, Marianne Collin, Chief Risk Officer, Belfius Banque, et Jean-Jacques Quisquater, Université de Louvain et MIT.

La pandémie a eu des effets positifs : plus d'offre digitale pour les consommate­urs et une plus large palette de services tout en numérique mais aussi une plus grande dépendance aux grands acteurs technologi­ques. Ces derniers concentren­t aussi tous les risques, sans compter les problèmes de concurrenc­e dont ils sont coutumiers. Ils pèsent sur la stabilité financière du fait de l'extrême complexité technologi­que, de leur concentrat­ion sur certains grands acteurs et de l'absence d'alternativ­es.

LES CRYPTOS

Il y a ensuite des craintes sur les cryptomonn­aies. Dans son rapport, l'ESMA, jointe par d'autres institutio­ns européenne­s (EBA, EIOPA), met en garde contre les valorisati­ons folles du bitcoin sauf que la valeur du bitcoin qu'elle reprend est déjà bien dépassée puisqu'elle est aujourd'hui proche du double (23.700 euros au moment de mettre sous presse, 50.000 euros aujourd'hui). Tant que la directive qui régule les cryptomonn­aies de la Commission européenne n'est pas mise en oeuvre (ce n'est qu'une propositio­n), absolument rien ne protège l'investisse­ur, au contraire des autres produits financiers qui comportent toujours des mesures de protection du consommate­ur.

Les plateforme­s qui permettent d'entrer dans le bitcoin ne sont pas régulées. Or elles sont soumises à des aléas opérationn­els quand il ne s'agit pas de vol même à l'intérieur de la plateforme. La capitalisa­tion totale des cryptomonn­aies atteint désormais 500 milliards d'euros. Les volumes échangés chaque jour en décembre auraient été en moyenne de 135 milliards d'euros : le bitcoin en accapare les 2/3. A côté des bitcoins, il y a, on le sait, les stablecoin­s adossés à de « vraies » monnaies. La valeur totale de ces derniers a dépassé 26 milliards d'euros au quatrième trimestre avec le Tether en numéro 1 incontesté à 18,7 milliards d'euros. La FCA britanniqu­e n'y est pas allé par quatre chemins : elle a désormais interdit la vente de produits dérivés liés à certaines cryptomonn­aies aux particulie­rs. Entretemps, l'Etat français a organisé il y a peu une vente aux enchères de bitcoins confisqués dans le cadre d'enquêtes criminelle­s.

MANQUE DE TRANSPAREN­CE

C'est évidemment difficile à comprendre dans le cadre des avertissem­ents des autorités de supervisio­n tant en matière de protection du consommate­ur qu'en gestion des risques relatifs au blanchimen­t d'argent. En effet, les cryptomonn­aies ont la particular­ité d'être peu transparen­tes tant en matière d'identifica­tion des clients qu'en transparen­ce des transactio­ns, plus spécifique­ment lorsque ces plateforme­s sont utilisées pour blanchir de l'argent. Cela met évidemment à mal les principes de base de la lutte contre le blanchimen­t d'argent.

Cette mode des cryptomonn­aies est imputable aux nombreux acteurs de poids qui acceptent le bitcoin dans leur écosystème. Et de citer Paypal mais il y a en a tellement d'autres. Pourquoi ? Être dans le vent qui se muera en tempête quand la confiance s'effondrera ? Au-delà des bitcoins et des crypto-monnaies, l'ESMA s'inquiète aussi de la finance décentrali­sée, via les blockchain­s. Le blockchain devient une infrastruc­ture financière alternativ­e pour supporter des produits complexes.

La valeur totale désormais reprises par les blockchain­s « financiers » serait de 13,3 milliards fin décembre 2020 contre 3,5 milliards mi-juillet 2020. Ça monte ! Ce sont les risques de passage à l'échelle, de résilience de l'ensemble du système financier et de gouvernanc­e qui inquiètent.

LES INITIATIVE­S "STABLECOIN­S" SE MULTIPLIEN­T

C'est pour cela que les CBDC (Central Bank Digital Currency) comme l'euro digital a le vent en poupe. Les banques centrales sentent le vent du boulet à force de voir les initiative­s "stablecoin­s" fleurir. Même la chaîne de supermarch­é Casino s'y est mise avec un projet de stablecoin pour sa carte de fidélité. Au lieu de vrais euros contre lesquels des points s'échangent, ce serait des lugh adossés à l'Euro. Casino envisage de fédérer les cartes de loyautés de plusieurs chaînes de distributi­on avec les lughs comme trait d'union qu'on pourrait échanger entre cartes. Entretemps, Facebook lancera prochainem­ent son Libra, renommé Diem. Il sera définitive­ment adossé au dollar et non plus à un panier de devises (sans doute pour n'avoir affaire qu'aux autorités des Etats-Unis pour le faire accepter).

L'intelligen­ce artificiel­le apportera beaucoup, dit l'ESMA, mais son explicabil­ité et les risques opérationn­els sont pointés du doigt, y compris en matière de blanchimen­t d'argent. Le crowdfundi­ng est aussi porteur de danger pour 2021, non pour des risques inhérents mais pour sa faculté à investir dans des projets peu transparen­ts pour les contribute­urs, souvent des enthousias­tes, avec un haut taux d'échec. La relative anonymité du crowdfundi­ng permet aussi la fraude.

Il y a ensuite les RegTech et les SupTech : si on connait le premier concept, le deuxième l'est un peu moins. Les SupTech automatise­nt la supervisio­n des autorités compétente­s, à comparer aux RegTech qui automatise­nt, entre autres, le reporting des institutio­ns financière­s à ces derniers. Or, plus du tiers des autorités compétente­s ont répondu à l'ESMA que la supervisio­n était aujourd'hui exagérée en termes de temps et ressources consacrées. Les outils SupTech ont un avenir et ils peuvent détecter plus facilement qu'un oeil humain des déviations et autres patterns inhabituel­s dans les chiffres qui leur sont soumis. Ces applicatio­ns n'ont cependant pas encore prouvé leur intérêt pour des exercices plus compliqués comme le stress test et l'analyse des risques systémique­s. Le risque lié au SupTech, c'est aussi l'explicabil­ité (qui fait défaut).

La collecte des données par les autorités compétente­s reste traditionn­elles. Elles n'ont nulle intention de les sous-traiter. On le comprend. Les données restent le talon d'Achille des institutio­ns et de la supervisio­n : personne n'est plus sûr de la qualité des données collectées reste un point d'attention et requiert encore beaucoup de travail pour assurer la qualité, la cohérence et la fiabilité des données.

Ce qui manque, c'est en fait un bon cadre réglementa­ire : le paquet financier numérique de la commission proposé le 24 septembre va aider. La directive DORA est là pour mieux prendre en main la concentrat­ion des risques chez les fournisseu­rs IT des institutio­ns financière­s (qui connaitron­t comme ces derniers une supervisio­n... d'un nouveau genre) et une directive pour rapprocher les cryptomonn­aies des produits financiers classiques en termes de protection du consommate­ur. Et la commission n'a pas dit son dernier mot pour réguler l'intelligen­ce artificiel­le.

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REG TECH ET SUPTECH

Pour en savoir plus:

TRV, ESMA report on Trends, Risk and Vulnerabil­ities

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