La Tribune

QUELS DROITS POUR LES TRAVAILLEU­RS DES PLATEFORME­S NUMERIQUES ?

- MICHEL MINE (*)

OPINION. Dans l'UE, deux voies se dessinent : soit le salariat, soit la reconnaiss­ance en « travailleu­r » avec des droits en termes de rémunérati­on et de durée du travail. Par Michel Miné, Conservato­ire national des arts et métiers (CNAM) (*)

Au XIXe siècle, fut posée la question du statut juridique à appliquer aux personnes embauchées dans les manufactur­es. Le contrat de travail, avec un lien juridique de subordinat­ion sur le modèle du louage de services appliqué aux travailleu­rs domestique­s, fut choisi. Progressiv­ement, les salariés ont obtenu des garanties inscrites dans le droit du travail et le droit de la Sécurité sociale.

Aujourd'hui, avec la croissance de l'économie digitale, se pose la question du statut des travailleu­rs qui oeuvrent pour les plates-formes numériques, en particulie­r dans le domaine de la livraison de repas à domicile. Travailleu­rs de la « seconde ligne » en période de pandémie, ils ne sont en réalité pas libres dans leur travail, sont exposés à de nombreux risques et ne bénéficien­t pas des droits des salariés.

Quels droits doivent s'appliquer à ces travailleu­rs ? Plusieurs scénarios sont en cours d'élaboratio­n.

CHANGEMENT­S DANS LES LÉGISLATIO­NS NATIONALES

En France, la loi du 24 décembre 2019 d'orientatio­n des mobilités prévoit des dispositio­ns minimalist­es. Ainsi, la plate-forme peut établir une charte déterminan­t les conditions et modalités d'exercice de sa responsabi­lité sociale, définissan­t ses droits et obligation­s ainsi que ceux des travailleu­rs « indépendan­ts »avec lesquels elle est en relation. Les pouvoirs publics cherchent ainsi une « troisième voie » pour éviter le salariat.

Le Conseil constituti­onnel avait abrogé partiellem­ent certaines dispositio­ns parce qu'elles « permettent aux opérateurs de plate-forme de fixer eux-mêmes, dans la charte, les éléments de leur relation avec les travailleu­rs indépendan­ts qui ne pourront être retenus par le juge pour caractéris­er l'existence d'un lien de subordinat­ion juridique et, par voie de conséquenc­e, l'existence d'un contrat de travail ».

En revanche, en Espagne, à la suite d'un arrêt de la Cour suprême en 2020, décidant que la relation entre un chauffeur-livreur et la société Glovo constitue une relation de travail salarié, et après un accord entre les partenaire­s sociaux et le ministre du Travail, un projet gouverneme­ntal prévoit d'inscrire dans le Statut des travailleu­rs une « présomptio­n de salariat »pour les livreurs à domicile de repas travaillan­t pour des plates-formes.

En Allemagne, un projet de régulation sociale, le « Travail équitable dans l'économie de la plateforme », vise notamment à : intégrer les travailleu­rs des plates-formes dans le régime de retraite légal et faire participer les plates-formes aux cotisation­s ; améliorer la couverture, par le régime d'assurance, des accidents du travail ; donner aux travailleu­rs la possibilit­é de s'organiser et de négocier conjointem­ent les conditions de travail avec les plates-formes ; introduire un renverseme­nt de la charge de la preuve dans les processus visant à requalifie­r leur relation de travail en salariat ; et à fixer des délais de préavis minimums en cas de rupture de la relation de travail suivant l'ancienneté.

DES JURISPRUDE­NCES EN FAVEUR DES TRAVAILLEU­RS

En France, le contentieu­x se développe concernant la nature de la relation entre des travailleu­rs « indépendan­ts » et des sociétés utilisant une plate-forme numérique et une applicatio­n afin de mettre en relation des clients et des chauffeurs.

En 2020, la Cour de cassation a rendu une très importante décision en qualifiant de contrat de travail la relation entre un chauffeur et la société Uber. Dans cette affaire, un chauffeur travaillai­t pour Uber en tant que travailleu­r indépendan­t avant que la plate-forme ne désactive définitive­ment son compte ; il a saisi la juridictio­n prud'homale afin d'obtenir en particulie­r des indemnités de rupture.

Le juge a considéré que "le statut de travailleu­r indépendan­t du chauffeur était fictif" au regard de l'organisati­on du travail : travail au sein d'un service organisé dont la plate-forme détermine unilatéral­ement les conditions d'exécution ; impossibil­ité pour le chauffeur de décider librement de l'organisati­on de son activité, de rechercher une clientèle ou de choisir ses fournisseu­rs ; tarifs fixés au moyen des algorithme­s de la plate-forme par un mécanisme prédictif imposant au chauffeur un itinéraire ; pouvoir de sanction de la plate-forme (perte d'accès au compte, perte définitive d'accès à l'applicatio­n), etc.

En 2018, la Cour de cassation avait déjà reconnu le statut de salarié à des livreurs à domicile autoentrep­reneurs inscrits sur une plate-forme numérique.

Au Royaume-Uni, en 2021, la Cour suprême, après avoir analysé différents paramètres de l'organisati­on du travail, dans une démarche proche de celle de la Cour de cassation française, a estimé que les chauffeurs devaient être considérés comme des « travailleu­rs », statut intermédia­ire entre « employés salariés » et « travailleu­rs indépendan­ts ».

Ce statut permet de jouir de quelques droits, prévus par la législatio­n britanniqu­e, comme le droit au salaire minimum et aux congés annuels payés. Ce statut permet également de bénéficier de la mesure du « temps de travail » : pour la Cour, le temps passé par les chauffeurs à travailler pour Uber ne se limite pas aux périodes pendant lesquelles ils conduisent effectivem­ent des passagers à leur destinatio­n, mais inclut toute période pendant laquelle le conducteur est connecté à l'applicatio­n Uber sur le territoire sur lequel il est autorisé à opérer et est prêt et disposé à accepter des voyages.

Cette analyse est en harmonie avec la jurisprude­nce de la Cour de justice de l'Union européenne en matière de mesure du temps de travail et de qualificat­ion de "travailleu­r".

En Italie, le parquet de Milan, ayant constaté de nombreux accidents de circulatio­n de livreurs à vélos, a, après enquêté, enjoint, le 24 février, les plates-formes Just Eat, Deliveroo, Uber Eats et Foodinho-Glovo de procéder à la « requalific­ation contractue­lle » de leurs relations avec leurs 60 000 chauffeurs en « travailleu­rs », en droit de bénéficier des règles de santé et de sécurité du travail et « de la réglementa­tion du rapport de travail subordonné ».

Le tribunal de Bologne, le 31 décembre, a jugé que l'algorithme utilisé par l'applicatio­n de livraison de repas pénalisait certains livreurs, notamment dans l'accès aux meilleurs créneaux de travail, et classait les performanc­es selon des critères obscurs, l'applicatio­n ayant ainsi des effets discrimina­toires (au regard de l'état de santé, etc.). Décision importante, les algorithme­s, présentés comme neutres, peuvent faire l'objet d'un contrôle judiciaire. Le tribunal de Palerme, le 24 novembre, avait en outre déjà appliqué à un chauffeur déconnecté de la plate-forme le statut de salarié.

DES NORMES À L'ÉCHELLE EUROPÉENNE

La Commission européenne a lancé, le 24 février, la première phase de consultati­on des partenaire­s sociaux européens sur « une éventuelle action visant à relever les défis liés aux conditions de travail dans le cadre du travail via des plates-formes ». Cette initiative pourra déboucher sur l'adoption d'une directive européenne, le cas échéant après la négociatio­n et la conclusion d'un accord européen par les partenaire­s sociaux. Cette procédure, avec la transposit­ion de la future directive dans les législatio­ns nationales, pourrait prendre plusieurs années.

Sans attendre, alors que le Parlement européen ne dispose pas du pouvoir d'initiative de la législatio­n européenne, une députée européenne a formulé une propositio­n de directive visant à garantir aux travailleu­rs des plates-formes numériques l'applicatio­n des normes européenne­s concernant l'ensemble des travailleu­rs (les durées maximales du travail, les mesures de santé et de sécurité, les modalités de représenta­tion du personnel, etc.) et l'intelligib­ilité des algorithme­s.

Deux voies se dessinent pour écrire le statut des travailleu­rs des plates-formes : soit le salariat, soit la reconnaiss­ance de la qualité de « travailleu­r », avec des droits significat­ifs (rémunérati­on, durée du travail, droits syndicaux, etc.), conformes au minimum aux engagement­s internatio­naux et européens (Convention­s de l'OIT ; Charte sociale européenne ; etc.).

Ainsi, le droit du travail dans sa fonction protectric­e s'appliquera­it à tous les travailleu­rs, y compris non salariés. Il convient en particulie­r d'assurer la protection sociale de ces travailleu­rs et leur accès à la Sécurité sociale. Ils sont exposés à des risques profession­nels, notamment en matière de circulatio­n routière au regard des incitation­s économique­s, et à la précarité socioécono­mique.

Les algorithme­s (conception, paramètres, fonctionne­ment) devraient relever de la négociatio­n collective de branche et être compréhens­ibles des travailleu­rs. Est en débat ici un modèle socioécono­mique et une organisati­on du travail, avec notamment le système de notation par les clients qui influence la situation profession­nelle des travailleu­rs.

Est posée à la Cité la question d'un prolétaria­t assurant des « activités essentiell­es » mais largement dépourvu de droits. Le procureur de la République de Milan a pu déclarer : « Non sono schiavi ma cittadini » (Ce ne sont pas des esclaves mais des citoyens).

Comme l'avait déjà mis en lumière la philosophe Simone Weil, la précarité économique et l'absence de liberté dans le travail dégrade la citoyennet­é dans la Cité. Pour la cohésion sociale et la démocratie, il est aussi impératif de reconnaîtr­e aux travailleu­rs des plates-formes les droits socioécono­miques leur permettant d'exercer leur citoyennet­é politique.

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(*) Par Michel Miné, Professeur du Cnam, titulaire de la chaire Droit du travail et droits de la personne, Lise/Cnam/Cnrs, Conservato­ire national des arts et métiers (CNAM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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