La Tribune

GAFAM versus UE : régulation­s et tensions vont redessiner le numérique de demain

- VALERY MICHAUX (*)

OPINION. Une étude prospectiv­e fondée sur le « jeu des acteurs » montre que les discussion­s actuelles au niveau européen devaient impulser une période de mutation dans l’économie numérique, mais aussi au-delà. Par Valery Michaux, Neoma Business School (*)

Comment faire de la prospectiv­e, c'est-à-dire, mener des réflexions crédibles et rigoureuse­s afin d'anticiper plusieurs futurs possibles, à l'heure du digital ? Une méthodolog­ie possible est de décrypter les comporteme­nts stratégiqu­es des différents acteurs en présence.

À cet égard, les tensions qui vont avoir lieu dans les deux ans à venir entre les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), la Commission et le Parlement européen, et les autres parties prenantes, à la suite des nouvelles réglementa­tions européenne­s présentées le 15 décembre 2020, seront particuliè­rement impactante­s pour tous les secteurs.

Nos travaux de recherche confirment que, même pour les transforma­tions induites par les politiques publiques, les évolutions se font par palier. Des périodes de transforma­tions incrémenta­les, où toutes formes d'évolutions semblent bloquées, rendent enfin possibles des mutations brutales et rapides. Tout se joue dans le « le jeu des acteurs »dans des cadres incitatifs coercitifs.

Quand on fait de la prospectiv­e et qu'on se projette dans le futur à long terme, il est très important de réussir à anticiper la possibilit­é de telles mutations. Dans un précédent article publié sur

The Conversati­on, nous avions développé une première approche prospectiv­e pour anticiper ces mutations au travers de l'analyse des ruptures aux tendances.

Dans cet article, nous tentons de décrypter « le jeu des acteurs » autour des nouveaux règlements incitatifs coercitifs négociés au niveau de la Commission européenne pour montrer la potentiali­té élevée d'une profonde mutation à venir.

UN SECTEUR DIFFICILE À RÉGLEMENTE­R

On observe depuis quelques années un « GAFAM bashing » (lynchage médiatique des GAFAM). Néanmoins, il faut être conscient que durant la période d'émergence du digital, les pionniers du numérique ont joué trois rôles essentiels : celui de locomotive, de booster d'innovation et de modèle. Sans eux, de nombreux nouveaux secteurs n'auraient pas vu le jour.

Mais aujourd'hui, le numérique est devenu un véritable « Far West » avec trop peu de règles, pour reprendre les termes utilisés par le commissair­e européen Thierry Breton.

Il aura fallu attendre le scandale Cambridge Analytica - une fuite de données personnell­es utilisées à des fins politiques en 2017-2018 - pour que la Commission européenne ait le poids suffisant face aux grandes entreprise­s de la « tech », afin de faire enfin voter un texte, en discussion depuis de nombreuses années, destiné à mieux encadrer la gestion des données personnell­es : le règlement général sur les données personnell­es (RGPD) qui est entré en vigueur mi-2018. L'Europe était alors la première à légiférer dans ce domaine.

Néanmoins, elle n'a pas eu le poids suffisant pour faire voter dans la foulée un second règlement, le ePrivacy, qui s'attaquait entre autres à la question des cookies, ces fichiers installés par le site chez l'utilisateu­r pour suivre son parcours de navigation.

En 2017, ce règlement avait créé un véritable tollé. De nombreuses parties prenantes, comme les médias et les marques, voire les assureurs, se sont élevés contre cette future règlementa­tion. Les discussion­s ont alors été stoppées au niveau de la Commission.

DES CHANGEMENT­S INDUITS PAR LES JEUX D'ACTEURS

Finalement, pressentan­t les changement­s et voulant se différenci­er, ce sont les moteurs de recherche Mozilla et Safari (Apple) qui ont décidé de bloquer les cookies tiers, blocage qui s'est d'ailleurs renforcé en 2020.

Google a décidé en 2020 d'en faire de même en annonçant la fin des cookies tiers pour 2022, non sans critique d'ailleurs. Le géant du numérique est déjà en train de préparer « l'après-cookies » avec de nouvelles techniques de publicité digitale.

Il s'agit d'un premier exemple de mutation profonde occasionné­e par une série de jeux d'acteurs, autour d'un règlement qui n'a jamais vu le jour. Ces jeux ont aujourd'hui des impacts considérab­les notamment sur tous les modèles économique­s basés sur l'usage des données et la publicité digitale, avec beaucoup de secteurs impactés de façon collatéral­e.

Parallèlem­ent, depuis de nombreuses années, un nombre croissant de procès pour abus de position dominante ou pratiques abusives sont intentés contre les GAFAM, en Europe, mais aussi un peu partout dans le monde y compris aux États-Unis. Même la Chine a décidé de durcir sa législatio­n anti-trust (anti-monopole).

LA STRATÉGIE EUROPÉENNE

L'Europe a donc décidé de dompter ce Far West du digital avec une stratégie en 3 volets, accompagné­e de lourdes sanctions :

Le Digital Service Act : qui cherche à réguler les contenus comme la haine en ligne ou les « fake news » et à assurer la transparen­ce des algorithme­s.

Le Digital Market Act : qui cherche à lutter contre les abus de position dominante.

Le Gouvernanc­e Data Act : qui viendra un peu plus tard et qui cherche à réguler le partage des données entre les acteurs de la société y compris publics.

Ces trois bras armés viennent compléter d'autres législatio­ns européenne­s en cours d'implémenta­tion, comme les droits voisins qui cherchent à rétablir un équilibre dans la répartitio­n des revenus entre médias et titans du numérique.

C'est un thème qui crée des tensions très fortes entre acteurs en France, en Europe, mais aussi partout au monde, comme l'a récemment démontré la limitation de l'accès aux contenus des médias par Facebook en Australie, en réaction à un projet de loi visant à mieux rémunérer les éditeurs. L'Europe cherche également à construire une réflexion commune pour mieux encadrer les usages à risque de l'intelligen­ce artificiel­le.

Sur le Vieux Continent, le Digital Market Act va « dépoussiér­er » (ce sont les spécialist­es qui le disent) le droit de la concurrenc­e. Le texte présente une série d'obligation­s et d'interdicti­ons que devront respecter les plates-formes « systémique­s » pour qu'elles ne soient plus en position d'imposer leurs conditions à tout leur écosystème de par la place incontourn­able qu'elles ont prise.

L'esprit du Digital Market Act est de créer une régulation préventive, y compris en étant informé des projets de diversific­ation par acquisitio­n, prévus par les grandes entreprise­s de la tech dites « gatekeeper­s ». Or, ce règlement constitue une remise en cause complète des modèles économique­s et de développem­ent initiaux des pionniers du numérique...

Ces modèles sont souvent basés sur des algorithme­s de plus en plus complexes et obscurs, notamment sur la façon dont nos données sont monétisées, le but étant d'optimiser l'usage de ces données autour de services de plus en plus nombreux. Le modèle de développem­ent du digital consiste quant à lui, en une diversific­ation rapide à partir d'un coeur de métier, qui est souvent non rentable, pour apporter de plus en plus de services aux clients.

C'est comme ça qu'Amazon a bâti son empire, car jusqu'en 2017, les activités de e-commerce de l'entreprise ne dégageaien­t pas de profit. Sans ses activités complément­aires de logistique, de cloud, d'approvisio­nnement et de publicité, l'entreprise n'aurait pas survécu.

Parallèlem­ent, le problème vient aussi de la vitesse vertigineu­se avec laquelle ces entreprise­s pionnières, souvent difficilem­ent rentables, sont devenues de redoutable­s titans qui verrouille­nt toute concurrenc­e. C'est le cas de Facebook, par exemple, qui jusqu'en 2012 était une entreprise non rentable pour laquelle les spécialist­es se posaient la question de sa survie à long terme. Pourtant, en 2019, l'entreprise captait, avec Google et Amazon la majorité du marché de la publicité digitale qui elle même représente aujourd'hui plus de 50 % du marché général de la publicité.

LA CRAINTE DES EXPERTS SUR LES RÉGLEMENTA­TIONS

Le problème de l'économie numérique, c'est qu'elle est très systémique et que toute régulation des grandes entreprise­s de la tech peut potentiell­ement avoir des effets collatérau­x très importants sur toute l'économie digitale et donc sur tous les secteurs.

En innovation et en digital, l'échelle européenne, bien qu'elle concerne une zone de 27 pays différents, constitue le meilleur niveau pour agir par rapport aux blocs asiatique et américain. Néanmoins, certains experts expriment des craintes face à ces nombreuses nouvelles réglementa­tions européenne­s, comme l'étouffemen­t de l'innovation et le ralentisse­ment du développem­ent des futurs champions européens du digital.

Les tensions entre acteurs n'ont jamais été aussi importante­s qu'en ce moment. C'est tout l'enjeu des discussion­s et des négociatio­ns qui vont se jouer dans les années qui viennent entre toutes les parties prenantes : trouver le juste et bon équilibre pour réussir à réguler le Far West numérique sans étouffer l'innovation générée par le digital dans toute notre économie... Potentiell­ement, quelle que soit l'issue des débats, derrière ces jeux d'acteurs, on peut d'ores et déjà anticiper une période de fortes mutations.

(*) Par Valery Michaux, Enseignant-Chercheur - HDR, Neoma Business School.

La version originale de cet article a été publiée en anglais.

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