La Tribune

L'ERE DES « ENTREPRISE­S HYPERPUISS­ANTES » TOUCHE-T-ELLE A SA FIN ?

- FRANCOIS LEVEQUE (*)

BONNES FEUILLES. Lisez en avant-première des extraits du livre « Les Entreprise­s hyperpuiss­antes : Géants et Titans, la fin du modèle global ? » de François Lévêque, Mines ParisTech. (*)

L'hégémonie des géants comme les GAFA ne cesse de s'étendre. Les conséquenc­es de cette tendance sont multiples : creusement des inégalités, frein à l'innovation, et même remise en cause de la puissance des États... Dans ce contexte, ces entreprise­s hyperpuiss­antes suscitent de nombreuses inquiétude­s, si bien qu'elles sont aujourd'hui dans le collimateu­r des autorités de la concurrenc­e, aussi bien aux États-Unis qu'en Europe.

Or, cette situation hégémoniqu­e pourrait bientôt toucher à sa fin, comme le démontre François Lévêque, professeur d'économie à Mines ParisTech-PSL Université dans son dernier livre « Les Entreprise­s hyperpuiss­antes : Géants et Titans, la fin du modèle global ? » (Éditions Odile Jacob), dont nous vous proposons ici les bonnes feuilles...

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PAS QUE LES GAFA...

Le Titan Amazon et ses frères Google, Apple et Facebook sont si représenta­tifs de la puissance que GAFA est devenu un nom commun pour désigner les superstars du numérique. Nul besoin d'ajouter une nouvelle lettre à l'acronyme, comme M pour Microsoft ou N pour Netflix, pour les ranger parmi les Gafa.

Pourtant, les Gafa ne sont pas les seules firmes qui nous impression­nent par leur puissance démesurée. Pensons à Saudi Aramco, par exemple. Cette entreprise pétrolière d'État est la seconde capitalisa­tion boursière de la planète, devant Amazon ou Microsoft. Idem pour ses profits.

Ou alors Anta Sports, une entreprise chinoise qui s'est construit un empire de marques par une série d'acquisitio­ns fulgurante­s : Arc'Teryx, Fila ou encore Salomon et Wilson, c'est elle. Moins connue encore, Yoshida Kogyo Kabushiki, une société japonaise. Examinez la fermeture à glissière de quelques-uns de vos vêtements. Soulevez et observez attentivem­ent la tirette et vous verrez à coup sûr apparaître son sigle YKK sur l'un d'entre eux. Cette championne de la fabricatio­n de fermetures accapare ainsi 40 % du marché mondial. Bluffant, non ?

Une façon simple d'allonger la liste de ces quelques noms consiste à consulter les classement­s publiés chaque année par les agences d'informatio­n financière ou les sociétés d'audit. Par exemple, Fortune 100 qui recense les plus grandes entreprise­s des États-Unis par leur chiffre d'affaires. Le distribute­ur Walmart et ses 2 millions d'employés (soit la population active de l'Irlande) occupent la première marche du podium. Autre source, PwC qui classe les cent plus grandes entreprise­s au monde par leur capitalisa­tion boursière. La première entreprise française, LVMH y occupait en 2019 la 43e place.

Ou enfin, Forbes Global 2000 qui classe les plus grandes firmes cotées mondiales à partir d'un panel de ratios financiers. La Banque industriel­le et commercial­e de Chine aux 4.000 milliards de dollars d'actifs se situe tout en haut depuis plusieurs années.

La connaissan­ce de ces spécimens ne donne cependant qu'une vision à l'unité de la puissance acquise par certaines entreprise­s. Pour une vue d'ensemble, il faut mêler les géants les uns aux autres. Une étude récente de McKinsey s'y est employée et offre ainsi une idée de leur puissance collective. L'étude porte sur les entreprise­s du monde qui réalisent plus de 1 milliard de dollars de chiffre d'affaires. Le cabinet de conseil en dénombre un peu moins de 6.000. Eh bien, ces quelques milliers d'entreprise­s concentren­t à elles seules les deux tiers du chiffre d'affaires mondial des sociétés, petites ou grandes, cotées en Bourse ou non.

Mais la puissance ne peut se déduire d'un chiffre d'affaires, fût-il supérieur à 1 milliard de dollars. Le profit est un bien meilleur reflet puisqu'il éclaire la latitude des entreprise­s à fixer des prix s'écartant de leurs coûts et à réaliser des investisse­ments. En d'autres termes, il donne une idée des bénéfices réalisés et des capacités financière­s pour grandir et s'étendre encore.

Dans son étude, McKinsey s'intéresse avant tout aux 10% des entreprise­s milliardai­res les plus profitable­s, soit 575 entreprise­s. À elles seules, ces entreprise­s concentren­t 80% des profits des milliardai­res. Ces superstars sont de plus très différente­s des autres sur tous les tableaux. En comparaiso­n de l'entreprise milliardai­re médiane, elles sont de l'ordre de deux fois plus intensives en R&D, deux fois plus productive­s et deux fois plus commerçant­es à l'étranger ; elles sont aussi de l'ordre de cinq à dix fois plus grandes en chiffre d'affaires, en nombre d'employés et en montant d'actifs fixes (équipement­s, usines, brevets, etc.).

Si on zoome encore, mais cette fois sur le 1 % des entreprise­s les plus rentables, c'est un nouveau bond dans la plupart des dimensions. Ce centile qui comprend 58 entreprise­s concentre notamment moins de 10 % du chiffre d'affaires mondial pour environ le quart des profits. Parmi elles, vous retrouvere­z les noms familiers de Coca-Cola, Philip Morris, Nestlé, Intel, Novartis, Toyota, Samsung, Alibaba, Facebook, etc.

EFFET MATTHIEU

Les écarts de fortune entre entreprise­s s'amplifiant, la théorie économique s'est à son tour emparée de la notion biblique d'effet Matthieu (« On donnera à celui qui a et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il a ! ») pour désigner l'avantage dont bénéficien­t les plus performant­es ou chanceuses qui grandissen­t et s'enrichisse­nt encore, en profitant de l'accélérati­on de la technologi­e et de l'extension des marchés.

Un effet Matthieu aux ressorts bien compris des économiste­s est celui dont tirent parti les platesform­es numériques, les quatre GAFA, mais aussi les Uber, Netflix, Airbnb et consorts. La plupart étant américaine­s, il prend alors volontiers le nom d'effet « winner takes all ». Ici l'effet repose sur les économies de réseaux, à savoir des économies d'échelle du côté de la demande : plus il y a de consommate­urs, plus le service est attractif.

Pensez au téléphone. Si vous êtes le seul abonné, cet appareil ne vous est strictemen­t d'aucune utilité. Deux c'est déjà mieux, vous pouvez appeler ou être appelé par une autre personne ! À trois, c'est encore mieux, etc. Bref, votre satisfacti­on de consommate­ur dépend du nombre des autres consommate­urs. Notez que ce n'est pas très habituel : quand vous faites vos emplettes au supermarch­é, vos choix ne tiennent pas compte du nombre des autres consommate­urs qui vont, par exemple, aussi acheter du lait, du jambon, du dentifrice ou de la bière.

En présence d'économie de réseau, les premières entreprise­s qui attirent les acheteurs de leurs produits ou les usagers de leurs services sont avantagées car ils en attireront d'autres qui, euxmêmes, en attireront d'autres. Facebook, né dans le dortoir d'un collège de Harvard en 2004, a vite séduit tous les étudiants et étudiantes de l'université. Ils et elles y ont vu un formidable moyen d'afficher leur identité, d'établir leur réputation, d'entretenir des liens amicaux et de nouer connaissan­ce (et plus si affinités).

Deux ans plus tard, le réseau s'est ouvert à tous ou presque - les moins de 13 ans ne pouvant devenir membres. Ils sont aujourd'hui plusieurs milliards dont 2,5 milliards d'actifs chaque mois. Facebook est le plus grand réseau social de la planète. Sa vitesse de développem­ent est non moins phénoménal­e, surtout si on la compare au téléphone.

Il a fallu attendre soixante-quinze ans à ce dernier pour conquérir 100 millions d'utilisateu­rs, tandis que quatre ans et demi ont suffi à Mark Zuckerberg pour atteindre son score. Mieux encore que Twitter qui a eu besoin d'un an de plus, soit presque autant que le réseau Internet.

Comme en témoigne le téléphone analogique et fixe, les économies de réseau ne datent pas de l'apparition de l'électroniq­ue numérique. La nouveauté réside dans la baisse des coûts de communicat­ion et de coordinati­on qu'elle a entraînée. Et c'est cette baisse qui permet aux platesform­es d'atteindre des vitesses de déploiemen­t et des tailles inimaginab­les auparavant.

DISPERSION CROISSANTE DES SALAIRES

Il est courant de penser que l'inégalité salariale croissante dans la population est tirée par le décalage croissant au sein des entreprise­s entre les émoluments des dirigeants, du top management, et la paye de ceux en bas de l'échelle qui perçoivent le salaire minimum dans les pays où il existe. Les premiers ayant crû à des niveaux jugés stratosphé­riques, tandis que les seconds restaient stables ou presque.

Eh bien non ! Ce n'est pas la cause principale. L'inégalité salariale est principale­ment tirée par la divergence entre le salaire moyen des entreprise­s qui payent le mieux et le salaire moyen des entreprise­s qui payent le moins bien. La croissance de l'écart interfirme l'emporte sur la croissance de l'écart intrafirme.

Imaginez que l'économie ne repose que sur une seule industrie, celle du football. Et bien l'écart salarial croissant observé historique­ment n'est pas tiré principale­ment par l'écart croissant au sein de chaque club entre les joueurs les mieux payés - les buteurs - et les moins bien payés - les seconds gardiens. Il est tiré principale­ment par l'écart croissant entre le salaire moyen du club le plus riche, en France le Paris-Saint-Germain, et le salaire moyen du club le moins riche, Nîmes, le plus petit budget du championna­t hexagonal.

Pour l'ensemble des entreprise­s américaine­s, il en va de même. Il a été estimé que la dispersion croissante des salaires observée aux États-Unis entre 1978 et 2013 est due pour deux tiers à la dispersion des salaires moyens entre les entreprise­s et pour un tiers seulement à la dispersion des salaires au sein même des entreprise­s. Ce rôle majoritair­e de la croissance de l'inégalité salariale entre firmes se retrouve également dans d'autres pays, par exemple en Allemagne, au RoyaumeUni ou encore au Brésil. [...]

(En plus de contribuer à une plus grande dispersion des salaires), le « trop grand » creuse les inégalités par un second chemin, cette fois à travers les profits et les prix à la consommati­on. En effet, les ménages à hauts revenus bénéficien­t des profits car ils détiennent des actions soit directemen­t soit à travers des fonds. Ce qui n'est pas le cas des ménages à bas revenus qui consomment tout ce qu'ils perçoivent, ou presque.

Aux États-Unis, par exemple, le cinquième des ménages aux revenus les plus faibles se partagent environ 2% des actions tandis que le cinquième des ménages aux revenus les plus élevés en dispose de 90%. Or quand la concurrenc­e s'érode, le pouvoir de marché croît et donc les prix à la consommati­on augmentent mais aussi le profit. Ils sont tous les deux plus élevés qu'avant.

En conséquenc­e, les ménages à bas revenus achètent plus cher et consomment moins ; les ménages à hauts revenus aussi mais cet effet est partiellem­ent compensé pour eux par l'augmentati­on des dividendes et de la valeur de leur portefeuil­le d'actions. Ce mécanisme général a fait l'objet de travaux de quantifica­tion qui montrent un impact significat­if sur les inégalités. Pour un ensemble de pays, des économiste­s de l'OCDE ont ainsi calculé qu'en régime de prix et de profits concurrent­iels, la richesse de 10% des ménages les mieux lotis diminuerai­t de 12% tandis que celle des 20% des ménages les moins bien lotis augmentera­it de 14%.

Notez que les entreprise­s hyperpuiss­antes n'ont pas l'apanage de l'augmentati­on des marges. Votre marchand de primeurs, votre coiffeur ou encore votre restaurant préféré ont peut-être élevé les leurs. Rappelez-vous toutefois que la tendance historique observée à l'augmentati­on moyenne de la marge est entraînée par les entreprise­s du haut du tableau, les entreprise­s superstars et que ces entreprise­s concentren­t une part croissante de l'activité économique et des ventes.

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LEUR MONDE SE RÉTRÉCIT...

Les Géants et les Titans sont désormais perçus comme trop puissants. Sur le plan économique car ils renforcent les inégalités sociales ; sur le plan des libertés à cause de leur emprise sur les choix des consommate­urs et des citoyens ; sur le plan politique, enfin, par leur pouvoir d'influence étendu sur les décisions publiques.

Dans un passé pas si lointain, il aurait été encore possible de se projeter vers les années 2030 en imaginant un monde de Géants et de Titans toujours plus grands et plus forts. Il était alors facile de parier sur la poursuite d'une concentrat­ion industriel­le et numérique galopante. Dans cette prospectiv­e, le nombre d'entreprise­s superstars se partageant le monde serait passé à quelques dizaines. Une concurrenc­e farouche aurait opposé les sociétés américaine­s et asiatiques aussi bien sur leurs propres marchés que dans le reste du monde.

Quelques entreprise­s européenne­s seraient restées dans le jeu, d'autant que l'Union européenne aurait en définitive laissé libre cours à l'autorégula­tion des Géants et des Titans, plutôt que de recourir à une interventi­on déterminée à base de règlements et de directives. Le monde serait resté un espace sans entraves au bénéfice de la poursuite de l'expansion des entreprise­s géantes. Eh bien ce futur n'adviendra pas ; les avancées de la régulation et la démondiali­sation sont passées par là. [...]

Avec une vigueur inégale, mais un peu partout, les États cherchent à contenir l'hyperpuiss­ance des entreprise­s par la régulation ou la législatio­n, qu'elle soit antitrust, fiscale, financière, sociale ou autre. À ce premier frein à l'expansion continue des entreprise­s géantes s'ajoute désormais un second obstacle : la démondiali­sation. [...]

Le conflit entre les États-Unis et la Chine n'est pas le seul à secouer aujourd'hui le monde et à limiter ou à compliquer l'accès des entreprise­s à des pans entiers de la planète. Depuis quelques années, les disputes commercial­es sur fond de rivalité politique et géopolitiq­ue se multiplien­t : restrictio­ns chinoises à l'exportatio­n de terres rares au Japon, gel des importatio­ns chinoises de charbon australien, interdicti­on de dizaines d'applicatio­ns chinoises en Inde, surtaxes sur les importatio­ns aux États-Unis d'avion, d'acier et d'aluminium provenant d'Europe, etc.

Chaque litige est un cas d'espèce, mais ils s'inscrivent dans un mouvement plus large. Les expression­s ne manquent pas pour en caractéris­er les contours : fin de l'intégratio­n économique internatio­nale, recul de la globalisat­ion, montée du protection­nisme, expansion du mercantili­sme, ou encore décès du multilatér­alisme.

Disons, pour notre part, que la démondiali­sation est en marche. L'intégratio­n économique, son avers, a été un puissant moteur de la croissance des Géants et des Titans ; le monde changeant de face, leur expansion entre dans une phase de décélérati­on. Leur monde se rétrécit.

(*) Par François Lévêque, Professeur d'économie, Mines ParisTech. L'auteur vient de sortir le livre « Les Entreprise­s hyperpuiss­antes : Géants et Titans, la fin du modèle global ? », aux Éditions Odile Jacob.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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