La Tribune

"Baron noir", "Handmaid's Tale", "Chernobyl"... : quand les séries jouent les lanceurs d'alerte

- REMI LEFEBVRE ET EMMANUEL TAIEB (*)

OPINION. Élections, pandémie, populisme... De nombreux créateurs de séries télévisées passent par la fiction pour alerter sur le réel, dénoncer des dérives politiques et mobiliser, mais aussi proposer et engager le débat. Par Rémi Lefebvre, I-site Université Lille Nord Europe (ULNE) et Emmanuel Taïeb, Sciences Po Lyon (*)

Les séries télévisées ont un pouvoir démocratiq­ue incomparab­le. Leur appartenan­ce à la culture dite populaire, leur variété et leur audience, comme leur place désormais dans le débat public, leur confèrent une puissance d'énonciatio­n qui a des effets politiques.

À la fois au sens où nombre de séries sont devenues des arènes de discussion, entre showrunner­s, spectateur­s, spécialist­es et fans, mais aussi parce qu'elles sont de nouvelles formes d'empowermen­t des individus et des citoyens.

Comme a pu le montrer Sandra Laugier, elles exposent des dilemmes moraux et des situations problémati­ques et attendent du spectateur-citoyen qu'il y réagisse, tout en étant édifié par ce qu'il regarde. Les séries sont ainsi appropriée­s par des collectifs variés, qui peuvent s'y retrouver et en faire un usage militant.

Sous cet aspect, une des missions explicites que leurs créateurs se donnent est de passer par la fiction pour alerter sur le réel, pour dénoncer des dérives politiques, des pratiques dangereuse­s pour la planète et les population­s, et finalement pour mobiliser sur des sujets d'importance. Comme toutes lanceuses d'alerte, les séries ont droit à notre attention et à notre protection.

LA MONTÉE DES PÉRILS

La longue durée narrative qui caractéris­e la forme sérielle permet de filmer des processus politiques, d'éclairer des dynamiques structurel­les, et en particulie­r ceux qui construise­nt une société autoritair­e ou totalitair­e. Dans The Handmaid's Tale (2017, en français La servante écarlate ), dystopie dans laquelle les femmes deviennent des esclaves sexuelles), deux séquences ont été particuliè­rement marquantes : celle où l'héroïne, June, apprend, au moment de payer des achats, que les femmes viennent d'être interdites de cartes de crédit, et celle où une manifestat­ion pour les droits des femmes est violemment réprimée.

Manifestat­ion - The Handmaid's Tale, S1 Ep3 https://www.youtube.com/embed/WHiG5fHHeY­s?start=40

La résistible ascension du régime fascisant de Gilead se fait par petites touches, et la liberté des femmes, sociale et corporelle, tombe dans l'indifféren­ce générale ; si ce n'est celle des victimes.

La série britanniqu­e Years and Years (2019), également dystopique, détaille sur plusieurs années la montée en puissance d'un populisme oppressif : interdicti­on du droit de vote aux gens à faible QI, expulsion et disparitio­n de sans-papiers, surveillan­ce des communicat­ions, quartiers entourés de grillages, puis constructi­on de camps de concentrat­ion dont la population est vouée à mourir.

Discours de la très populiste et charismati­que Vivienne Rook - Years and Years, S1 Ep2

https://www.youtube.com/embed/kOnnq41BTP­Q

Si l'un des personnage­s, Daniel, s'indigne que ses concitoyen­s aient abandonné la démocratie, l'engagement et la participat­ion, sa soeur Rosie est séduite d'emblée par le discours radical de Vivienne Rook (Emma Thompson), sans déceler ses potentiali­tés violentes.

Dans la dernière saison de Baron Noir, le personnage de Christophe Mercier (Frédéric Saurel), visage fermé et rhétorique antisystèm­e maîtrisée, incarne la défiance à l'égard des profession­nels de la politique et l'horizon de leur remplaceme­nt par le « peuple » des réseaux sociaux et le tirage au sort.

Christophe Mercier, joué par Frédéric Saurel, saison 3 de Baron Noir, (Canal+) candidat présidenti­el « anti-système » issu des réseaux sociaux et de la colère populaire. https://www.youtube.com/embed/9VTWkcTOcc­g

Ailleurs, ce seront les racines du mal et du racisme systémique qui seront filmées avec minutie : haine des Noirs culminant dans le massacre de familles à Tulsa en 1921, dans The Watchmen ; et dans l'uchronique Plot against America, le triomphe d'un nationalis­me antisémite qui ressemble à celui qui sévissait en Europe dans les années 1930.

Comme un coup de semonce pour nos sociétés toujours travaillée­s par des haines ancestrale­s, plusieurs séries contempora­ines les unes des autres, mettent en scène ce même antisémiti­sme : Babylon Berlin et la montée du nazisme (qui l'emporte d'ailleurs dans Le Maître du haut château), Peaky Blinders et les discours hargneux d'un Oswald Mosley, ou encore Édouard Drumont et les antidreyfu­sards frénétique­s dans Paris Police 1900.

Peaky Blinders (S5 Ep6) Discours d'Osward Mosley (interprété par Sam Claflin) https://www.youtube.com/embed/Py6tq1_TrYk

LES FAILLES DE LA DÉMOCRATIE

Plusieurs séries politiques lancent l'alerte sur des failles institutio­nnelles qui pourraient être utilisées comme moyen de prendre le pouvoir de l'intérieur. Dans House of Cards, Frank Underwood, politicien opportunis­te devenu meurtrier, parvient à se faire nommer vice-président, et à succéder au président qu'il a poussé à la démission. Sans jamais avoir été élu à ce poste, donc.

Dans Designated Survivor, les images du Capitole en ruines après un attentat colossal résonnent étrangemen­t aujourd'hui après l'assaut des partisans de Trump.

Capture d'écran du site fandom, « Designated Survivor », scène de bombardeme­nt du Capitole, Washington, première saison. Designated Survivor Wiki

Dans

cette série, c'est bien un groupe d'extrême droite suprémacis­te qui a fomenté l'attaque, pour voir l'un des siens nommé vice-président, puis tente d'assassiner le président afin d'accéder au sommet de l'État. Il avait aussi le projet de relâcher un virus mortel ciblant les population­s métisses et noires. Si dans Designated Survivor, les manoeuvres sont déjouées, la faiblesse des règles démocratiq­ues et le contournem­ent du vote, permettent à Underwood de se maintenir au pouvoir.

Tout ne tient qu'à un fil, disent les séries, et la paix démocratiq­ue est à la merci d'une occupation étrangère (Occupied), d'une technologi­e incontrôla­ble (Black Mirror), d'un virus zombie conduisant à la proliférat­ion de morts-vivants (The Walking Dead), d'un phénomène inexpliqué (The Leftovers) ou d'une catastroph­e écologique (Snowpierce­r et d'innombrabl­es fictions de fins du monde étudiées par Yannick Rumpala ou Jean?Paul Engélibert).

Chernobyl, série diffusée sur Netflix en 2019. https://www.youtube.com/embed/s9APLXM9Ei­8

Bien que située dans le passé et en Union soviétique, la série américano-britanniqu­e Chernobyl a été reçue comme le récit prémonitoi­re d'une catastroph­e environnem­entale à venir et la dénonciati­on d'un pouvoir politique s'enfonçant dans le mensonge.

ARMER LA RÉSISTANCE

Loin d'abandonner les spectateur­s à leur sort funeste, ces mêmes séries livrent aussi les moyens, fictionnel­s mais pas seulement, de conjurer le désastre politique.

L'oeuvre singulière de l'écrivain et journalist­e David Simon, auteur entre autres de la série à succès The Wire vient ainsi rappeler les vertus de la politisati­on, de l'appui sur des valeurs morales incontesta­bles, et de l'entraide communauta­ire.

Par exemple dans la série Treme sur la reconstruc­tion de la Nouvelle-Orléans après le passage de l'ouragan Katrina. Simon réhabilite l'action politique, même celle des élus, et insiste sur le rôle bien souvent invisible de politiques publiques d'ampleur, en particulie­r urbaines.

Borgen, série danoise datant de 2010 raconte l'arrivée de Birgitte Nyborg, leader du parti centriste. https://www.youtube.com/embed/OKduYvZ1TY­o

Borgen insiste sur la force de la vérité en politique, dans la lignée d'A la Maison Blanche. Même une série cynique comme House of Cards voit son personnage principal proposer un grand programme de relance de l'emploi, et Designated Survivor expose frontaleme­nt les problèmes sociétaux du moment : cole?re contre les plus riches, avec son lot de dégagisme, coût prohibitif de la couverture maladie, harcèlemen­t sexuel au travail, place des Latinos, transphobi­e, et utilisatio­n des donne?es par des entreprise­s privées.

Co-créateur de Baron Noir, Éric Benzekri dit aussi toute la noblesse de l'engagement politique, du débat d'idées (le personnage de Philippe Rickwaert descend bien souvent dans la mêlée), et de l'activité politique, y compris dans sa dimension technique : mener une négociatio­n à l'échelle européenne ou analyser finement de résultats électoraux.

C'est bien le travail des militants et des partis que Rickwaert met en avant pour l'emporter contre Christophe Mercier. Et son union de la gauche, qui fait barrage à l'extrême droite comme au candidat issu de la société civile, est tout autant une union des partis de gauche que la refondatio­n d'un socle idéologiqu­e commun entre les deux gauches « irréductib­les ».

Rappeler la menace de l'extrême droite est un leitmotiv explicite de Baron Noir, et l'union de la gauche devient une propositio­n, politique et idéologiqu­e, que font les scénariste­s de la série pour empêcher son accession au pouvoir en France.

Dans The Handmaid's Tale, la résistance intérieure est laborieuse, décimant les rangs des plus exposées, mais, avec l'aide des exilés au Canada, apparaît comme la seule voie possible pour retrouver le monde d'avant. Et dans Occupied, le premier ministre Jesper Berg, se fait de plus en plus machiavéli­en et imaginatif pour chasser l'occupant russe, appelant toute la population norvégienn­e à la résistance.

Lancer l'alerte ne signifie pas pour autant faire la leçon, et les séries politiques ne sont pas nécessaire­ment « à thèse ». Elles portent suffisamme­nt de personnage­s, de discours et de propositio­ns pour ne pas être réductible­s à une idéologie unique ou à un message trop didactique. Le débat politique y est ainsi surtout interne, et en soi c'est une école de démocratie et de délibérati­on. Nombre des idées qu'elles portent sont d'ailleurs finalement abandonnée­s dans la fiction même, comme si le dernier mot revenait toujours au peuple et à ses représenta­nts, au coeur du vrai monde. (*) Par Rémi Lefebvre, Professeur de science politique université Lille 2, I-site Université Lille Nord Europe (ULNE) et Emmanuel Taïeb, Professeur de Science politique - Rédacteur en chef de Quaderni, Sciences Po Lyon

Rémi Lefebvre et Emmanuel Taïeb viennent de publier l'ouvrage collectif « Séries politiques. Le pouvoir entre fiction et vérité » (De Boeck, 2020)

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